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"Le Lotus Bleu" ou les tribulations de la couverture de Tintin qui valait 3 millions

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Le projet de couverture de l'album de Tintin "Le Lotus bleu" réalisé par Hergé en 1936, mis aux enchères le 14 janvier 2021 par la maison Artcurial. (HERGE / MOULINSART 2020)

Une esquisse de couverture du célèbre album "Le Lotus Bleu" sera mise aux enchères le 14 janvier, chez Artcurial, à Paris. Elle pourrait battre le record de la pièce de BD la plus chère jamais vendue. Mais son origine fait l'objet de controverses.

Elle n'était pas cachée à l'intérieur d'un fétiche arumbaya, ni scellée dans un coffre englouti au fond de la mer par le naufrage de la Licorne. Mais le projet de couverture du Lotus Bleu, cinquième aventure de Tintin, proposée aux enchères par les héritiers Casterman auprès de la maison d'enchères Artcurial, à Paris le 14 janvier prochain, pourrait bien coûter l'équivalent du trésor de Rackham le Rouge. 

Elle est estimée entre 2 et 3 millions d'euros. Si les enchérisseurs atteignent la fourchette haute, le record de l'œuvre de bande dessinée la plus chère du monde sera battue. Une vente contestée par les ayants droit d'Hergé. La fameuse société Moulinsart, dirigée par le mari de sa seconde épouse, le redouté Nick Rodwell, conteste la légalité de la vente. Retour sur le parcours tumultueux de cette œuvre. 

Vol 714 pour Tournai

Tout commence au début de l'année 1936. Hergé vient de quitter l'éditeur de ses débuts (Le Petit Vingtième, la structure dirigée d'une main de fer par l'abbé Wallez) pour proposer ses histoires à un éditeur professionnel, la maison Casterman. L'enjeu est de taille pour un auteur qui plafonne à l'époque : si Tintin au pays des Soviets s'est vendu à 10 000 exemplaires, les deux aventures suivantes (Tintin au Congo, Tintin en Amérique) dépassent à peine la moitié de ce chiffre. Hergé a envie d'en mettre plein la vue à son lectorat, et réalise un superbe projet de couverture pour Le Lotus Bleu, son histoire la plus aboutie et un tournant dans sa carrière – mais ça, il ne le saura qu'après. Comme c'est encore un document de travail (si le dragon est parfaitement détaillé et les ombres savamment posées sur la lampe et le vase, la tête de Tintin n'est pas tout à fait finie) il plie l'image en six, la fixe à la lettre adressée à son éditeur, fourre le tout dans une enveloppe, direction Tournai, siège des éditions Casterman. Le cachet de la poste indique la date du 12 février 1936.

Le projet de couverture pour la première édition du "Lotus Bleu" de 1936 (à gauche), comparé à la couverture de l'édition actuelle. La pièce a été exposée dans les locaux bruxellois de la galerie Artcurial le 18 septembre 2020. (NICOLAS MAETERLINCK / BELGA MAG)

Ce qui se passe ensuite est plus incertain. "Il n'y a plus personne qui était là en 1936 pour en témoigner", constate Marcel Wilmet, tintinologue et ancien salarié de Moulinsart et des Studios Hergé. Dans ses archives, il déniche la trace d'une lettre de Charles Lesne, l'interlocuteur d'Hergé chez Casterman, qui lui annonce lui retourner le projet, trop complexe à imprimer pour l'époque, le 15 février 1936, trois jours plus tard, donc. "Cette lettre, on doit être cinquante à en avoir une copie", ajoute Marcel Wilmet. Les courriers entre Hergé et son éditeur sont précieusement gardés à l'abri des regards par la famille Casterman d'un côté, la société Moulinsart de l'autre. Selon la légende, Hergé aurait fait cadeau de ce dessin au petit Jean-Paul Casterman, 6 ans à l'époque, fils de son nouvel éditeur dont il voulait s'attirer les bonnes grâces. "Quand j'ai rencontré Jean-Paul Casterman à Tournai dans les années 1990, c'est ce qu'il m'a affirmé", abonde Eric Leroy, le maître d'œuvre de la vente chez Artcurial, qui "rêvait" depuis trente ans de mettre la pièce sur le marché. Une version des faits qui fait tiquer la société Moulinsart, qui penche davantage pour la thèse d'un emprunt non signalé. C'est aussi l'avis de Benoît Peeters, auteur de nombreux livres consacrés à Hergé, qui argumente : "Pour un cadeau à un enfant, il aurait fait un crayonné original, où on verrait Tintin et Milou représentés de manière plus avenante." L'expert souligne qu'Hergé dédicaçait tous ses cadeaux. Or, sur cette esquisse, nulle trace d'un "Pour Jean-Paul". 

