Cet article date de plus de sept ans.

Guerre d'Algérie, histoire dessinée d'une tragédie signée Stora et Vassant

Comment raconter avec justesse une guerre restée longtemps sans nom ? Avec leur "Histoire dessinée de la guerre d'Algérie" (Ed. Seuil), l'historien Benjamin Stora et le dessinateur Sébastien Vassant apportent une réponse à la fois efficace, originale et sensible qui respecte l'histoire dans sa complexité sans nier les souffrances engendrées de part et d'autre par ce conflit.
Article rédigé par Chrystel Chabert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Une BD historique pour comprendre l'engrenage d'une violence qui a fait des milliers de morts et laissé des plaies ouvertes des deux côtés de la Méditerranée.
 (Editions Seuil)

Parler de la guerre d'Algérie est toujours un exercice compliqué, tant ce conflit reste une plaie ouverte, portant en elle quantité d'amertume, de souffrances, de nostalgie et de déchirements. Chaque évocation réveille de vieux démons, des réactions épidermiques, passionnées, où l'on a du mal à démêler le vrai du faux. Difficile alors pour celles et ceux qui n'ont pas connu cette période de percevoir avec clarté les étapes, la chronologie des faits et les enjeux qui ont conduits la France et l'Algérie à devenir le théâtre d'une violence extrême. 

Permettre à un public "non-initié" de comprendre enfin l'engrenage des événements c'est donc la première qualité de cette "Histoire dessinée de la guerre d'Algérie" scénarisée, supervisée par Benjamin Stora et dessinée par Sébastien Vassant.

  (Editions Seuil)


Raconter et resituer

Le livre s'ouvre sur une date, celle du 1er novembre 1954 : 30 attentats sont commis quasi simultanément en Algérie. Cette nuit de violence baptisée la "Toussaint rouge" fait 7 victimes, révèlant l'existence du FLN, Front de libération nationale, mais aussi le fossé entre la population musulmane d'Algérie et les Français. A cette première flambée de violences vont succèder hélas beaucoup d'autres dont les massacres d'août 1955 dans le Constantinois.
Le 20 août 1955, les indépendantistes algériens du FLN organisent des manifestations violentes dans le Constantinois. A Philippeville et El-Alia, des émeutiers s'en prennent directement aux colons européens. Plusieurs dizaines d'hommes, de femmes, d'enfants et de nourrissons sont tués dans des conditions atroces. En représailles, les colons et les militaires massacrent à leur tour des musulmans pris au hasard dans la rue.
 (Editions Seuil)

5 chapitres pour raconter 7 ans de guerre

Pour clarifier le récit, la BD est divisée en 5 chapitres désignant chacun une phase de ces sept longues années de guerre : "la drôle de guerre", "la guerre ouverte", "la guerre cruelle" puis "la guerre civile" et enfin "les guerres sans fin". Chaque partie permet de bien comprendre le déroulement de ce conflit et les forces en présence.

Si le récit respecte la chronologie, il est ponctué de retours en arrière, d'explications qui resituent les évènements dans le contexte de l'époque. On découvre ainsi les sources du nationalisme algérien et ses figures marquantes (dont Ferhat Abbas et Messali Hadj, deux hommes clés dont les noms vont compter dans l'histoire de l'Alégrie), mais aussi ce que désignait concrètement des termes comme "Algérie Française", "pouvoirs spéciaux", SAS (Section administratives spécialisées chargées de "pacifier" les campagnes) ou encore qui sont les Pieds-noirs ?
Le 13 mars 1956, l’Assemblée nationale vote les Pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet.
L'article 5 dit ceci  : « Le gouvernement disposera en Algérie des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle, commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire ».
 (Editions Seuil)

Un récit vivant et très documenté

Sébastien Vassant a réalisé un gros travail sur les archives, intégrant au récit des documents historiques (affiches d'époque, extraits de journaux, lettres de soldats...) en les dessinant. Il a également inclus des témoignages, sortes d'interviews dessinées qui - comme dans un documentaire filmé - permettent d'avoir le point de vue de plusieurs personnages : soldat appelé, officier, habitante de Melouza, colonel de l'ALN (armée de libération nationale), algériens et français anonymes ou personnages plus connus, comme Jean-Paul Ribes (journaliste et écrivain militant pour l'indépendance algérienne) et même Benjamin Stora lui-même, qui raconte le départ de Constantine avec ses parents le 16 juin 1962. 
  (Editions Seuil )
L'un des passages les plus forts est peut être celui où le récit juxtapose les images d'une sortie de soldats français sur le terrain, avec son lot de violences. Le texte qui les accompagne est en fait une lettre où un jeune appelé raconte ce qu'il vit, en édulcorant la vérité et en s'attachant à des "détails" comme le besoin de chaussettes bien épaisses. Ce récit se termine par le témoignage d'un soldat appelé, devenu un homme âgé qui évoque le "vernis fragile de la civilisation" face à une violence qui réveille la part la plus sombre des hommes...
  (Editions Seuil)
Ce procédé enrichit le récit historique, le rend vivant sans assomer le lecteur avec une avalanche de dates et de noms. Il permet aussi d'accentuer "l'effet de réel" et d'apporter en quelque sorte une caution historique à l'ouvrage. Sentiment accentué par le fait de savoir que Benjamin Stora a supervisé ce travail, non seulement avec la parfaite connaissance qu'il a de cette histoire mais aussi avec le recul et l'humanité nécessaire pour ne pas sombrer dans une vision manichéenne de cette tragédie.

