"Moi, ce que j'aime, c'est les monstres", rencontre avec Emil Ferris, le phénomène BD de la rentrée
On est déjà à la galerie Martel, on a eu le temps d'admirer ses planches, éblouissantes, quand elle arrive, cape et chapeau noir, canne en spirale, bouille de sorcière. "And you ? What kind of monster are you?" (Quel monstre êtes-vous ?) demande-t-elle en vous serrant chaleureusement la main, large sourire, œil complice. Devant votre mine hésitante : "Vampire, you définitively are a vampire !" (Vous êtes définitivement un vampire), annonce-t-elle avant de vider sur la table le contenu d'une grande trousse noire. Que des stylo-bille. Ses outils. Les seuls. Ceux avec lesquels elle a pendant près de 6 ans dessiné les planches qui composent "Moi, ce que j'aime, c'est les monstres" (Monsieur Toussaint Louverture), son magnifique roman graphique, né d'un accident.
Car Emil Ferris a perdu l'usage de ses jambes et de sa main droite après avoir été piquée par un moustique lors de la fête de son quarantième anniversaire. Contre ce virus qui veut l'immobiliser, elle décide de se battre, trouve le moyen de dessiner en scotchant son stylo à sa main. Elle réussit à sortir peu à peu de sa paralysie, et décide de reprendre ses études au Chicago Art Institute. Diplômée, elle se lance dans l'écriture de son projet. 800 pages et six années plus tard, et 48 refus d'éditeurs, elle trouve preneur chez un éditeur indépendant, Fantagraphics. Depuis, le livre s'est vendu à plus de 100.000 exemplaires dans le monde, les droits ont été achetés pour le cinéma, et les prix pleuvent.
L'histoire : Karen Reyes, une petite fille, grandit dans le sous-sol d'un immeuble à Chicago, avec sa mère et son frère Deeze, beaucoup plus âgé qu'elle. Deeze est beau gosse. Il aime les femmes et elles le lui rendent bien. Karen, elle, a choisi d'être un monstre. Un joli loup garou. Elle préfère, dans ce quartier plein de prédateurs, être un monstre plutôt qu'une femme. Elle passe presque tout son temps à dessiner. Dans l'œil gauche de sa mère, il y a une tache d'un vert profond, que Karen appelle l'île verte.
"… Et moi, j'avance dans cette étendue grise jusqu'à atteindre l'île verte au fond de son iris. Elle est couverte de buissons et d'arbres, elle sent bon la terre. C'est comme si maman m'y avait construit un refuge, seulement pour moi (et mes trucs secrets). Alors je m'allonge sur un lit de mousse toute douce et je m'endors sous le grand, grand sapin."
"Moi ce que j'aime, c'est les monstres", Emil Ferris
Avec son frère Deeze, elle rend visite aux tableaux dans les musées. "Des tableaux qu'il adorait comme si c'étaient de riches amis à lui. Il m'a appris à ne pas me contenter de les regarder, mais à les entendre, à les sentir, les goûter et les toucher aussi."
Un jour, Anka, la voisine du dessus, est retrouvée morte, une balle dans le cœur. Un suicide ? Une cassette écoutée avec le veuf révèle à Karen le passé d'Anka dans l'Allemagne nazie… Ce n'est pas le seul secret que va découvrir le petit loup garou curieux au fil de cette incroyable histoire, car partout autour d'elle, y compris dans sa propre famille, les mystères rôdent.
L'invention d'un monde
Avec ce premier roman graphique, 416 pages quasi entièrement dessinées au stylo-bille, Emil Ferris crée une œuvre magistrale. Elle invente un monde singulier, porté par une grammaire unique, composée de magnifiques textes, de dessins qui vous sautent à la figure à chaque page, tant elle sait rendre le relief des personnages et des lieux, inscrivant tous ces éléments dans une narration complexe, maîtrisée de bout en bout.
Une maîtrise d'autant plus éblouissante, on s'en rend compte en visitant l'exposition qui lui est consacrée à la galerie Martel à Paris, qu'Emil Ferris a, tel un sculpteur travaillant sa matière, construit son histoire au fur et à mesure de l'écriture, découpant, collant assemblant tous les éléments qui composent son récit. Les planches exposées à la galerie sont des éléments à aller chercher dans la forêt dense de l'album d'Emil Ferris.
