"Geisha ou le jeu du shamisen", une plongée en BD dans la prostitution à la japonaise
L'album s'ouvre dans la nature. La famille de Setsuko, petite fille de 7 ans, est en route. Ses parents ont décidé de quitter leur village pour aller vivre en ville, à Yokohama. On comprend que la famille n'a plus grand-chose. "Nous avions faim et froid", raconte la petite fille, fatiguée par cette longue marche. Elle découvre pourtant émerveillée les paysages qui l'entourent (une belle image du mont Fuji, sous la pluie) le long de la route que l'on appelle le "Tokaïdo" (route de la mer de l'Est, qui relie Tokyo à Kobe par la côte). Son père a un grand dragon tatoué dans le dos. Il raconte qu'autrefois il a été samouraï. Aujourd'hui, il a plutôt tendance à abuser du saké, et il n'est pas très tendre avec sa femme, très belle.
La famille s'installe en ville. Le père est embauché comme menuisier sur l'un des nombreux chantiers qui fleurissent dans cette ville portuaire en pleine expansion. La vie reprend doucement, le père boit moins. Setsuko va à l'école pendant que sa petite sœur Hana reste à la maison avec sa mère. Puis un jour, le père est renversé par un tramway. Quand il rentre de l’hôpital, il ne lui reste qu'une jambe et plus personne ne veut de lui pour travailler. C'est à nouveau la misère pour la famille. Le père décide d’emmener sa fille Setsuko dans le quartier des plaisirs pour la vendre à madame Tsushima, la patronne d'une "Okiya", une maison de geishas…
Les coulisses du luxe et de la volupté
On suit pas à pas l'initiation de Setsuko dans la maison de madame Tsushima, où tout est "luxe et volupté". La petite fille habituée à la misère découvre les "bois d'essence noble, les meubles laqués et rehaussés d'or, les cloisons silencieusement coulissantes et couvertes d'un papier de riz de premier choix". Elle découvre aussi ce qui se cache derrière ces décors soyeux. D'abord elle perd son nom. Désormais elle sera Kitsune, la renarde. On l'installe dans un réduit poussiéreux et glacial et dès le lendemain elle commence son travail de servante.Dans "Geisha", on découvre à travers l'initiation de Setsuko les règles de ce monde singulier, hiérarchisé et régi par des codes très stricts. L'"okiya" de madame Tsushima est une maison "de rang supérieur", où l'on distingue la geisha et de la "yûjo" (la prostituée). Ici les geishas ne vendent pas leur corps. Les jeunes filles sont dès le plus jeune âge éduquées : un enseignement général dans des écoles privées, des cours de danse, de chant ou de shamisen, instrument de prédilection des geishas. A l'issue de cet apprentissage, les jeunes femmes sont débarrassées des soucis matériels, mais il leur faut travailler toute leur vie au service de leur protectrice pour rembourser leur dette : les frais pour leur éducation, la nourriture, les soins médicaux, les kimonos.
Un récit documenté, soutenu par un graphisme cinématographique
Très documenté, "Geisha" se lit néanmoins vraiment comme un roman. On s'attache au personnage de Setsuko, petite fille au physique ingrat (pas dans les canons en tous cas), et qui va trouver sa place grâce à son talent particulier pour le shamisen. C'est à travers son regard d'enfant que le lecteur entre dans ce monde feutré, secret, à la fois douillet et brutal des "Okiya", avec des pratiques comme le "misu-age" (initiation sexuelle pour les jeunes geishas) particulièrement violente. La petite fille découvre petit à petit ce monde à travers les portes entrouvertes, dans les conversations, en observant ses aînées.Quand on la quitte à la fin de l'album, elle vient d'apprendre la mort de son père, qu'elle n'a jamais pu revoir, et elle s'apprête à devenir officiellement "minaraï" (apprentie). On a hâte de découvrir la suite de son histoire, qui sera racontée dans un deuxième tome, à paraître au début de l'année 2018.
Au fil d'un récit à la première personne, Christian Perrissin distille avec mesure les informations documentaires sur l'histoire et la culture du Japon. Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, l'auteur a consigné ses sources en fin d'ouvrage. Les planches de Christian Perrissin, inspirées par le cinéma de réalisateurs japonais comme Mizoguchi ou Ozu, au trait noir rehaussé de gris, avec des arrière-plans parfois floutés, contribuent à installer l'atmosphère feutrée de ce huis-clos étouffant et traduisent la violence sous-jacente qui y règne. Christian dessine magnifiquement la nature, les saisons, essentiels dans la culture japonaise. On a hâte de lire la suite.
"Geisha, ou le jeu du shamisen", Christian Perrissin et Christian Durieux (Futuropolis – 88 pages - 19 €)
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