Hergé avait-il tout prévu ? On a fact-checké "On a marché sur la Lune", la BD où Tintin devance Neil Armstrong de 16 ans
Si la BD est entrée dans la légende autant que la véritable mission Apollo 11, c'est pour ses qualités scénaristiques, le dessin d'Hergé à son sommet ainsi que pour ses solides bases scientifiques. Mais le sont-elles tant que ça ?
"C'est inouï ! C'est prodigieux ! C'est incroyable ! Dire que dans quelques minutes, ou bien nous marchons sur le sol de la Lune ou bien nous serons tous morts, s'exclame le professeur Tournesol au moment de l'atterrissage de la fusée. C'est merveilleux !" Oubliez la phrase de Tintin au moment où il pose, le premier, le pied sur la Lune, un peu convenue, un peu ratée. Forcément, il n'a pas bénéficié des conseils du tout-Hollywood pour trouver les bons mots, contrairement à Neil Armstrong, le 20 juillet 1969.
Le jeune reporter descend, lui, le 23 mars 1953 des échelons rétractables de la fusée XFLR 6, au damier rouge et blanc identifiable au premier coup d'œil. L'aboutissement d'une aventure de presque dix ans pour Hergé, l'auteur de l'album. Où le moindre détail n'a pas été laissé au hasard. Avec une rigueur scientifique à toute épreuve ? C'est ce qu'a cherché à savoir franceinfo à l'occasion des 50 ans des premiers pas de l'homme sur la Lune.
La Syldavie était-elle aussi compétente que l'URSS et les Etats-Unis pour lancer une fusée lunaire ?
Rétrospectivement, le choix de la Syldavie, pays imaginaire rural et arriéré où le plat national est à base de chien, découvert dans Le Sceptre d'Ottokar, peut paraître étonnant alors que dans les années 1950 la Guerre froide bat son plein entre les Etats-Unis et l'URSS ; en pleine bourre pour fabriquer des bombes atomiques. Ce serait simplifier le contexte de l'époque, souligne Jacques Hiron, éminent tintinophile et auteur des Carnets de Syldavie et de la préface d'une réédition de l'aventure lunaire. "Dans une première version de l'histoire, scénarisée par d'autres, dont Hergé ne dessinera pas plus que quelques cases, l'action se situe aux Etats-Unis."
Un choix qui paraît évident aujourd'hui – sans parler des opinions politiques du père de Tintin, guère en odeur de sainteté chez les soviets – mais qui à l'époque ne va pas de soi. "L'URSS comme les Etats-Unis jettent toutes leurs forces pour perfectionner leurs bombes atomiques, en délaissant les fusées, insiste Jacques Hiron. La première fusée 100% américaine digne de ce nom, Redstone, ne verra le jour qu'en 1953, et était à peine meilleure que les V2 nazis."
Hergé justifie la soudaine richesse de la Syldavie par la découverte de gisements d'uranium colossaux dans le massif des Zmylpathes. Une joyeuse fantaisie ? Même pas, l'histoire donnera du crédit à la vision d'Hergé une vingtaine d'années plus tard. Le Zaïre du général Mobutu se lancera en effet à son tour dans la conquête spatiale dans les années 70, grâce aux ressources colossales générées par le sous-sol de ce qui est devenu aujourd'hui la République démocratique du Congo... et avec le concours scientifique d'anciennes têtes pensantes du régime du IIIe Reich. Comme on peut le voir sur cette vidéo, ça ne s'est pas vraiment soldé par une réussite.
Une fusée à propulsion nucléaire est-ce bien raisonnable ?
Dans son bureau du Centre des recherches atomiques de Sbrodj – aux faux airs de la base américaine de White Sands – le professeur Tournesol, assisté d'un aréopage de savants venus du monde entier (le patron du site, Baxter, a un nom à consonance anglo-saxonne, alors que Wolff, le bras droit du professeur, pourrait être allemand) a imaginé une fusée pour rallier la Lune. Avec un mode de propulsion radioactif... qui fait tiquer aujourd'hui quand l'atome et ses effets collatéraux ont mauvaise presse.
Pourtant, l'idée – qui remonte au début du XXe siècle et aux travaux du Soviétique Constantin Tsiolkovski – tient la route, affirme Roland Lehoucq, astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique et tintinophile invétéré auteur de Mais où est donc le temple du Soleil : "La Nasa a développé un projet de fusée à propulsion nucléaire à partir des années 60. Pour faire très simple, l'idée était de faire chauffer par ce biais une matière qu'on éjecte de la fusée pour la faire avancer."
La fusée de Tournesol, qui fonctionne en faisant chauffer de l'eau, ne pose aucun problème particulier du point de vue de la physique.
