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"Elle s'appelait Tomoji" de Taniguchi : un portrait de femme dans le Japon rural de l'Ere Taishô

"Elle s'appelait Tomoji" (Rue de Sèvres), le dernier album du célèbre mangaka Jirô Taniguchi, à l'honneur au dernier festival d'Angoulême avec une énorme exposition rétrospective, est un roman graphique sur la vie de la fondatrice d'un temple bouddhiste de la région de Tokyo. L'auteur y exprime toute sa sensibilité et offre l'un de ses premiers mangas d'amour.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
"Elle s'appelait Tomoji" Jirô Taniguchi
 (Jirô Taniguchi)
L'histoire : 1925, dans la préfecture de Yamanashi, dans la campagne japonaise, dans un petit village situé sur un riche plateau entouré de montagnes (au sud le Mont Fuji, à l'ouest, le mont Kaikomagatake), la jeune Tomoji, 13 ans, s'enivre de la beauté des paysages tandis que Fumiaki, un jeune homme de 19 ans, les photographie. Ils se croisent à peine ce jour-là mais leur rencontre future est en filigrane de l'histoire qui commence, celle de Tomoji. Elle vit seule avec sa grand-mère. On reviendra ensuite sur toute son histoire, des jours heureux de sa toute petite enfance, avec sa mère et son père, son demi-frère et sa petite sœur, jusqu'à la rencontre avec celui qui deviendra son mari, et avec qui elle fondera le temple Shôjushin, un temple bouddhiste de la région de Tokyo. Entre temps son père est mort, puis sa mère est partie et sa petite sœur est morte aussi.

Un temple Bouddhiste

A l'origine de ce nouvel album, Shôjushin, un temple bouddhiste, situé près de Tokyo et assidument  fréquenté depuis trente ans par l'épouse du dessinateur japonais. Ceux qui animent ce temple connaissent bien Taniguchi et son travail, et lui demandent un jour s'il serait d'accord pour dessiner quelque chose dans leur bulletin trimestriel pour faire mieux connaître le temple et surtout la personnalité l'a fondé, Tomoji Uchida.
 
Taniguchi accepte le projet mais à certaines conditions : il n'est pas question pour lui de se lancer dans un travail hagiographique, ni de se contenter d'illustrer une simple biographie, persuadé qu'"on ne peut pas faire un manga solide à partir de simple faits biographiques". L'auteur a donc laissé de côté l'histoire de la création du Temple, à peine évoquée à la fin de l'ouvrage, et s'est concentré sur "le parcours de vie qui a façonné la personnalité de Tomoji, et qui l'a finalement conduite à choisir la voie de la spiritualité."

Ecrire avec un scénariste

Un projet ambitieux pour Taniguchi, même s'il a déjà fait ce genre de travail avec "Au temps de Botchan".  "La mise en scène du récit s'est avérée complexe : faire bouger Tomoji de façon convaincante dans le contexte de son époque, avec ses objets, ses outils, son style de vie, son environnement familial". Parce qu'il dispose de peu de temps, et aussi parce qu'il ne connait pas suffisamment le sujet à traiter, Taniguchi a préféré faire appel à un scénariste, Miwako Ogihara, habituellement scénariste pour la, télévision.
 
Taniguchi s'attache aussi à construire le personnage de Tomoji avec minutie. "La nécessité d'être juste m'apparaissait d'autant plus importante que nous étions souvent confrontés, s'agissant d'un contexte historique sur lequel les documents sont relativement rares, au risque d'anachronisme".
 
Taïsho

"Elle s'appelait Tomoji" raconte une vie, de l'enfance à l'âge adulte, et traverse donc les époques. C'est aussi l'un des aspects qui intéressait Jirô Taniguchi dans ce projet : pouvoir rendre compte  d'une période charnière de l'histoire du Japon l'Ere Taishô (1912-1926), très courte, coincée entre les ères Meiji (1868 –n 1912) et Shôwa (1986 – 1989), et secouée par le tremblement de terre de 1923. Taniguchi s'intéressait depuis longtemps à cette période historique, avec un projet autour du peintre Takehisa Yumeji (1884-1934), et pour lequel il avait déjà beaucoup travaillé. "J'avais commencé à rassembler de la matière et de là, documentation à son sujet afin d'en tirer un jour une histoire, peut-être. Et finalement, ça n'a pas été Tomoji ; la matière était là, je m'en suis servi".

