: Interview L'indispensable "légèreté" de Catherine Meurisse
Longiligne, frange brune qui lui barre le front, on reconnait cette silhouette, qui traverse toutes les pages de "La légèreté". Elle a retrouvé le sourire, la dessinatrice Catherine Meurisse, qui raconte dans ce magnifique et bouleversant album le chemin qu'il lui a fallu parcourir après le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Ce jour là elle était en retard à la conférence de rédaction hebdomadaire. Elle a entendu les coups de feu. Elle a perdu ses amis, ceux avec qui elle travaillait depuis 10 ans pour le journal satirique. Puis elle a perdu la mémoire, ses facultés intellectuelles, l'envie de rire, et même la colère.
"Cet album, j'aurais aimé qu'il n'existe jamais"
"Cet album, j'aurais aimé qu'il n'existe jamais" commence-t-elle, avant même que la première question ait été posée. "Mais je suis heureuse que d'un immense chagrin soit sorti quelque chose qui peut être partagé en BD, qui peut apaiser", ajoute Catherine Meurisse. "Ce n'est pas pour ça que je l'ai fait, au départ", explique-t-elle. "Je l'ai d'abord fait pour moi. C'est comme ça, on fait d'abord un livre pour soi. Je l'ai fait pour me reconstruire après avoir été démolie", poursuit-elle. "Comme le dit Philippe Lançon dans la préface, c'est un mur qui s'abat sur nous, et il a fallu retirer pierre après pierre, et ensuite on se découvrir en morceaux, en fragments".
Elle raconte comment "La légèreté" a été un "grand travail de rassemblement". Sans volonté délibérée, elle y a mis tous ceux de Charlie. "Il y a tout le monde. Les vivants et les morts, les blessés et les non blessés, et aussi les grands classiques, Cabu, Stendhal, Proust, mes amis… Je ne voulais plus rien perdre après avoir tout perdu", explique la dessinatrice. "Ce n'est pas un livre de souvenirs de Charlie, mais il y a tout le monde. Parfois de manière allusive, parfois plus présente. Certains y occupent une grande place comme Mustapha par exemple, le correcteur, même si je le connaissais moins bien que Charb ou Cabu, mais il était celui qui relit les mots, l'homme du langage. Et le langage, c'est ce que le 7 janvier avait détruit, qui nous a rendu muets. Le langage c'est ce qui permet de comprendre l'autre, d'éviter de se haïr", explique Catherine Meurisse.
"Après le 7 janvier j'ai perdu la raison"
Elle pressent qu'elle trouvera l'issue en se tournant vers la beauté, sous toutes ses formes. "J'ai eu l'intuition qu'après le choc du 7 janvier, il fallait un autre choc, et que ce choc pouvait être provoqué par la beauté, comme celui ressenti par Stendhal en Italie, (qui a ensuite donné à ce phénomène le nom de "syndrome de Stendhal). Après le 7 janvier, j'ai perdu mes facultés intellectuelles, ma raison. Je ne pouvais plus penser. Il ne me restait que l'intuition et la perception. J'ai été dans une phase d'hypersensibilité. Quelques jours après le 7 janvier, des amis m'ont emmenée au bord de la mer, pour me changer les idées. Une fois là-bas, j'ai eu l'impression de voir la mer pour la première fois de ma vie. La vue de ce paysage m'a transpercée. Et j'ai senti que c'était cette beauté qu'il fallait suivre. Se laisser transpercer par la beauté naturelle et culturelle", raconte Catherine Meurisse. "C'est d'ailleurs difficile à exprimer en dessins", confie la dessinatrice.