Les bijoux des tiroirs de Casterman

Hergé a-t-il vraiment récupéré ce dessin, ou a-t-il traîné des années chez Casterman, dans un tiroir ? Mystère. Le dessinateur n'a semble-t-il jamais réclamé l'esquisse. Pourtant, Le Lotus Bleu avait une grande importance à ses yeux. "Hergé, qui avait une très belle collection d'art, n'a jamais exposé ses propres œuvres, sauf la couverture définitive du Lotus Bleu", souligne Benoît Peeters. Accroché une dizaine d'années au mur de sa maison de la banlieue bruxelloise, Tintin dans son vase de Chine le suivra dans son bureau des Studios Hergé après-guerre.

C'est en mars 1981, quand sont organisées les retrouvailles entre Hergé et Tchang, l'étudiant chinois en séjour à Bruxelles qui a inspiré le fameux personnage, que le dessin refait surface. Casterman en réalise une sérigraphie, dont une poignée d'exemplaires sont signés par Hergé. "Il était encore en pleine possession de ses moyens à l'époque, atteste Alain Baran, secrétaire de l'auteur jusqu'à sa mort, deux ans plus tard. A aucun moment il ne s'est étonné que le dessin soit chez eux. Entre lui et la maison Casterman, entre lui et les frères Casterman, il y avait une confiance absolue jusqu'à la fin de sa vie." Marcel Wilmet, alors journaliste, avait couvert l'évènement. "L'attaché de presse des éditions Casterman racontait déjà cette légende du document qui avait passé cinquante ans dans un tiroir." Pour la petite histoire, la sérigraphie signée par Hergé et Tchang se négocie désormais entre 3 000 et 4 000 euros sur le marché. "Et je crois que presque tous ceux qui en ont reçu une l'ont revendue", glisse Marcel Wilmet.

Hergé et Tchang discutent lors des retrouvailles entre les deux hommes, à Bruxelles (Belgique), en mars 1981. (KEYSTONE / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

En 1989, Benoît Peeters met la main sur cette esquisse de couverture pour l'exposition Hergé dessinateur qu'il co-organise. "Jean-Paul Casterman m'a confié cette esquisse, toujours pliée en six ! C'était l'une des rares pièces exposées qui n'appartenait pas à la société Moulinsart, mais on manquait de dessins mis en couleur de la main d'Hergé. Ça permettait de réveiller le regard du spectateur." Restaurée, la pièce encadrée en majesté constituait l'un des clous de l'exposition, car présentée pour la première fois au public. "A l'issue de l'exposition, Jean-Paul Casterman a beaucoup insisté pour la récupérer rapidement. On aurait dit qu'une fois qu'il l'avait vue restaurée, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux." Ladite prunelle avait été assurée pour une somme conséquente pour l'époque, mais presque dérisoire aujourd'hui : "Quelque chose comme l'équivalent de 20 000 euros", lâche Benoît Peeters après un temps de réflexion.

L'affaire tourne au sale

C'est l'année suivante que la tintinophilie bascule dans l'ère des gros sous, avec la vente de la couverture de la première édition des Cigares du pharaon, qui déchaîne les passions à Paris. Adjugée 3,1 millions de francs de l'époque au coup de marteau de l'expert, la vente capote pour de rocambolesques raisons, entre prix de réserve trop élevé et découverte d'un complice du vendeur dans la salle pour faire s'envoler les enchères. N'empêche : le potentiel commercial des œuvres d'Hergé éclate au grand jour. Et dire que quinze ans plus tôt, des planches originales du Sceptre d'Ottokar – perdues par Hergé à cause de la guerre –  se vendaient sous le manteau dans l'arrière-boutique d'une librairie de Saint-Germain-en-Laye pour 500 francs, et avaient du mal à trouver preneur... C'est cette année-là qu'Eric Leroy, qui n'était pas encore commissaire chez Artcurial, fait le forcing auprès de Jean-Paul Casterman pour le convaincre de mettre sa pièce sur le marché. "Il m’avait répondu qu’il y restait très attaché."

Outre les experts qui ciblent les heureux détenteurs de plus belles pièces, le marché des enchères se retrouve envahi de dessins originaux dont l'origine est plus ou moins douteuse. "A la mort d'Hergé [décédé en 1983], on a publié énormément de livres reprenant des documents inédits jusque-là. Dans les tiroirs des studios, c'était le foutoir le plus complet. J'empruntais tous les jours des documents pour les faire photographier, je disais à la cantonnade 'J'emprunte 65 documents', personne ne vérifiait, il n'y avait aucun contrôle", décrit Benoît Peeters. Alain Baran, secrétaire d'Hergé et conservateur de l'œuvre dans les années 1980, confirme que la sécurité n'était pas le point fort des lieux : "Une fois, il y avait eu un cambriolage dans l'immeuble, et j'avais soumis l'idée à Hergé de renforcer la sécurité. Il m'avait répondu : 'Mais qui irait voler mes brouillons ?'." Aujourd'hui, une case de 6 cm sur 7 du Secret de la Licorne se monnaye au-dessus de 5 000 euros.