Le Japon rural

Taniguchi dessine le Japon rural, ses paysages, ses champs, son architecture traditionnelle, son mode de vie simple, avec une minutie de documentariste. "Je me suis rendu dans la région de Yamanashi, afin de m'en représenter correctement la géographie et l'histoire", explique le dessinateur. Et il retranscrit avec subtilité ce mélange de pauvreté, de rudesse, de calme et de douceur du monde rural. Un monde en voie de disparition. "On sent bien que la population de ce Japon vieillit. Il n'est pas certain qu'il puisse se perpétuer encore longtemps."
Jirô Taniguchi a dessiné le Japon rural de l'ère Taïsho (1912-1926)
L'amour

L'histoire d'amour entre Tomoji et Fumiaki, en route l'un vers l'autre, est en filigrane l'histoire. C'est avec pudeur et retenue que le dessinateur aborde cette question des sentiments, respectant aussi l'esprit de l'époque, les mariages arrangés, les rendez-vous. "Avec le recul, je me dis que je n'ai jamais vraiment traité d'amour dans mes livres précédents. Et qu'au fond, celui-ci, hormis peut-être "Les années douces", est le premier".

Tomoji, un beau portrait intime de femme

Avec "Elle s'appelait Tomoji" Taniguchi s'est lancé dans le portrait intime d'une femme. Une exception dans son oeuvre, qui comprend peu de figures féminines. "C'était un de mes points faibles. Je travaille beaucoup à partir de mes expériences personnelles et comme je suis un homme…C’est plus facile pour moi de dessiner des hommes", explique le dessinateur, qui au fil de ses albums s'est attaché à mieux dessiner les personnages de femmes.
 
"Au Japon on me reprochait toujours de mal dessiner les femmes, et que si je ne les dessinais pas mieux je ne pourrais pas avoir de succès. Avec "Botchan", j’ai découvert comment mieux traiter mes personnages féminins, et à partir de ce moment-là, mes personnages féminins ont été un peu moins "masculins", mais plus de vrais personnages féminins. Puis avec "Les années douces", dans lequel le personnage principal est une femme, je me suis vraiment attelé à travailler ça et je crois pouvoir dire que j’ai fait quelques progrès", explique le dessinateur.

La sérénité de l'âge

"Elle s'appelait Tomoji" s'inscrit dans la continuité du travail de Taniguchi, qui s'est adouci avec le temps. "C’est difficile de dire ce qui est resté constant et ce qui a changé. Ce que je peux dire c’est qu’en 40 ans de travail, il y a des choses que je sais mieux faire aujourd’hui, le découpages ; certaines dessins des personnages. Je pense que "L’homme qui marche" a marqué un tournant dans ma carrière et "Botchan" aussi. J’ai compris avec ces deux albums qu’il pouvait y avoir un travail sur la famille, la vie quotidienne, des éléments simples sur la vie de la famille et aussi l’expression des sentiments délicats.

"Peut-être que les mangas d'action que je réalisais autrefois sont bel et bien derrière moi", explique Taniguchi, qui ajoute "C'est l'effet de l'âge, et n'en parlons plus"

Projets

En même temps que "Elle s'appelait Tomoji", Jorô Taniguchi publie "Les gardiens du Louvre", (Futuropolis) et a déjà commencé à travailler sur un nouveau projet : "un manga qui se passe à l’Ere Meiji, c’est l’histoire d’un écrivain de cette époque, qui écrit des romans fantastiques. On suit ce personnage, ses pensées, alors qu’il déambule dans l’Ére Meiji".
"Elle s'appelait Tomoji", Jirô Taniguchi (Rue de Sèvres)
 (Jirô Taniguchi)
Elle s'appelait Tomoji scénario Miwako Ogihara et Jirô Taniguchi, dessins et couleurs Jirô Taniguchi, traduit du Japonais par Corinne Quentin (Rue de Sèvres - 120 pages - 17 euros)

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