"Gramercy Park" : l'incursion réussie de Timothée de Fombelle en BD avec Christian Cailleaux
Nous les retrouvons dans la galerie Barbier & Mathon dans le 9e arrondissement de Paris. Sur les murs clairs de ce lieu dédié au 9e art sont exposées les planches originales de "Gramercy Park", des dessins en noir et blanc, réalisés à la mine et à l'estompe. On trouve aussi des couleurs, dans les croquis préparatoires. Chaque planche se regarde comme un tableau. C'est très beau. Et cela permet de replonger visuellement dans cet album qui raconte une étrange histoire de consolation en forme de vengeance, plantée entre Paris et New York.
Des abeilles, un homme et une femme
Quelques années avant la guerre, l'héroïne Madeleine, est encore une petite fille. Elle accompagne son grand-père pour soigner les abeilles qui virevoltent autour des ruches installées sur les toits de l'Opéra de Paris. La fillette en profite pour observer à travers les grandes verrières les tragédies qui se jouent sur la scène de l'Opéra. Elle sera danseuse. Mais après la guerre elle abandonne tout pour épouser un beau soldat américain, qu'elle suit à New York la tête pleine de rêves.La réalité se révélera moins féerique. On la retrouve quelques années plus tard à New York, au sommet d'un gratte-ciel qui plonge sur Gramercy Park. Elle a renoué avec les abeilles, et du haut de sa tour comme un observatoire, elle épie un homme vivant dans l'immeuble d'en face, un homme "gardé le jour et la nuit" par ses sbires. Il ne la regarde jamais, mais il sait qu'elle est là. Ce qui se tisse entre ces deux êtres solitaires est un mystère, que l'on ne découvre qu'à la fin de l'album.
"Dès le début, j'ai eu envie de raconter cette histoire en BD"
Auteur des séries "Tobie Lolness", illustrée par François Place, et de "Vango", mais aussi de nombreux albums et pièces de théâtre, Timothée de Fombelle est un pilier de la littérature jeunesse. "Dès le début, j'ai eu envie de raconter cette histoire en BD", confie le romancier, qui ne s'était jusque-là jamais aventuré sur ce terrain. "L'idée de cette histoire m'est venue lors d'un voyage à New York, où j'ai découvert cette place. Je suis passionné d'architecture et j'ai eu tout de suite un coup de cœur pour ce lieu", se souvient Timothée de Fombelle.Timothée de Fombelle ne cherchait pas particulièrement un sujet pour la BD. "Mais pour cette histoire je sentais que c'était le bon média. "Ce que j'aime dans la BD ? La même chose que ce que j'aime pour le roman ou le théâtre : pouvoir avec des bouts de ficelle, un crayon, du papier, créer des mondes. L'écriture, c'est l'art par excellence qui donne une liberté totale de créer. Ce qui n'est pas le cas du cinéma, par exemple".
"Ce qui m'a beaucoup aidé, c'est l'habitude d'écrire pour le théâtre depuis l'enfance. Écrire des mots qui agissent. Dans mes romans, il y a de l'aventure, de l'action, et j'ai une écriture plutôt visuelle. Là, j'ai écrit en pensant au dessinateur qui allait s'emparer de mon texte", souligne-t-il. Restait donc à trouver un dessinateur pour donner corps à cette histoire sensible et mystérieuse. "Je ne sais pas du tout dessiner, ça oblige à la confiance", souligne Timothée de Fombelle. "J'ai l'habitude que mes textes soient joués par d'autres au théâtre, et parfois massacrés. Dans les collaborations j'ai tendance à penser que c'est un pur hasard si ça tombe bien", dit-il.
C'est l'éditeur Jérôme Laroche, responsable du département BD chez Gallimard, qui a eu l'idée de proposer le scénario à Christian Cailleaux, écrivain dessinateur et voyageur, auteur de "Piscine Molitor", avec Hervé Bourhis (Dupuis, 2009), "Les longues traversées", signé avec Bernard Giraudeau (Dupuis, 2011), ou "Prévert inventeur", avec Hervé Bourhis (Dupuis, 2014).
"On n'est pas dans les schémas habituels de la BD"
"Quand j'ai reçu le scénario, je me suis dit mais comment c'est possible qu'un éditeur accepte au XXIe siècle un scénario de BD comme ça ! Peu d'éditeurs publient ce genre de textes, qui passent par des choses très ténues, qui prennent leur temps, qui s'étalent. On n'est pas dans les schémas habituels de la BD, où il faut de l'action dans chaque case. Ça m'a fait un bien fou", se souvient Christian Cailleaux."Et en plus là on était dans des choses que j'aime bien dessiner, des univers un peu rétros. Le polar des années 50. Les références au cinéma noir américain. J'ai moi-même commis en solo un polar qui se déroule dans les années 50, "Les imposteurs" (Casterman, 2004), poursuit-il. "Il y avait aussi dans ce scénario une chose que j'aime beaucoup, c'est cette voix off comme une musique qui accompagne le lecteur, qui ponctue le récit et qui ouvre des espaces de liberté pour le dessin. Voilà. Quand j'ai lu le scénario, j'ai été saisi par la grâce de l'histoire, de l'écriture, et j'ai tout de suite trouvé ma place".
Pour toutes ces raisons il se lance dans l'aventure. "J'ai répondu à l'éditeur que si ces espaces de liberté laissés dans le texte en étaient bien, alors j'étais partant. C'était une manière polie de dire que si c'était pour avoir le scénariste sur le dos du matin au soir ça n'allait pas être possible", s'amuse Christian Cailleaux, qui envisage son métier comme un travail d'auteur et non pas comme une collaboration purement illustrative, heureux dit-il, d'avoir trouvé dans ce projet un espace où "la bande dessinée a la même ambition que la littérature".Bref, entre ces deux-là, la collaboration s'est parfaitement déroulée. "On pourrait penser que nous avons travaillé vraiment ensemble, mais en fait, ça a plutôt été un passage de relais. Et j'ai en été émerveillé", confie Timothée de Fombelle. "Je découvrais les personnages. Et je me disais tiens, il ressemble à ça, parce que précisément je ne me l'étais pas imaginé. Je reconnaissais vraiment mon histoire. Christian s'est emparé de tous les espaces que j'avais volontairement laissés vacants, faisant du 'Cailleaux', tout en respectant l'esprit de mon texte à la lettre", se réjouit-il.
Résultat : un roman graphique qui laisse aussi au lecteur la liberté de vagabonder dans cette aventure mystérieuse, qui se lit une première fois d'une traite, puis que l'on reprend pour se perdre dans les textes poétiques de Timothée de Fombelle et dans les images de Christian Cailleaux, la délicatesse de ses dessins à la mine et à l'estompe, rehaussés de couleurs sourdes, images cadrées et éclairées comme au cinéma.
PLANCHE COMMENTÉE
Timothée de Fombelle
Christian Cailleaux
(Gallimard Bande dessinée – 104 pages – 20 €)
- Exposition des planches de Christian Cailleaux et des croquis préparatoires de "Gramercy Park"
Galerie Barbier & Mathon, 10 rue Choron à Paris 9e, du 5 au 28 avril 2018
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