Distance et ressenti

Le choix d'aborder la guerre d'Algérie via le dessin semble alors d'autant plus judicieux :  contrairement aux images filmées qui nous happent et ne nous laissent pas toujours le temps de prendre du recul, le dessin permet à la fois de garder une distance, salutaire sur un tel sujet, tout en permettant au lecteur de mieux s'imprégner des détails, des mots, des situations. Au final, on perçoit davantage de choses car le dessin laisse une plus grande place à notre propre ressenti.

C'est aussi la force du trait de Sébastien Vassant : sans chercher à être parfait, il donne à voir et à ressentir des ambiances, des sentiments et des situations parfois (souvent) complexes.
  (Editions Seuil )

Rendre lisible des situations complexes

Complexe, ce conflit le fut à tous les niveaux. Le travail de Benjamin Stora et Sébastien Vassant est efficace car il arrive à saisir cette complexité et à la rendre lisible. Ce qui frappe, c'est l'imbrication des destins et les profondes divisions que ce conflit a mis au jour à la fois entre les colons européens et la population algérienne musulmane, mais également au sein même des mouvements politiques, qu'ils soient partisans ou adversaires acharnés de l'indépendance.


Une violence sans fin qui n'épargne personne

On découvre ainsi les luttes fratricides entre le FLN  et le MNA (Mouvement nationaliste algérien) de Messali Hadj qui firent des centaines de morts. Et que dire des tensions au sein des Gaullistes et de la violence sans fin de l'OAS ? Créée en 1961 à Madrid, l'Organisation de l'armée secrète défendait la présence française en Algérie "par tous les moyens" et voulait empêcher toute négociation avec le FLN. Un jusque boutisme qui a plongé la France métropolitaine dans la peur.

Pour le lecteur qui n'a pas connu cette période, c'est la découverte que cette guerre a fait des morts au delà de l'Algérie, frappant au coeur même de Paris. Durant le mois de janvier 1962, "on dénombre 800 attentats et plus de 500 victimes, morts ou blessés" rappelle les auteurs. Une violence que certains, Algériens comme Français, ne cautionnèrent pas. Mais dont ils furent les victimes comme ce fut le cas en février 1962...
Le 8 février 1962 à Paris, 20 000 personnes manifestent contre les attentats de l'OAS et pour la paix en Algérie. Ce défilé pacifique est brutalement réprimé : les forces de l'ordre chargent les manifestants aux abords de la station de métro Charonne (11e). Ces violences policières feront neuf morts et plus de 250 blessés.
 (Editions Seuil)

Un album de famille aux photos jaunies

On soulignera aussi l'ambiance qui se dégage de cette "Histoire dessinée...", liée en grande partie au choix des couleurs (réalisées en grande partie par Anne-Sophie Dumeige) : tons sépias, ocres et bruns un peu éteints. Ils restituent ce qu'on imagine être les couleurs originelles de l'Algérie, chaudes et lumineuses, mais ternies par le temps qui passe, comme celles de ces albums de famille qu'on feuillette avec une nostalgie souvent pleine de tristesse et parfois d'amertume.
  (Editions Seuil - Sébastien Vassant - Benjamin Stora)
On referme ces 250 pages avec le sentiment d'avoir une vision plus complète de cette page de l'histoire de France mais aussi avec l'envie d'en savoir davantage. Cette BD historique est donc un parfait point d'entrée pour inciter le lecteur à s'emparer du sujet et à l'approfondir. On ne saurait trop le conseiller aux professeurs qui veulent parler de ce conflit à leurs élèves.

L'autre sentiment qui émerge à l'issue de cette lecture, c'est celui d'un immense gâchis, d'où peu de figures "positives" émergent (Ferhat Abbas qui fut l'artisan contrarié d'une paix entre deux peuples et deux cultures). Un gâchis qui a non seulement tué des milliers de personnes mais qui a aussi déposé dans les âmes les graines d'une colère, d'un ressentiment dont on récolte aujourd'hui la violence. C'est peut-être le lot de toutes les guerres et pourtant celle qui a opposé la France et l'Algérie semble "exemplaire" à ce sujet.
  (Editions Seuil)
C'est Germaine Tillion - ancienne résistante et ethnologue qui avait créé des centres sociaux pour pallier la détresse des Algériens - qui éclaire peut-être le mieux le caractère particulier de cette guerre d'Algérie. Ses mots sont en ouverture de l'ouvrage comme un préambule nécessaire à la compréhension des événements :

La guerre est toujours une intimité : deux flots ennemis qui s'affrontent et mêlent leurs vagues...Mais dans le cas de la France et de l'Algérie, une intimité quotidienne a préexisté à la guerre, et a ensuite coexisté avec elle. La plus grande fureur, emmêlée avec la plus grande intimité, tel a été pendant sept ans le destin de tous les habitants de l'Algérie. Quelque soit leur origine.

Germaine Tillion
"Histoire dessinée de la guerre d'Algérie"
de Benjamin Stora et Sébastien Vassant
Editions Seuil
190 pages
24 €

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