Roland Lehoucq, astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomiqueà franceinfo
Surtout si on ajoute la tournesolite, matériau de l'invention du professeur, qui isole la partie habitée de la fusée du moteur atomique.
Autre avantage non-négligeable sur les fusées type Apollo qui brûlent des tonnes de pétrole en quelques secondes, le mode de propulsion nucléaire dégage plus d'énergie par kilo de charge. Ce qui permet de boucler le voyage de la Terre à la Lune en quatre heures quand Apollo 11 se traînera en trois jours et un faiblard 40 000 km/h de moyenne. En verra-t-on pour autant apparaître le jour où l'homme tentera de rallier Mars ou Proxima du Centaure ? "L'agence spatiale européenne a explicitement proscrit l'usage du nucléaire dans l'espace, et socialement, c'est une idée qui serait difficile à faire accepter", souligne Roland Lehoucq.
Une fusée de cette forme peut-elle vraiment voler ?
"Pauvre Tournesol. Il doit y avoir du jeu dans ses rivets. Comment voulez-vous qu'un monument pareil puisse s'élever dans les airs ?", s'interroge Haddock la première fois qu'il découvre la majestueuse fusée à damier rouge et blanc. Rassurons le vieux loup de mer, elle n'est pas née que de l'imagination d'Hergé, qui s'est entouré d'un solide panel d'experts pour écrire son album. D'abord son vieux complice, le scientifique Bernard Heuvelmans – avec qui il a collaboré sur L'Etoile mystérieuse et Le Temple du Soleil – lequel l'oriente vers l'astrophysicien Alexandre Ananoff, un surdoué dépourvu du bac auteur reconnu du livre L'Astronautique (1950).
Ce dernier, qui écrivait aussi bien pour Paris-Match que pour la revue Benjamin destinée aux ados, embarque dans l'aventure lunaire pour que "les enfants connaissent les bases de la science nouvelle avec toute la rigueur qui s'impose". "Un jour, Hergé s'est rendu en personne chez Ananoff avec ses plans et ses maquettes sous le bras, raconte Philippe Varnoteaux, co-auteur du livre Alexandre Ananoff, l'Astronaute méconnu. Le fils du savant, Claude, se souvient d'une longue discussion où Hergé se faisait expliquer chaque manette du poste de pilotage."
C'est lui qui dessine la fusée lunaire – fortement inspirée des V2 allemands – et en réalise un plan en coupe ainsi qu'un descriptif détaillé du poste de commande. Ananoff fera un seul reproche à Hergé : les carreaux de la fusée, vestige du V2 allemand, qui servaient à l'époque à constater à la jumelle la rotation du missile et qui accessoirement font joli dans des cases à fond noir. "Pourquoi Hergé a-t-il fait ça, en forme de [boîte de] pâtes Lustucru ?", se désolera le savant, cité dans la revue Les Amis de Hergé.
Roland Lehoucq voit même des avantages à cette fusée qui ne se découpe pas en plusieurs étages contrairement au modèle d'Apollo. "Les pattes de la fusée encaissent les frottements de l'entrée dans l'atmosphère, qui s'effectue à vitesse réduite. Car, grâce à sa propulsion interne, la fusée peut se ralentir toute seule contrairement à Apollo 11 qui se freinait en frottant contre l'atmosphère." Le scientifique salue son collègue le professeur Tournesol dont la fusée est tout sauf fantaisiste. "Le personnage du professeur Tournesol a pris une importance considérable dans la série. Hergé l'a parfaitement senti : le héros des années 50, ce n'est plus l'explorateur ou le journaliste, c'est le scientifique", souligne l'hergéologue Benoît Peeters dans son livre Hergé, fils de Tintin.
Hergé frôle le sans-faute sur l'album. L'auteur a même été jusqu'à consulter le chef du service incendie de la Régie des voies aériennes de Bruxelles pour que la scène finale de l'atterrissage de la fusée soit irréprochable.
Le choix des astronautes pour l'expédition lunaire est-il cohérent ?
Réglons tout de suite la question de Milou, qui se voit proposer un costume spécifique. Autant faire des tests sur des animaux avant d'envoyer des hommes (la chienne Laïka pour l'URSS, des singes pour la Nasa...) a un intérêt scientifique, autant embarquer un chien sur la Lune n'en présente absolument aucun, balaie Roland Lehoucq. Même la présence de Tournesol est sujette à caution. La Nasa a attendu la dernière mission lunaire, Apollo 17, pour expédier un savant 100% pur jus sur notre satellite, le géologue Harrison Schmitt, et encore, sous la pression du lobby scientifique qui tenait à ce qu'un des siens foule le sol lunaire avant l'arrêt du programme.