Magicienne comme le sont les grands artistes, Emil Ferris de l'obscurité fait jaillir la lumière, et des monstres l'humanité, toute l'humanité.
- Emil Ferris est invitée du Festival Formula Bula le samedi 29 septembre à 14h Médiathèque Françoise Sagan
- A voir : Exposition à la Galerie Martel du 21 septembre au 21 octobre
INTERVIEW EMIL FERRIS
(Traduction de Jean-François Sazy, Monsieur Toussaint Louverture)
Quand avez-vous commencé à dessiner ?
J'ai commencé à dessiner avant de marcher. Je suis née avec des tous petits pieds, et c'est pas facile de tenir debout avec des tout petits pieds, et puis j'avais aussi une scoliose, qui m'a clouée au sol les trois premières années de ma vie. Ma mère me mettait dans un coin, elle me donnait des crayons, et elle me disait allez vas-y ! Elle me donnait aussi des funnies, des Li'l Abner notamment. Alors je découpais les personnages, je collais, et je recomposais mes propres histoires. C'est amusant, parce que c'est toujours comme ça que je travaille aujourd'hui… Puisque je ne pouvais pas marcher, le dessin a donc été ma manière à moi d'explorer le monde. Et ensuite j'ai continué.
Qu'est-ce que disent les dessins que les mots ne disent pas ?
Quand on est enfant, avant même l'arrivée des mots, avant même de parler, on regarde des images et on a très tôt une capacité à décoder ce qu'on lit sur ces images. C'est magique, de ressentir immédiatement un sentiment en regardant l'image d'un visage avant même de poser des mots. C'est vraiment quelque chose qui caractérise l'enfance. Puis on grandit, et on passe de tout petit enfant à lecteur, et là l'imagination est encore plus stimulée. Je pense que la combinaison des images et des mots est extrêmement puissante. C'est encore plus magique !
D'où vous vient cet amour de la peinture, des grands peintres classiques, que l'on retrouve tout au long du roman ?
Le personnage de Deeze, c'est mon père. Mon père adorait la peinture et il a commencé sa carrière en dessinant des "Tijuana" (comics érotiques clandestins). Il mettait Mickey et Minnie en scène par exemple et imprimait ses petites histoires érotiques en cachette dans les ateliers de l'école d'art. Un jour bien sûr, il s'est fait prendre. Les professeurs voulaient le virer mais une de ses profs a dit aux autres, quand même, il a du talent, je vais m'en occuper. S'il n'était pas tombé dans l'art, mon père aurait fini dans la mafia ! Bref. Mon père adorait tellement l'art, qu'il nous emmenait dans tous les musées de Chicago pour voir des tableaux. Il nous disait regarde ce tableau, reste devant, regarde-le en profondeur, respire-le, ressens-le, aime le, ou déteste le, peu importe, mais sois à l'intérieur de lui. C'est ce que j'ai fait. Et beaucoup de tableaux renferment des mystères, et posent une des questions.
Par exemple quand j'ai vu "Le village des sirènes" de Delvaux, je ne savais pas forcément le décoder, mais on voit au premier plan ces femmes habillées de noir, et si l'on s'approche, on voit des sirènes sur la plage, et là on réalise que les femmes en noir sont elles aussi des sirènes, mais qu'elles sont prisonnières dans leurs petites maisons, avec leurs robes sombres, et qu'elles ne pourront jamais retourner dans l'océan. En voyant ce tableau j'ai pensé à toutes les femmes de mon entourage, et à ma mère en particulier. C'est comme si mon père voulait me dire quelque chose sur les femmes, mais je savais déjà, et je n'aimais pas ça. Je ne voulais pas être une femme, je voulais être un monstre. Je voulais être une sirène, je voulais être Medusa, je voulais être le loup-garou, bref je voulais être n'importe qui sauf ces femmes enfermées dans ces petites maisons ! C'est grâce à mon père que j'ai appris la composition, avec lui que j'ai appris à lire l'art. Il m'a tout appris. Et quand on a appris à apprendre, on peut ensuite s'éduquer soi-même. C'est l'héritage qu'il m'a légué.
