: Grand entretien "Le sang qui coule dans nos veines est mêlé à l'encre d'Astérix" : les confidences des filles d'Uderzo et Goscinny pour les 65 ans du héros
Par Toutatis, déjà 65 ans ! Il y a de ces héros que l'on imagine là depuis le début des temps. C'est le cas d'Astérix, le plus célèbre des Gaulois... de la bande dessinée. Apparu le 29 octobre 1959 dans le magazine Pilote, tout droit sorti de l’imagination de René Goscinny et Albert Uderzo, le petit moustachu au casque ailé célèbre donc un anniversaire particulier tout au long de l'année 2024, qui a été jalonnée d'événements divers et variés.
À l'occasion de cet anniversaire pas comme les autres, franceinfo avait réuni, en janvier 2024, Uderzo et Goscinny filles pour une interview croisée. Sylvie et Anne - qui sont, elles en rient elles-mêmes, "vraiment tombées dans la marmite quand elles étaient petites" - se sont confiées avec tendresse sur leurs souvenirs du village gaulois mondialement célèbre vu de l'intérieur, avec, toujours, les esprits bienveillants d'Albert et René jamais très loin.
franceinfo : Que représente Astérix pour vous ?
Sylvie Uderzo : Ça représente beaucoup, beaucoup de choses. D'abord parce qu'il faut savoir que j'ai trois ans de plus qu'Astérix. J'ai donc vécu avec Astérix de ma petite enfance jusqu'à aujourd'hui ! Évidemment, je n'ai pas la même perception au moment où j'ai eu la maîtrise de la lecture jusqu'à aujourd'hui. Pour moi, il représentait mon quotidien : papa travaillait, dessinait à la maison, dans un HLM de Bobigny à l'époque. Les autres partaient le matin au travail, quand le mien restait à la maison tout le temps. Ce ne sont que des bons souvenirs. Et puis, après, ça a été plus adulte, plus raisonné, avec vingt ans de travail avec mon père pour Astérix. Aujourd'hui je me retrouve ayant droit, comme vous le savez, et c'est le rôle le moins sympathique de ma vie par rapport à Astérix.
Anne Goscinny : C'est une question compliquée pour moi. Astérix est sans doute l'une des très grandes réussites de mon père. C'est aussi, pour mon père, la façon qu'il a eue d'être connu et reconnu, lui qui a, qui avait tant œuvré pour que la bande dessinée soit elle-même reconnue, qu'elle entre dans la catégorie des arts majeurs. Finalement, Astérix a été pour lui et un moyen d'exister au grand jour - même s'il a fait beaucoup d'autres choses -, et un moyen de permettre à la bande dessinée d'être lue par les enfants bien sûr, mais aussi et surtout par les adultes. Il a, avec Astérix, à mon avis, permis de décomplexer les adultes de lire de la bande dessinée. Ce n'était alors plus du tout un genre réservé aux enfants ou en "sous genre' : il a vraiment élevé la bande dessinée au rang de littérature.
Astérix est né en 1959, dans le magazine Pilote, avant l'album Astérix le Gaulois, sorti en 1961. Mais ça, c'est pour le grand public. Comment avez-vous fait la connaissance avec lui ?
Sylvie Uderzo : C'était alors une ambiance particulière, un peu bohème et artiste : mon père se levait très tôt et se couchait très tard. Il me faisait des petits dessins le soir qu'il me laissait sur mon bureau et que je voyais le matin au réveil. Ça a été la découverte très tôt de la bande dessinée, lui qui recevait tous les magazines de l'époque... À l'école, je me rendais intéressante quand on parlait de "nos ancêtres les Gaulois" et où je levais la main en disant "Bah oui, le druide avec sa serpe d'or pour cueillir du gui et faire des potions magiques". Et c'est là où mon père a été convoqué à l'école urgemment pour lui dire que là, il y avait un problème de schizophrénie totale : "Il faut dire à votre fille qu'Astérix n'existe pas !". Ou quand, après la reconnaissance du métier de mon père, au lycée, on fait l'appel à la rentrée et le prof dit "Uderzo", il y a une trentaine de têtes qui se retournent... Ça a été beaucoup de choses comme ça.
Anne Goscinny : Astérix et Obélix sont des personnages qui m'ont préexisté. Ils sont nés en 1959, et moi en 1968. Je ne sais pas ce que c'est la vie avant eux, la vie sans eux. Mon père est mort en 1977, quand j'avais neuf ans.