"Au revoir capitaine. Je me réjouis de ce qu'il y ait un marin parmi les premiers hommes qui prendront pied sur la Lune", déclare Baxter au moment de l'embarquement. "Oh, vous savez, ça m'aurait été égal si ç'avait été un clarinettiste", lui rétorque le capitaine qui n'en mène pas large. En effet, si on compare le casting d'Hergé (Tintin et Haddock pour la société civile, Tournesol et Wolff pour le côté scientifique, sans parler des invités surprises dont les Dupondt) à la liste des astronautes retenus par la Nasa, on est frappé par l'absence totale de militaires. C'est le professeur Tournesol qui donne la réponse dans les premières pages d'Objectif Lune : "Il va de soi que les recherches sont exclusivement orientées dans un sens humanitaire."
De la naïveté fleur bleue de la part d'Hergé ? Pas totalement. Le choix de Neil Armstrong comme premier homme à marcher sur la Lune répond aussi à un souci de ne pas faire (trop) passer le programme lunaire comme le premier étage de la colonisation américaine de la Lune. Car si "Mister Cool" est un ancien pilote d'avion lors de la guerre de Corée, il ne fait plus partie de l'armée au moment d'intégrer l'équipage d'Apollo 11 contrairement à son coéquipier Buzz Aldrin. Notez que Tintin, animé d'intentions encore plus nobles, ne plante pas le drapeau syldave dans le sol lunaire.
Les travaux scientifiques de l'expédition tiennent-ils la route ?
Le premier geste de Neil Armstrong après avoir posé le pied sur la Lune a été d'empoigner des cailloux lunaires et de les fourrer dans sa poche. Histoire d'être sûr que, même si le module lunaire devait redécoller en catastrophe dans l'instant, il ne rentrerait pas bredouille de ce long voyage. Au total, les astronautes américains ramèneront 320 kg de cailloux lunaires sur le plancher des vaches.
Rien de tout ça chez Hergé. "Pour l'époque, le programme scientifique qu'il met en place pour ses héros n'est pas ridicule, insiste Roland Lehoucq. Etudier les rayons cosmiques, ou les flux qu'on reçoit sur la Lune, on a su le faire quelques années après depuis des satellites." De la même façon, le choix du professeur de poser la fusée dans le cirque Hipparque, un des plus grands cratères lunaires, se tient, comme l'écrit le spécialiste Chuck Wood. Reste que son sol est bien moins régulier que la mer de la Tranquillité toute proche (où se poseront trois missions Apollo).
Roland Lehoucq tique en revanche sur les casques transparents (pour des raisons évidentes de lisibilité de l'histoire), sur la taille du télescope amené par nos héros ainsi que le char lunaire que Tintin manque de crasher dans une crevasse. "Je comprends qu'il faille se protéger des chutes de météorites, mais quand même..."
Et sur la grotte explorée par nos héros, où Tintin découvre une forêt de stalactites avant de glisser sur une patinoire de glace. "Si vous mettez un glaçon à la surface de la Lune, il va se sublimer [passage de l'état solide à l'état gazeux] très vite, donc il est impossible de trouver de la glace si près de la surface. En revanche, elle pourrait subsister au fond de cratères situés aux pôles de la Lune, qui ne sont jamais éclairés par le Soleil." Hergé a quand même devancé de quatre décennies la Nasa qui n'a établi de façon formelle la présence d'eau sur notre satellite qu'en 1988.
Est-il possible de revenir sur Terre avec si peu d'oxygène ?
Faites le calcul : le séjour prévu par Tournesol sur la Lune devait durer deux semaines, avec quatre passagers (lui-même, Wolff, Tintin et Haddock) en plus de Milou. Sauf que les Dupondt se retrouvent dans la soute en plus du sinistre colonel Jörgen qui tentera de tuer tout le monde pour une puissance étrangère non définie. Si Wolff et Jörgen passent l'arme à gauche au moment du voyage retour, les quantités d'oxygène prévues pour le voyage sont fatalement un peu limitées. Pour Roland Lehoucq, ça passe : "Souvenez-vous qu'Apollo 13 avait perdu la moitié de son dioxygène dans l'incident. Les trois astronautes avaient dû se réfugier dans le LEM, prévu pour n'accueillir que deux personnes. Dans ce genre de mission, on prévoit large niveau oxygène."
Curieusement, l'engouement du public pour le diptyque lunaire ne se fera qu'avec le temps... et c'est au lendemain de l'exploit de Neil Armstrong et consorts qu'On a marché sur la Lune passe en tête du classement des albums de Tintin (et demeure depuis dans le top 3 avec 9 millions d'albums vendus, fait savoir Casterman). Parmi les premiers lecteurs... une partie du staff de la NASA, indique l'agence à franceinfo. Ils avaient dévoré l'album peu après sa parution en anglais, en 1959.
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