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Pionniers de la bande dessinée alternative : que sont-ils devenus ?

Le festival d'Angoulême est l'événement international majeur du monde des bulles. Rendez-vous incontournable de tous les acteurs de la bande dessinée, on y trouve les grandes maisons d'édition, mais aussi toute cette ruche grouillante d'éditeurs indépendants passionnés, dont certains ont aujourd'hui atteint l'âge de la maturité. Rencontre à Angoulême avec ces "grands frères" de la BD alternative.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Stand de L'association, Angoulême 2017
 (Laurence Houot / Culturebox)

Ils ont révolutionné la BD dans les années 90 et 2000, les formats, la manière de raconter les histoires mais aussi une nouvelle façon d'éditer des livres. Que sont devenus ces pionniers de la bande dessinée alternative ? Comme ils s'en sortent ? Qu'est-ce qui les fait encore rêver, comment ils voient l'avenir ? Reportage dans les allées du "Nouveau Monde" une grande tente installée à l'ombre de l'hôtel de Ville d'Angoulême. Ils sont tous là, des pionniers aux fanzines, en passant par les petits éditeurs indépendants professionnels, semi-professionnels, médias alternatifs, amateurs, voire bricoleurs.

Première chose : se débarrasser de la doudoune et de l'écharpe. Dans cet espace qui abrite des centaines d'éditeurs enthousiastes, il fait toujours chaud. Une sensation exacerbée par la déco à dominante rouge orange. Pas l'enfer pourtant, mais plutôt le paradis des passionnés de la bande dessinée alternative, qui a aussi son Fauve, décerné cette année à la revue Biscotto.

Nous avons rencontré à Angoulême quatre éditeurs alternatifs ayant chacun à sa manière atteint la maturité. 

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L'Association (les pionniers) : "On est devenus la classe moyenne"
Céline Merrien, présidente de L'association, avec Patrice Killoffer
 (Laurence Houot / Culturebox)
Ils sont nés en 1990. A l'époque, la BD "indé" n'existait pas. Ils l'ont inventée. Au départ de l'aventure de L'Association : 7 auteurs de bande dessinée (JC Menu, Stanislas, Matt Konture, Killoffer, Lewis Trondheim, David B. et Mokeït, qui quitte le navire rapidement). La bande imagine une nouvelle manière d'éditer la BD, ni Fanzine ni maison d'édition traditionnelle, ils inventent un modèle économique et proposent des formats qui sortent de la BD classique. Au début des années 2000, ils publient "Persépolis", de Marjane Satrapi. Un carton, qui les propulse dans une autre dimension, et pousse les autres maisons d'édition à s'intéresser à la BD alternative. Bref. Ce sont eux qui ont fait la révolution. Et aujourd'hui, où en sont-ils ? Sur le stand qui trône au centre de l'espace, beaucoup d'agitation. Lewiss Trondheim et Brigitte Findakly sont en dédicace. Les piliers de l'Association s'affairent. Une ruche.

L'Association aujourd'hui : 4  salariés et demi, un comité éditorial composé de 9 personnes, entre 10 et 15 livres édités par an. Une trésorerie à l'équilibre. "La maison a longtemps vécu sur les bénéfices de certains livres qui ont très bien marché, comme "Persépolis". On vivait sans souci sur le trésor de guerre. Du coup on publiait beaucoup de choses, du moment que l'on ne détestait pas, on publiait. Mais on a commencé à vraiment perdre de l'argent", confie Céline Merrien, la présidente de L'Association, dont la structure est restée associative.