"Je n'ai découvert Astérix qu'après la mort de mon père. Quand il était là, les albums d'Astérix étaient enfermés dans une bibliothèque, dans son bureau. Et on n'entrait pas dans son bureau comme ça."
Anne Goscinnyà franceinfo
Il protégeait ces albums, car c'est ce qu'on appelle les justificatifs, les premiers albums sortis de presse. Et il pensait que les enfants arrachaient ou gribouillaient les pages... Donc je n'ai pu accéder à Astérix qu'après la mort de mon père, à la faveur d'un voyage en Israël au mois d'avril. Avec ma mère, on était chez des copains et les seuls livres qui n'étaient ni en hébreu ni en anglais, mais en français, c'était Astérix ! J'ai découvert ce monde créé par mon père, alors qu'il était déjà mort. La seule de ses œuvres que j'ai lues alors qu'il vivait encore, c'est le Petit Nicolas. Astérix et Obélix sont des personnages auxquels je suis évidemment extrêmement attachée. Mais je suis aussi attachée à Astérix qu'au Petit Nicolas, par exemple. C'est très compliqué de faire une distinction entre ces différents frères ou sœurs de papier. Aujourd'hui, je veille sur ces personnages, que ce soit Lucky Luke, Astérix, le petit Nicolas ou Iznogoud. Ma vigilance n'est pas moindre parce que les personnages connaissent plus ou moins de succès.
Dans la myriade de tous les personnages qui ont pu exister depuis 65 ans maintenant, quel est votre personnage préféré ?
Sylvie Uderzo : Le personnage central que j'aime le plus, et je ne suis pas la seule, c'est Obélix, évidemment. Mais il y a un petit personnage que j'aime beaucoup qui n'est venu qu'une fois, c'est Pépé dans Astérix en Hispanie : il m'éclate ! Obélix est récurrent dans toutes ses aventures et, tout en étant un héros, il n'est pas comme Astérix, qui est plus sérieux, plus raisonnable, plus sensé... Obélix, lui, de temps en temps, ça part un peu dans tous les sens. Il est naïf, mais pas imbécile, a un imaginaire à lui. Finalement, je trouve qu'il ressemble peut-être à mon père. Mon père aimait beaucoup Obélix parce que c'est quand même lui qui l'a imposé à René au début. Mon père voyait un héros fort, costaud, comme il avait l'habitude de dessiner, très en rapport avec les comics américains. Et René, lui, voulait un antihéros. Papa, qui était un peu têtu, a alors proposé un compagnon qui ne devait rester qu'un album. Et voilà 65 ans qu'Obélix est là !
Anne Goscinny : Ce que j'aime dans Astérix, plus qu'un personnage, c'est l'esprit qui règne sur ce village. C'est l'esprit de fronde, de résistance. Je crois qu'individuellement ou collectivement, on est tous résistants. Et puis, souvent, Jules César me touche aussi parce qu'il a quelque chose d'enfantin... Plus je vais vieillir, plus j’éprouverais des sentiments protecteurs à l'égard de tous ces personnages.
En 65 ans, et en 40 BD d'aventures, Astérix a évidemment un impact énorme sur la culture populaire, comme ces expressions que l'on peut lire ou entendre régulièrement, comme "La potion magique", "Ils sont fous ces Romains", "Le ciel leur tombe sur la tête"... Ça vous touche cet héritage culturel ?
Sylvie Uderzo : C'est toujours une belle surprise. Quand ça sort du cadre de la bande dessinée et que ça rentre dans le langage courant, là, c'est waouh ! C'est extrêmement touchant, je suis très fière quand j'entends ça, ça me submerge. J'imagine que pour Anne, dont le papa a écrit toutes ces belles phrases, ça doit être émouvant...
Anne Goscinny : C'est évidemment une énorme fierté que mon père et Albert Uderzo soient à l'origine de ce qui est devenu un véritable phénomène de société du XXᵉ siècle, et qui se prolonge au moins jusqu'au XXIᵉ siècle. C'est une grande fierté, mais un peu diluée : mon père est aussi l'auteur d'autres personnages très populaires comme Iznogoud ou le petit Nicolas. Je suis très fière de mon père.
Des BD bien sûr, mais aussi des dessins animés, des films... Au-delà du personnage, Astérix est une marque qui fait vendre, qui fait parler et qui attise certaines convoitises. Selon vous, y a-t-il eu des ratés dans la carrière d'Astérix ?
