La nouvelle génération de la bande dessinée arabe s'expose à Angoulême
Moyen-Orient, Golfe, Afrique du Nord, de Casablanca en passant par Alger et Tunis, jusqu'au Caire, Bagdad ou Beyrouth, et même jusqu'en Syrie, ils forment aujourd'hui ce que l'on peut appeler une "nouvelle génération" de la bande dessinée arabe. "Ce qui nous a frappé en préparant le projet, c'est qu'ils se connaissaient tous. Ils ont à peu près tous le même âge, à peu de chose près, entre trente et quarante ans, et ils ont énormément d'échanges entre eux", raconte Jean-Pierre Mercier, commissaire de l'exposition. "Avec les réseaux sociaux, c'est vrai ça facilite énormément la communication", ajoute Mohammed Elbellaoui, co-fondateur du collectif marocain Skefkef.
L'énergie du collectif
Et ce rassemblement des énergies est indispensable dans un contexte où le lectorat est quasi inexistant et l'industrie totalement absente de la plupart des pays de ses artistes. Alors il faut s'organiser. "Au Maroc, des études ont montré que chaque citoyen consacre trois minutes par an à la lecture ! Jusqu'ici, Il n'y avait pas de BD arabe. Quand j'étais enfant il n'y avait rien. On avait parfois l'occasion de lire de la BD américaine, franco-belge, japonaise, parce qu'il en arrivait jusqu'au Maroc quelques exemplaires, mais c'était rare. Avec les Printemps arabes, ça s'est ouvert, et on a pu découvrir des choses par des circuits alternatifs", raconte ce jeune auteur."Il y a eu un début de naissance de BD dans les années 60-70 en Tunisie, avec la forme des strips notamment. Mais avec l'arrivée de Ben Ali et la radicalisation du pouvoir, tout cela a disparu", raconte Seif Eddine Nechi, co-fondateur du collectif LAB-619 et de Soubia.com, un blog de BD en ligne.
Ces auteurs sont donc en train d'inventer une bande dessinée arabe. Sans aucun soutien, ils se prennent en main collectivement. Ils lancent des revues, montent des festivals, organisent des résidences. "Ce qui est frappant, c'est qu'ils travaillent tous ensemble. Les auteurs tunisiens vont être publiés dans les revues libanaises, ou inversement. Ils organisent des dizaines d'événements dans de nombreuses villes", raconte Jean-Pierre Mercier, qui dit avoir eu l'idée de cette exposition à l'occasion de ses visites au festival CairoComix, à Beyrouth pour les Mahmoud Kahil Awards, ou au Maroc pour le festival de bande dessinée de Tétouan.
"Pour nous c'est une source d'énergie, de sentir qu'on est ensemble", explique Seif Eddine Nechi, co-fondateur du collectif tunisien LAB-619. "On échange, on se critique… Franchement si parfois on perd courage, seul dans son coin, alors on retrouve les autres sur un événement ou même on échange via les réseaux sociaux et c'est reparti. Quand je rentre d'un festival je suis pressé de me remettre au boulot !" ajoute le dessinateur tunisien. "C'est une force d'être ensemble, c'est pas une question matérielle, c'est un esprit, un mouvement", ajoute Mohammed Elbellaoui.
Skefkef, LAB-619, TokTok, 12 tours, Garage, Ramadan Hardcore Webcomics ... "Les noms des collectifs sont drôles", souligne Jean-Pierre Mercier, "et plein de sens, dans 'LAB-619' 619 est le numéro de code barre pour la Tunisie. Ou la Samandal Comics (salamandre), qui donne l'idée de transformation ou encore "Skefkef" c'est le nom d'un sandwich", raconte Jean-Pierre Mercier. "Oui c'est un sandwich très populaire, pas cher !", ajoute Mehdi Anassi, auteur marocain co-fondateur du collectif Skefkef.
Parler de tous les sujets, sans tabou
"Il y a aussi un souci d'indépendance", explique Jean-Pierre Mercier, qui passe aussi par la publication en ligne, ce qui évite de discuter avec les autorités", ajoute le commissaire de l'exposition. "Ce qui est très frappant aussi, c'est de voir le nombre de femmes qui participent à ces collectifs. Ca remet bien en question les clichés que l'on peut avoir sur certains de ces pays. Alors qu'ici, en France, on est en train de se questionner sans arrêt sur la parité, quand on regarde cette nouvelle génération de la bande dessinée arabe, il y a au moins autant de femmes que d'hommes", se félicite Jean-Pierre Mercier.A la question de savoir s'ils considèrent leur BD comme une BD militante, Mahammed Elbellaoui répond : "Le fait qu'on existe toujours. Rien que ça, le fait d'exister, c'est du militantisme". "C'est drôle de voir que certains auteurs s'autocensurent. Nous on veut être libres. Si on fait tout ça, c'est pour aller vers les gens, pour partager. On veut pouvoir aborder tous les sujets y compris ceux des sujets tabous, les sujets de la société. Clairement il y a des BD qui n'auraient pas pu voir le jour si on était passé par des circuits traditionnels", explique Mohammed Elbellaoui. "Oui nous on aborde tous les sujets, la sexualité, le terrorisme, la religion, les traditions marocaines", poursuit-il.
"Je crois qu'on a commencé à changer un tout petit peu le monde"
"Ce sont des sujets qui me parlent plus que la politique. Parler de politique ça n'avance à rien. L'enjeu n'est pas politique. Je dirais plutôt qu'on pratique des séances d'observation de nos sociétés", dit-il. "Les auteurs arabes explorent toues sortes de pistes : l'autofiction, ils s'amusent aussi beaucoup à détourner les codes de la BD occidentale, les super héros. Et il y a une autre chose frappante, qui traverse presque toute la BD arabe, c'est l'omniprésence de la rue, de la ville, de l'urbain", explique Jean-Pierre Mercier. "Ben oui on vit dans des villes. Y en a marre des clichés bidonville-désert-chameau", s'amuse Seif Eddine Nechi."Ce qui m'intéresse c'est de casser les clichés. Chaque fois que je dis que je viens du Maroc on me parle du film "Casablanca". Je leur dis mais pourquoi tu me parles de ce film qui date des années 50 et qui a été tourné dans les studios d'Hollywood ! Je leur dis : mais quoi enfin on existe, on est vivants, Casablanca est la capitale du Maroc et c'est ici que bat le cœur du Maroc ! Moi je veux montrer le Maroc d'aujourd'hui, décortiquer le système de fonctionnement de la société marocaine en jouant sur les clichés, sur le folklore, avec l'humour noir", ajoute le dessinateur.
"On croit qu'on ne change pas le monde, mais je crois qu'on est en train de le changer", remarque Seif Eddine Nechi. "On n'est pas en train de faire de la politique, mais en nous exprimant, en décrivant le monde tel qu'il est et tel qu'on le vit, en abordant toutes les questions de société, du harcèlement au terrorisme, en fait je crois qu'on a commencé à changer un tout petit peu le monde", conclut le dessinateur tunisien.
Si vous êtes au Festival d'Angoulême, ne rater pas cette très belle exposition qui révèle la richesse et la créativité d'un monde en mutation. Pour les autres, chance : l'exposition dure jusqu'au mois de novembre prochain.
Exposition Nouvelle génération – La bande dessinée arabe aujourd'hui
Cité de la bande dessinée à Angoulême, du 25 janvier au 4 novembre
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