Votre livre montre la noirceur, mais aussi la lumière ? Qu'avez-vous voulu montrer ?
On a besoin de l'obscurité pour voir la lumière. La beauté est plus belle quand elle sort de la noirceur. Il suffit de regarder les peintures de Caravage. Je suis allée voir l'exposition qui lui est consacrée au musée Jacquemart-André. C'est le maître en la matière. Et ce qui est vrai pour la peinture l'est aussi pour les histoires…
Pourquoi avez-vous choisi le stylo-bille pour dessiner ?
J'ai choisi le stylo-bille parce que ça a été mon tout premier outil quand j'étais enfant, le seul dont j'ai disposé pendant longtemps. Avant que mon père trouve du boulot dans le design de jouets, on n'avait pas grand-chose à la maison. J'avais mon carnet et mes stylo-bille. Vous créez votre monde avec ce que vous avez. En grandissant évidemment j'ai exploré d'autres techniques, mais je suis revenue à mon mode d'expression d'origine. J'ai lu une citation de Lucien Freud hier à la librairie de Beaubourg. Il dit ceci à peu près ceci qu'il faut aller à l'intérieur de soi, creuser au plus profond de soi plutôt que d'essayer de s'envoler, pour trouver sa propre voix. C'est ce que j'ai fait, et j'ai trouvé le stylo-bille et le carnet de note. C'est ce qui déclenche chez moi les connections avec l'enfance, et les émotions qui permettent de trouver l'inspiration.
Comment avez-vous construit votre histoire ?
J'avais l'idée générale, mais je n'avais pas l'histoire dans les détails en tête quand j'ai commencé. L'histoire a progressé au fur et à mesure de l'écriture. C'était mieux de laisser les choses venir, je sais c'était un peu fou, et un peu angoissant, je me disais oh mon Dieu, comment je vais m'en sortir, est-ce que je ne vais pas me perdre est-ce que je ne vais pas tout rater ? Mais en même temps c'est comme un pari, et c'est est excitant d'une certaine manière, de ne pas savoir ce qui va arriver. Il y a six mois, je ne savais toujours pas comment allait finir le livre 2 ! Maintenant c'est bon, je sais, et j'en suis heureuse.
On a hâte de connaître la suite, le premier tome s'achève sur une énorme question !
Oui, je suis désolée ! J'ai rendu les gens addict. Mais c'est comme ça que les enfants d'y prennent pour se faire des amis ! C'est ce que je faisais quand j'étais enfant. Quand je racontais des histoires à mes copines, je stoppais toujours l'épisode à un moment crucial de l'intrigue. Et je leur disais, hey, si tu veux connaître la suite, reviens me voir demain ! Voilà, mais cette fois je ne pourrai pas laisser mes lecteurs sur une question, donc normalement si tout va bien, le livre 2 sortira l'année prochaine aux Etats-Unis (avec sortie simultanée en France nous promet l'éditeur).
Karen, c'est vous ?
Bien sûr, c'est moi. Elle est en moi, définitivement.
Pourquoi vouloir être un monstre ?
Parce qu'il n'y a pas mieux ! Quand on est un monstre, on fait ce que qu'on veux, on peut faire tout ce qu'il n'est pas possible de faire normalement. Et surtout, on n'est pas obligé de jouer un rôle imposé par les autres. On peut vivre son propre rôle. Bon, c'est vrai, il y a des moments inconfortables, comme manger les autres par exemple, mais ça fait partie du contrat de monstre, il faut faire avec ! Chaque fois que je rencontre quelqu'un je vois quel monstre il est. Autrefois moi, j'étais plutôt un loup-garou, comme Karen, et en vieillissant, regardez ces cheveux, regardez ce nez, mon chapeau noir, ma canne... Aujourd'hui je suis une sorcière, et ça tombe bien, parce que je vous ai jeté un sort avec mon livre !
"Moi, ce que j'aime, c'est les monstres", Emil Ferris, traduit de l'anglais (Etats-Unis) ,par J.-C. Khalifa, lettré à la main par Amandine Boucher. (Monsieur Toussaint Louverture - 416 pages - 34,90 euros)
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