Rencontre avec Philippe Druillet : les secrets de sa BD "Salammbô" d'après Flaubert et de son exposition
On est impressionné par une telle productivité et qualité d’œuvres avec quelque 70 mines de plomb et acryliques exposées. D’où vient une telle inspiration ?
Je voulais faire des trucs à la Fernand Knoff ou Alfred Kubin. J’en ai fait 80 (65 sont exposés) mais j’aurais pu en faire 200, car chaque dessin amenait, m’amenait toujours en avant… La mine de plomb ? Qu’est-ce qu’il y a de plus neuf au monde ? Le crayonnage, c’est génial, ça glisse, ça part tout seul et parfois tu démarres quelque chose, une image et tout d’un coup, le crayon t’amène à une autre.
Je pense que comme chez tout artiste, il y a une trilogie imparable :
1) Tu ne sais pas pourquoi tu fais ça.
2) Tu as le cerveau qui enregistre
3) Tu as la main qui fait.
Ensuite, il y a le monde de Druillet. Combien de fois on m’a dit, "D’où ça vient ce bordel ?" Ça vient de toute l’imprégnation qu’on a eue, étant adolescent, gamin… des souvenir de cinéma, de littérature, de rencontres, de romans… Quand je m’enferme pour travailler, je me dis, "je ne suis pas le patron… qui m’a dit de faire ça ?".
Reportage : Jacky Bornet / Julien Ababsa / Jean-Miichel Noël / Roma Carles (France Info)
Ce que vous faites ne ressemble à rien d’autre, c’est unique.
S’il y a une influence littéraire, c’est Lovecraft.
Michael Moorcock (écrivain de science-fiction britannique, auteur notamment d' "Elric le Nécromancien") aussi, non ?
Oui, Lovevraft, Moorcock. En architecture, Gaudi, la Sagrada Familia, Gustave Doré, le maître, mais aussi Turner dans un autre domaine. Et également comme disais José Artur "Quoi de neuf en peinture ?" La grotte de Lascaux !… Donc nous sommes les héritiers de toute cette tradition graphique.
Je ne sais pas qui dirige ma main. C’est toujours dans le cerveau que ça se passe, et c’est toujours meilleur dans le cerveau, mais ensuite...
Comment vivez-vous ce mystère dans votre processus de création ?
J’ai créé, par exemple, le personnage de Lone Sloane. Je sais qui il est et je ne sais pas qui c’est. Quand tu créés un personnage, que tu le construis vraiment, à un moment, tu es à la remorque, tu ne peux pas lui faire dire certaines choses, tu es à la traîne de ce que tu as inventé. C’est un mystère qui me perturbe encore, et la notion du doute m’est très importante. Je me dis, "ça c’est bien, mais est-ce que je vais m’en sortir ?" C’est important, car tu dois assumer, il faut que tu fasses un bon boulot. C’est prodigieux, car le doute implique une exigence totale.
Comment êtes-vous passé du dessin au design, à la réalisation, à la conception de décors de scène ?
Quand j’ai fait du mobilier pendant 10 ans pour Rothschild, ou des verres chez Daum, des bronzes… je me suis confronté à ceux qui savent. Moi j'ai une notion du mobilier à la Druillet, mais il faut que cela soit fabriqué. J’ai donc été amené à travailler avec quelqu’un qui s’appelle Albert Olive, qui est designer. Il me disait "Ta chaise, elle est très bien, mais elle ne tient pas debout". Alors là tu te tais, tu écoutes et tu apprends.
A une époque, j’avais une palette non pas d’acrylique, mais de bois précieux, dont je me servais pour le mobilier, comme je me servais de tubes de peinture. Bois de rose, palissandre, ébène, zebrano… fabuleux.
Moi, je viens de la bande dessinée, je le crie haut et fort fort, je suis un enfant d’Astérix, Je n’aurais pas connu Goscinny, il ne m’aurait pas laissé la liberté de faire ce que je fais, je ne sais pas ce que je serais devenu. On me dit parfois, vous êtes un grand artiste, un grand peintre… Non ! Je suis avant tout un homme de bande dessinée et c’est elle qui m’a permis ensuite de développer toute la suite, tout ce que j’ai exploré, le cinéma, le CD Rom, le dessin animé, le film pour La Géode, le clip de William Scheller ("Excalibur" NDLR).
L'an dernier j'ai réalisé le décor pour les Chorégies d’Orange où on a fait le "Requiem" de Verdi, et avant "Carmina Burana" de Carl Orff. Je les ai découverts à 15 ans par hasard, aux Puces. Et 40 ans, 50 ans après, on me demande de faire le Verdi et le Orff, alors que je n’ai fait jusqu’alors que des pages de bande dessinée en écoutant cette musique. C’est génial ! Je suis parti de ce que je faisais avant, et tout s’est enchaîné, avec étonnement, mais logiquement.
Et l’aventure "Métal Hurlant" ?