"Après le départ de JC Menu en 2011, on a resserré les boulons. On a limité le volume des publications. Aujourd'hui on ne publie que les choses qu'on adore. Ça limite la casse. Parce qu'en général, quand un projet nous enthousiasme tous vraiment, il y a de grandes chance pour qu'il enthousiasme aussi les lecteurs", confie-t-elle. "On continue à faire des livres qui nous passionnent, avec le même enthousiasme. Mais c'est vrai que par rapport à tous ces petits éditeurs, ou les fanzines, maintenant on a un 'statut'. On est dans le Syndicat de la BD alternative (SEA, créé il y a deux ans) et c'est vrai qu'on se rend compte qu'on n'est pas tout à fait dans les mêmes logiques et les mêmes problématiques que cette micro-édition, artisanale. On se rend compte qu'on a évolué et qu'on ne peut pas revenir en arrière. C'est un autre monde. On a des diffuseurs, des distributeurs. Maintenant on fait partie de la classe moyenne de l'édition BD", sourit Céline Merrien. "Comme Cornélius, ou Rakham, on s'est institutionnalisés. On n'est pas dans cette logique radicale des éditeurs qui ne fonctionnent qu'à la précommande, qui ne veulent pas passer par les réseaux. Une logique d'entre-soi qui ne me parait pas nécessairement très positive. Il faut que les livres arrivent jusqu'au lecteur. C'est ça la finalité quand même !", insiste-t-elle.

"On a été très radicaux. JC Menu par exemple au début ne voulait pas du code-barre sur les livres. Mais c'est se priver d'une partie du lectorat. Donc nous on garde une forme de radicalité mais elle est plutôt portée sur la qualité des livres qu'on publie, et sur l'exigence dans la fabrication, et on publiera jamais un livre avec comme seul objectif de gagner de l'argent. Et on ne peut pas être corrompus dans la mesure où on a gardé notre statut d'association."

Demain ? "L'avenir pour nous, c'est de garder le cap. Si un jour on ne trouve plus d'intérêt dans ce qu'on fait, qu'on se sent "hasbeen", alors on arrêtera. Mais ça ne fait pas partie des projets", conclut-elle.
 
Et Angoulême ? "C'est incontournable. Il y a une seule année où on n'a pas eu de stand à Angoulême. Je ne me souviens plus de la date, je me souviens seulement que c'était une année où il avait neigé. C'est sûr ça nous coûte un peu d'argent. C'est difficile de dire combien. L'année dernière ça nous avait coûté 10 000 euros mais ça dépend des années, de ventes, et il y a le budget bière qui n'est pas négligeable ! (rires). Mais c'est important d'être là. C'est la seule occasion de l'année où on est tous rassemblés au même endroit. Même pour voir nos propres auteurs, les étrangers surtout, et de se voir en plus dans un contexte festif, où il est plus facile de rencontrer les autres, de lier des amitiés…
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Frémok (les expérimentateurs) : "Faire des livres à haute valeur artistique"
Thierry Van Hasselt et Yvan Alagbé, stand Frémok Angoulême 2017
 (Laurence Houot / Culturebox)
Ils sont nés en 2002. Le FRMK (prononcez 'Frémok') est le fruit du mariage entre l'association belge Fréon, créée par Thierry Van Hasselt, Vincent Fortemps, Olivier Poppe, Olivier et Denis Deprez, et l'éditeur français Amok, d'Yvan Alagbé. La maison a pris ses quartiers à Bruxelles. Frémok est la maison d'édition des expérimentations par excellence, avec un niveau d'exigence très élevé, autant en matière éditoriale que pour le soin apporté à la fabrication des livres. Frémok flirte avec d'autres champs artistiques (la danse, l'art contemporain, le théâtre…), mais se lance aussi dans des expérimentations et des engagements directement branchés sur la société. Ils se sont notamment associés à la "S" Grand-Atelier, une institution qui accueille des artistes déficients mentaux, avec qui les auteurs partagent des résidences, et qui a donné naissance à une plateforme éditoriale pour publier des livres qui témoignent de ces expériences.