PLANCHE COMMENTÉE (couverture)
Le dessin de la couverture, c'est le premier dessin que j'ai fait 5 mois après l'attentat"
"Après le massacre, je sentais mon corps inerte, éteint, je sentais seulement dans mes yeux le battement de mon cœur. J'ai entendu ce pouls et c'est comme ça que j'ai compris que je n'étais pas morte", explique Catherine Meurisse. "Au début, je me suis dit que je ne dessinerais plus. Que j'arrêterais. Mais en fait le dessin ne m'a jamais totalement quittée. D'abord il y a eu les dessins que j'ai fait pour le journal des survivants, celui qui a suivi le massacre. Des dessins appauvris, amaigris, difficile à coucher sur le papier. Mais le dessin est resté comme un réflexe de survie", poursuit-elle, "et j'ai réalisé que c'était le dessin qui pourrait me redonner la légèreté. Qu'il fallait me nourrir esthétiquement pour nourrir mon imaginaire, qui était bloqué, pour pouvoir recommencer à dessiner".
PLANCHE COMMENTÉE (pages 18, 19 et 20)
J'étais plongée dans un silence intérieur qui a duré très longtemps"
Dans cet album très réussi graphiquement, Catherine Meurisse en appelle à toutes sortes de techniques, l'encre de chine, sa technique de base, mais aussi l'aquarelle, le pastel sec, le dessin au crayon, sans jamais perdre son lecteur. Cette diversité graphique sert au contraire le propos. "Techniquement, c'est arrivé en désordre, parce que j'étais en désordre", explique la dessinatrice. "Je n'ai pas choisi mes outils, ils se sont imposés. J'ai utilisé la plume et l'encre de chine, mon outil de prédilection, parce qu'il ne fallait pas tout changer, et puis la couleur est revenue. Et c'est étrange, parce que les gens me disent qu'ils voient de la couleur dans mes planches pour la première fois. Je suis surprise, car j'avais l'impression d'avoir toujours mis de la couleur dans mes dessins, mais c'est vrai que je n'avais peut-être jamais vraiment montré cet aspect là de mon travail", confie-t-elle. "C'est un constat amer, de penser qu'il a fallu l'effroi de la catastrophe, la violence du 7 janvier, pour que tout cela sorte de moi", dit-elle.
En regardant la beauté, Catherine Meurisse a retrouvé la mémoire, et sa capacité à penser. "Dans "La légèreté", le petit personnage, ce petit chaperon vert, c'est moi. Il marche tout au long de l'album. Il chemine. Parce que cet album en fait, c'est un chemin, qui mène vers une remontée à la surface. A la fin elle peut enfin s'asseoir. Le paysage ne me transperce plus. Je peux le regarder tranquille, j'ai retrouvé une possibilité de contemplation apaisée", confie la dessinatrice.
PLANCHE COMMENTÉE (dernière page)
Je vais rester attentive au moindre signe de beauté. C'est ce qui peut aider à renaître"
"Je sens qu'il y a urgence à être dans la lenteur"
Catherine Meurisse a travaillé dix ans à Charlie Hebdo. "Je garde le rire, cette façon de tourner le sérieux du monde en dérision pour briser le totalitarisme, l'obscurantisme. Il me reste le réflexe de ce rire-là". Le fameux "pas de côté" prôné par Gébé (disparu en 2004), "qui était admiré de tous à Charlie, le plus poète de tous. Ce pas de côté qui permet de rire, et aussi une certaine poésie", poursuit la dessinatrice, qui dit aussi avoir en mémoire les anecdotes des uns et des autres, et "tout ce que l'on peut apprendre à côté de gens intelligents, vifs, modestes".
Catherine Meurisse ne fera plus de dessin de presse. "Le dessin de presse c'était avec eux. Je faisais mes dessins pour les faire rire; et pour rire des leurs. C'était un travail en bande. La bande a éclaté. L'équipe est décimée. Je veux les garder intacts et vivants dans mon esprit. Et je ne veux rien y ajouter", confie-t-elle. "Il y a aussi qu'après le 7 janvier, le temps a changé. Le temps n'est plus le même. Je sens qu'il y a urgence à être dans la lenteur. Le temps des médias ne me convient plus et dessiner sur l'actualité me paraît dérisoire. La politique ne m'intéresse plus", dit-elle. "Je privilégie le temps de la littérature, qui me nourrit, et que je veux pour mes projets", conclut-elle.
"La légèreté", Catherine Meurisse (Dargaud -136 pages – 19,99 euros)
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