"Métal Hurlant", c’était Moebius et moi, mais surtout Jean-Pierre Dionnet, cette mémoire vivante de la bande dessinée française. Parce que Dionnet avait reçu le message de Goscinny. Goscinny m’avait dit, "Je ne comprends absolument pas ce que vous faites, mais il y a quelque chose". L’âme de "Metal Hurlant", l’esprit de "Metal Hurlant", c’était un mouvement rock, mais c’est Dionnet qui est l’âme de "Métal Hurlant".
Voilà pour "Metal", mais je pense à "Pilote", à l’époque, un hebdomadaire, avec 60 pages par semaine, et tout le mépris pour la Science-fiction en ce temps-là, qui était qualifiée de débile. Et puis il y a eu "L’Echo des savanes", sans oublier la Nouvelle presse, car l’inventeur de la Nouvelle presse, c’est quand même Mandryka, d’ailleurs le titre "Métal Hurlant", c’est Mandryka qui l’a trouvé, et le concept de la revue, c’est Mandryka.
Ecole de fous, époque de fous… Il y avait dans cette génération un ferment qui a révolutionné la société après 68, et même avant, depuis 64 avec la contre-culture en provenance des Etats-Unis. C’était un nouveau type de création.
Qu’est-ce que représente cette exposition pour vous ?
Cela fait deux fois que Jean-Baptiste (Barbier) me sollicite. Il y a deux ans, on a sorti une trentaine de crobars, qu’on a vendu 1000 – 1200 euros le bout (l’unité, NDLR). Il y a des gens d’Arcurial qui sont venus, disant que c’était une excellente idée. Là, les dessins, en noir et blanc, sont à 1000 euros le bout, il y a aussi des pièces plus importantes, plus chères, pourquoi ? Parce que je commence à avoir des cotes importantes, tant mieux, au bout de 50 ans de boulots, pourquoi je ne pourrais pas les avoir ? Et moi je me dis, de temps en temps, tu fais une expo à des prix abordables, pour des jeunes qui commencent à bosser et qui ont un tout petit peu de sous, pas beaucoup, sans être démago, à 1000 euros, ils peuvent se le payer. Et je me suis éclaté avec le crayon comme un malade, c’est le cas de le dire, suite à ma chute, j’étais en convalescence, je ne pouvais pas me servir de ma main, et j’ai fini dans la douleur et les hurlements. Car quand ton cerveau de dit "ta ma main doit aller à droite" et qu’elle va à gauche, c’est l’horreur.
On retrouve dans ces dessins, le Druillet d’avant…
Le Druillet innocent, sincère, et puis il y a de la souffrance… Je trouvais une idée de départ que je déformais et ça devenait autre chose, mais je laissais courir le trait. Je ne sais pas comment font les compositeurs de musique avec leurs partoches, mais il doit il y avoir des similitudes, car quand je pense à Mozart, ou Mendelssohn, ou Bruckner que j’adore, à un moment donné ils devaient se dire, là je m’embarque dans une aventure et là j’ai un nouveau son, et ce son-là, c’est pas mal, je n’y avais pas pensé, et ce son-là, je vais l’exploiter, c’est exactement la même chose.
Quant aux acryliques, on ne saurait pas laquelle choisir.
Alors ça, c’est Jean-Baptiste. Au départ c’étaient des grands formats papier en noir et blanc. Et il m’a demandé de mettre un peu de couleur. Ce qui est très bien de la part d’un galeriste, c’est bien d’être guidé aussi. Quand je m’y suis mis, j’ai repensé à Delacroix qui disait devant une peinture repenser à l’esquisse. Ce qui est bien, c’est de savoir s’arrêter et tu te dis, non, il faut que je finisse. Et à la fin, il y en a trop et je ne peux pas m’arrêter, c’est comme une drogue, et il faut te dire Stop ! Toujours l’autocritique, mais aussi le plaisir, c’est-à-dire, garder son âme d’enfant, et à 73 ans prendre encore son pied.
Comment vous est venue l’idée d’adapter "Salammbô" de Gustave Flaubert, qui relève de la littérature classique française, dans un univers de science-fiction, avec votre héros emblématique Lone Sloane, identifié à Mathô dans le roman ?
C’est comme pour "L’Enfer" de Dante, que je prépare en ce moment, où Dante sera Sloane.
Oui, mais chez Dante, il y a l’Enfer, un univers plus proprement fantastique, alors que dans "Salammbô" on a affaire à l’Histoire, les guerres puniques.
Oui, mais je vais le transposer dans l’espace, si j’y arrive, parce que là j’ai attaqué au crayon, mais l’encre de chine, c’est une autre affaire. C’est une œuvre classique, tout le monde le sait, mais quand tu créés un personnage, il t’échappe, et quoi qu'il m’arrive, comme refaire de la BD, en adaptant maintenant Dante, j’ai besoin de ce personnage, je ne peux pas m’en séparer, il n’y a rien à faire, j’en reviens toujours à Sloane.