Frémok aujourd'hui : "On est tous bénévoles depuis 20 ans", explique Thierry Van Hasselt, l'un des fondateurs. "On édite des livres à très forte valeur artistique", explique-t-il, "pas toujours faciles entre guillemets, qui peuvent ne pas se vendre très bien", poursuit-il. "Donc on fonctionne sur un modèle associatif, avec une structure horizontale, où les gens sont tous bénévoles, entrent ou sortent en fonction de leurs disponibilités". La maison publie une dizaine de livres par an. "On n'a pas beaucoup de charges, donc quand ça ne va pas, on fait une pause, et on recommence quand les finances retrouvent l'équilibre", explique Thierry Van Hasselt. On n'est pas nombreux dans le paysage à fonctionner comme ça. La maison a aussi développé des partenariats avec d'autres maisons d'édition, comme pour le Fauve d'Or cette année (oui, c'est eux qui l'ont décroché !) avec ""Paysage après la bataille" de Philippe de Pierpont et Éric Lambé, publié en collaboration avec les éditions Actes Sud. Frémok s'appuie aussi sur des institutions avec qui la maison partage des expériences, comme la "S" Grand-Atelier par exemple. "Il faut ajouter que les pouvoirs publics belges nous aident beaucoup aussi", souligne Thierry Van Hasselt.

Demain : "On cherche à multiplier les collaborations, les échanges, parce qu'on reste une structure fragile, ou personne ne se paie. Moi par exemple je suis prof aux Beaux-Arts de Bruxelles (Ecole Saint-Luc à Bruxelles). J'ai la chance d'avoir ce métier avec une charge horaire légère, qui est sensée laisser du temps pour développer des activités artistiques extérieures. On peut dire que je fais le job."

Et Angoulême ? "C'est un moment important. Qui donne de la visibilité à notre travail, où on peut faire des rencontres, lancer des collaborations, des projets en commun avec d'autres. C'est l'endroit où les professionnels sont tous là au même moment au même endroit. C'est un peu comme une grosse réunion qui aurait lieu tous les ans. Nous, ça nous coûte pas trop, trop cher parce que le stand est payé par les institutions belges, mais c'est quand même un investissement. Il faut payer le voyage, l'hébergement pour une petite dizaine de personnes, mais d'un autre côté c'est un moment aussi où on vend pas mal de livres donc finalement on ne perd pas vraiment d'argent".
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Ça & Là (les singuliers) "cultiver le particularisme
Stand Ça & là Angoulême 2017
 (Laurence Houot / Culturebox)
Ils sont nés en 2005. "Quand on a décidé de créer la maison, il y avait déjà 180 éditeurs de BD (il y en a aujourd'hui 380), et donc il fallait se singulariser" se souvient  Serge Ewenczyk, le fondateur de Çà  & Là. Il choisit donc de publier exclusivement des auteurs étrangers. "J'étais amateur, déjà, et puis comme je n'avais pas l'intention de publier plus de 10, 12 titres par an, étant donnée la profusion de la production dans le monde, c'était raisonnable".

Çà & Là aujourd'hui : Une petite entreprise (pas associative donc), avec trois salariés, "et on va s'arrêter là", annonce Serge Ewenczyk. La maison compte 125 titres à son catalogue, tirés entre 1000 et 3000 exemplaires, avec une soixantaine d'auteurs (américains, sud-africains, finlandais, israéliens…), pour la plupart absents des catalogues des autres maisons d'édition. "Depuis les débuts, on en est à 13 titres en compétition officielle à Angoulême, et trois primés". Un bilan plutôt positif pour cette petite maison d'édition indépendante qui a su marquer sa singularité. "C'est un peu les montagnes russes quand même, mais de toutes façons, c'est comme ça, c'est structurel. Au début on pense que c'est conjoncturel, et ensuite on comprend que c'est intrinsèque à la structure, donc il faut intégrer l'information et après ça va. Ça fait douze ans qu'on est fragiles, et ça ne changera pas", poursuit-il.

Demain "L'avenir se présente plutôt pas si mal. Globalement le marché de la BD se porte plutôt bien, même si les ventes ont tendance à se concentrer sur un petit nombre de titres (ça doit être l'effet conjugué de la crise et du panurgisme)", remarque l'éditeur. "Mon objectif, poursuit-il, c'est de continuer à publier les livres que j'ai envie de publier, en réussissant à boucler les fins de mois."