Sylvie Uderzo : Oh la la ! Non, rien du tout ! Je ne vois pas ce que je pourrais changer dans les BD. Dans tout ce qui a pu être dérivé, il y a eu peut-être un ou deux petits ratés, mais on s'est ressaisi et on a recommencé : on n'a pas le droit de décevoir le lecteur. C'est la première chose que m'a dit mon père. Le lecteur, c'est César qui lève ou baisse le pouce !
"Le succès d'Astérix revient aux lecteurs, car ce sont eux qui ont décidé que c'était bien depuis 65 ans. Et mon père était extrêmement reconnaissant de cela."
Sylvie Uderzoà franceinfo
Anne Goscinny : Il y a eu un loupé : ce dessin animé, en 1967, Astérix le Gaulois, qui a été fait dans les studios Belvision, sans que mon père ni Albert Uderzo ne soient au courant. Ils ont été fous de rage et ont décidé de faire eux-mêmes les dessins animés pour que rien ne leur échappe. Il y a des choses dans l'œuvre dérivée d'Astérix que j'ai beaucoup aimées, comme Mission Cléopâtre d'Alain Chabat. C'est un film qui aurait pu être écrit par mon père, tant il est fidèle à l'esprit de mon père et à son génie, c'est-à-dire s'adapter à l'air du temps, sans toutefois cesser d'être indémodable.
Vous n'avez jamais été tenté par l'écriture vous-même d'un Astérix ?
Anne Goscinny : Non, ça n'a jamais traversé l'esprit ! Au jeu des comparaisons, on est toujours perdants et je ne me vois pas me confronter à la statue du commandeur qu'était mon père. Je pense que je descendrais très bas et je courrais à ma perte. En revanche, ce qui me plaît beaucoup, mais je ne crois pas que ce sera dans cette vie, ce serait peut-être de coécrire quelque chose. Ce n'est pas prétentieux de dire que personne mieux que Sylvie ou moi ne peut savoir de quelle encre est animé Astérix. Le sang qui coule dans nos veines est mêlé à l'encre qui coule dans celles d'Astérix.
Sylvie Uderzo : Je suis absolument incapable d'écrire quoi que ce soit ! En revanche, je peux dessiner éventuellement, mais largement moins bien que mon père. Mais je serai bien incapable de me lancer dans ce type de projet ! Ce que je sais, toutefois, c'est que lorsque je lis une proposition d'histoire, je peux savoir si c'est bon ou pas. J'ai une profonde culture Astérix, je l'aime vraiment en tant que lectrice de bande dessinée, comme beaucoup d'enfants de ma génération. Je suis née et je suis tombée dedans quand j'étais petite !
À quoi va ressembler Astérix d'ici les 65 prochaines années, selon vous ?
Anne Goscinny : Dans 65 ans, je me reposerai à côté de mon père sur un nuage, j'espère. Je pense qu'Astérix fait partie aujourd'hui du présent des gens, mais aussi de leur mémoire. On me glisse souvent : "Quand j'étais petit, mon père m'achetait un Astérix, aujourd'hui, je l'achète à mes petits enfants...". Ça commence à faire pas mal de générations ! Il y a un éditeur, Hachette, Sylvie et moi, qui voulons vraiment le meilleur pour Astérix. Intellectuellement, il n'y a pas de raison pour que ça cesse, si ça continue à être aussi bien mené. Mais c'est un peu le fantasme de tous les créateurs, que mon père a exprimé à la fin de sa vie. Dans une interview en 1977, un journaliste lui demande ce qu'on peut lui souhaiter pour les années à venir, il a répondu : "Souhaitez-moi que mes personnages me survivent". Je pense que son souhait a été exaucé.
Sylvie Uderzo : Je serais bien présomptueuse de vous le dire : ce n'est pas à moi de décider, c'est aux lecteurs. Mais on va tout faire pour qu'Astérix ait encore de belles années devant lui pour vivre ces belles histoires. C'est essentiel, et c'est une évidence : si la bande dessinée continue, il faut que ce soit toujours de qualité. Je souhaite à Astérix de vivre le plus longtemps possible avec son copain Obélix.
Astérix le Gaulois, édition spéciale et édition luxe, sortie le 17 janvier
Uderzo, sur le divan d’Astérix : documentaire de Yannick Saillet, raconté par Antoine de Caunes, écrit par Sylvie Uderzo, Yannick Saillet, Bernard de Choisy, disponible sur MyCanal.
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