Hergé pose devant un agrandissement d'une des cases de son album "Le Lotus Bleu" à Bruxelles, en novembre 1979. (MARC GANTIER / GAMMA-RAPHO)

Un marché qui s'est fait pendant des décennies au vu et au su de la société Moulinsart qui, en cette année 2020, pousse des cris d'orfraie quant à la prochaine vente chez Artcurial de l'esquisse de couverture du Lotus Bleu. Nick Rodwell réclame même l'annulation de la vente et la restitution de la pièce au Musée Hergé. Une position qui ne manque pas d'étonner Marcel Wilmet, qui a longtemps organisé des ventes aux enchères de pièces d'Hergé, sous l'égide de Moulinsart. "Je me souviens qu'on a vendu une planche de L'Affaire Tournesol, non dédicacée [donc à l'origine incertaine], celle où le chauffard italien met la pagaille dans un village, lors d'une vente à Namur en 2009. Elle est partie à 250 000 euros, bien plus que ce qu'on espérait à l'époque. Ça nous avait valu des félicitations !"

Tintin au pays de l'or sonnant et trébuchant

Aujourd'hui, c'est de 2 à 3 millions d'euros dont on parle. Une hausse de la cote savamment entretenue par les experts, malgré le tarissement de pièces inédites. Ces derniers avancent que la société Moulinsart détient 85% de l'oeuvre, le reste étant constitué pour l'essentiel de pièces connues, à l'exception, peut-être de quelques planches crayonnées susceptibles de créer l'évènement. "Je tiens l'inventaire des belles pièces qui sont aux mains de collectionneurs privés", avance Eric Leroy. Combien ? "Secret professionnel !" Moins de cinquante ? "Quelques petites dizaines, pas plus. Dont beaucoup reviendront sur le marché lors de successions, comme c'est le cas pour ce projet de couverture du Lotus Bleu", finit-il par répondre.

A ce prix-là, seule une poignée de collectionneurs est susceptible de faire le chèque à sept chiffres pour accrocher cette esquisse de couverture au-dessus de sa cheminée. "Le marché des collectionneurs de planches originales rassemble au maximum 5 000 personnes en Europe, surtout en France, en Belgique et en Suisse, détaille François Deneyer, fin connaisseur du marché et auteur du livre Petites histoires originales (éd. ASBL Musée Jijé, 2016), qui fait référence dans le milieu des collectionneurs. Parmi ceux-ci, 20 ou 25 personnes ont les moyens de s'offrir une planche d'Hergé à 100 000 ou 200 000 euros. Au-delà du million, ils ne sont pas plus de dix." Peut-être faut-il ajouter quelques collectionneurs chinois, sensibles à la thématique de l'album. Des œuvres d'Hergé sont exposées dans un musée à Canton. "Avant, c'était un marché de passionnés, porté par quelques collectionneurs médiatiques comme le chanteur Renaud ou l'acteur Pierre Arditi. Maintenant, c'est un marché de financiers", peste le tintinologue Jacques Langlois, auteur d'un récent Petit éloge de Tintin (éd. François Bourin).

Et dire que le même Hergé se lamentait que son dessin initial ait été refusé, ce qui l'a contraint à effectuer un dessin plus simple pour des raisons techniques : "[Ce] dessin [créait], au moyen d’ombres et de dégradés, une atmosphère très mystérieuse, un peu louche même, qui aurait frappé les enfants, pestait Hergé à son éditeur après avoir revu sa copie, dans un courrier exhumé par le site BDZoom. Mais ici, comme il ne s’agissait pas d’une œuvre célèbre, et que je ne suis ni Rubens ni Rembrandt…" Quatre-vingt cinq ans plus tard, il ne joue pas encore dans la même cour que les deux peintres flamand et néerlandais, mais on s'en approche. "Regardez les cotes d'un artiste contemporain comme Calder il y a vingt-cinq ans, souligne Eric Leroy. C'est comparable à la cote d'Hergé aujourd'hui, dans un marché qui est encore très neuf. Quelqu'un qui a acheté du Hergé en 1990, c'est un peu comme s'il avait gagné au Loto aujourd'hui."

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