Et Angoulême ? "C'est incontournable. On ne peut pas ne pas venir. C'est un événement mondial. Je mesure l'impact de ce festival avec mes auteurs étrangers. Ils sont ravis quand ils sont sélectionnés. Angoulême c'est un peu le festival de Cannes de la BD, le hub de la BD. Tout le monde est là. Les lecteurs, les libraires, les éditeurs, les auteurs, les bibliothécaires. C'est un accélérateur de particules. C'est une chance d'avoir ce festival. Et donc je ne me suis jamais posé la question de savoir si je venais ou pas. En plus on ne perd pas vraiment d'argent parce qu'on vend des livres et de toutes façons même si on en perdait on viendrait quand même, parce qu'on est largement récompensés par ce qu'on gagne en visibilité, échanges, rencontres…", s'enthousiasme Serge Ewenczyk. "Et c'est un festival indépendant. On le vois encore avec le palmarès de cette année. Le festival met en avant des livres qui ont une vraie singularité. C'est une chance, et une indépendance à préserver !", conclut-il.
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L'Employé du mois (les prudents) : "Un livre après l'autre"
Stand Employé du Mois Angoulême 2017
 (laurence Houot / Culturebox)
L'employé du mois est né en 2000 en  Belgique, créé par 5 ou 6 auteurs qui avaient envie d'éditer leurs livres. "On a commencé comme tout le monde, avec le fanzinat. Et puis on a eu envie d'éditer des livres.  Moi ça m'intéressait de comprendre toute la chaîne de l'édition, explique Sacha Goerg, l'un des fondateurs.

L'employé du mois aujourd'hui : "On est tous bénévoles. On commence seulement à pouvoir rémunérer les auteurs", confie Sacha Goerg. Au début, l'idée était de rembourser les frais de fabrication du livre. Maintenant on arrive à payer un  peu les auteurs. Mais c'est très récent", ajoute-t-il. "L'idée c'est de ne pas trop prendre de risques". La maison édite quatre livres par an. "On s'occupe de tout : l'édition, le maquettage, l'envoi à l'imprimeur, plus le boulot de com et de presse pour la sortie", explique-t-il. La maison tire ses livres à 1000 exemplaires en moyenne. "On travaille beaucoup maintenant avec des imprimeurs des pays de l'Est. Ça s'est s'est institutionnalisé, ils ont meme des antennes à Paris. Et ça nous a fait faire beaucoup d'économies.

Demain : "L'idée, c'est de continuer tant que l'esprit se renouvelle. On tente des trucs nouveaux, notamment dans le domaine numérique. Parce que c'est un champ vraiment intéressant, plein de possibles. Parce que le livre, on peut changer la forme, mais c'est limité en termes d'innovation. On continuera comme ça, sur un modèle associatif, et bénévole. C'est vrai qu'on n'est pas payés, mais être éditeur ça donne un statut, ça a une valeur (qui n'est pas pécuniaire, mais qui compte). Et on essaie aussi de se perfectionner. Au début on n'était pas de très bons éditeurs, on s'est professionnalisés, à notre petit niveau. Par exemple maintenant on fait des rétro-plannings, pour être dans les temps, on connait mieux les enjeux. Pour l'instant on est stable, dans la production et dans la vente. Donc on continue. On s'arrêtera le jour où on s'ennuiera", conclut Sacha Goerg.

Et Angoulême ? On vient quoi qu'il arrive. C'est la fédération Wallonie Bruxelles qui paie le stand. Nous on prend en charge le transport des personnes et des livres, l'hébergement, la nourriture. On essaie de s'organiser. On loue une maison où on loge tout le monde. Pour nous, c'est une manière de gagner en visibilité. Et puis on peut aussi vendre les livres en direct donc on fait aussi une petite recette. Et c'est aussi une manière de faire connaître nos auteurs au public, avec des séances de dédicaces, et nous aussi d'être en relation directe avec le public. Et enfin ici on rencontre des pros, on organise des rendez-vous, on fait des rencontres…"

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