Mais pour revenir à "Salammbô", vous vous êtes levé un matin en vous disant, " Tiens, je vais me faire ‘Salammbô’" ?
C’est très simple, j’étais très copain avec Philippe Paringaux (journaliste et écrivain, NDLR), j’avais fini "Gail" et je cherchais quelque chose. Je me disais qu’après "La Nuit", j’avais tout dit en BD, tu t’arrêtes et tu passes à autre chose. Non ! La drogue de la BD ! Et Philippe (Paringaux) me dit, "Tu as lu ‘Salammbô’ ?" Je lui réponds "non" et à chaque déjeuner, il me relançait. Donc je suis allé dans une librairie acheter "Salammbô", et je lis la première page qui est de la bombe atomique. Je retrouve Philippe dans la foulée et je lui dis : "Espèce d’enfoiré, tu as gagné, et j’attaque". J’ai mis sept ans à finir "Salammbô".
Le roman est déconsidéré par l’intelligentsia qui le voit comme mineur, inférieur à "Madame Bovary" parce qu’en France on aime bien les histoires de placard et de portes qui claquent, alors que c’est un roman absolument incroyable. Je me suis lancé là-dedans, et je n’en sortais plus, imbibé, absorbé. Puis je me suis souvenu de la phrase de Flaubert, disant, "Je plains le peintre qui dessinera le portrait d’Hamilcar (chef des armées carthaginoises dans le roman, NDLR)". Et j’ai compris ce qu’il voulait dire. Il n’y avait rien sur Carthage à l’époque. A part un vague rapport sur les guerres puniques, il ne reste rien. Et quand j’ai fini le troisième tome, après une telle effervescence, j’étais dans un manque total. J’en suis même arrivé, dans le texte à faire du faux Flaubert, me disant que j’allais me faire allumer, et personne n’a rien vu.
A l’époque (1862), il y a eu un merchandising hallucinant autour de ce livre : peintures, sculptures, pièces de théâtre, opéras, puis deux films italiens et un film français.
Après la BD, j’ai participé à des conférences autour du roman, au musée du Louvre et ailleurs, j’avais fait Pivot ("Apostrophes") grâce à Jeanne Moreau qui était une amie que j’aimais beaucoup. Et je suis invité chaque année, ou tous les deux ans pour les anniversaires de Flaubert. Et à l’une de ces occasions, j’ai découvert le travail de découpage de Flaubert sur "Salammbô". Surprise : c’est exactement le même que le mien ! Il y a deux colonnes où il y a marqué : "puissance", "force", "calme", "amour", "violence", "bataille". Et dans mon adaptation, j’ai fait pareil.
La musique à une énorme influence dans votre processus créatif. Comment intervient-elle dans votre travail ?
J’écoutais et écoute toujours Jimi Hendrix, les Doors, j’écoutais aussi dans les années 70 Tangerine Dream, Pink Floyd, mais également du classique : Wagner, Mendelssohn, Mozart, et le groupe de hard Rock Proton Burst a fait de "La Nuit" un opéra rock…
Mais la musique m’a toujours beaucoup influencé. Par exemple dans "Vuzz", les grandes portes qui s’ouvrent, cela vient de "Carmina Burana". Chez Wagner, "La Mort de Siegfried", c’est la fin de "Salammbô", c’est à tomber par terre. Et je finissais toujours la journée avec Erik Satie. La merveille du minimalisme, comme Flaubert. Après quand je reprenais le lendemain, j’écoutais à fond les Sex Pistols.
La science-fiction au cinéma s’est souvent inspirée des dessinateurs français, Moebius, Mézière, toi-même…
On me dit souvent, tu as fait une tonne de choses qui ont influencé le cinéma. Oui, mais c’est comme tout, c’est la diffusion culturelle qui fait s’interpénétrer les genres, les choses, les influences et tout ça. Mais maintenant, il y a tellement de choses que j’ai faites et qui ont été pompées, sans prétention de ma part, qu’aujourd’hui ça se retourne contre moi. Quand on voit un nouvel album de Druillet, on peut dire "Tiens ça ressemble à ceci, à cela au cinéma". Ridley Scott disait à un ami réalisateur qui voulait m’employer : "Vas-y, j’ai pompé toutes ses planches pour les plans de mon film". C’est cette influence-là qui est vraie et pas l’inverse. Mais ce n’est pas faux non plus. "Vuzz" vient de Kubin, de Reizer, de l’expressionnisme allemand… En ce moment, sais-tu ce que je lis ? Je viens de relire "Dracula" de Bram Stoker et je réattaque "Frankenstein" de Mary Shelley. Deux sources inépuisables.
Flaubert Druillet - une recontre
Tirage de tête à 150 exemplaires numérotés et signés, accompagnés d’une sérigraphie inédite, numérotée et signée par l’artiste.
95 euros
Tirage à 1500 exemplaires diffusé en librairie à compter du printemps 2018.
35 euros
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.