"Les garçons se prennent toujours pour des caïds" : Riad Sattouf nous parle des "Cahiers d'Esther, Histoires de mes 14 ans"
Riad Sattouf nous dit tout sur les dessous du tome 5 des "Cahiers d'Esther", dans les librairies depuis le 11 juin et déjà un carton.
Le tome 5 des Cahiers d'Esther est arrivé. Riad Sattouf raconte la vie de cette jeune parisienne chaque semaine en une planche dans L'Obs depuis cinq ans. Elles sont rassemblées chaque année dans un album et ont également été adaptées en dessin animé. Dans ce cinquième opus, Esther a quatorze ans. Le dessinateur a prévu de suivre Esther jusqu'à ses 18 ans. "Ah dis donc, j'ai déjà fait plus de la moitié !" remarque en passant Riad Sattouf, que nous avons rencontré à Paris dans les locaux d'Allary, son éditeur.
Les quatre premiers albums se sont vendus à 650.000 exemplaires et ce tome 5, dont la publication a été retardée d'un mois pour cause de confinement, fait déjà un carton dans les librairies (dans le Top 10 des meilleures ventes du classement exclusif GFK/Livres Hebdo) depuis sa sortie le 11 juin.
On y retrouve la jeune fille, ses rêves, ses "délires" et ses inquiétudes. On lui découvre aussi une nouvelle conscience politique. Si elle dort toujours avec son doudou, Esther fait maintenant du baby-sitting, s'intéresse aux grandes causes, des "gilets jaunes" à la condition des SDF. Elle crâme les pères libidineux de ses copines et débat de l'orientation politique de "Heuss l'enfoiré". Langage toujours fleuri, elle pleure devant le spectacle de Notre-Dame en feu et nous raconte ses premières soirées alcoolisées… Sourire radieux enfin débarrassé de ses bagues, elle commence même à parler avec nostalgie de sa "jeunesse". Quand on la quitte elle est prête pour la troisième, et un certain Abdelkrim est entré dans sa vie...
Une fois encore on se régale de la tendresse du trait de Riad Sattouf et de son art de capter l'air du temps à travers les toutes petites choses du quotidien.
Comment décririez-vous Esther, en deux mots ?
Volubile et positive !
Comment Esther a-t-elle évolué depuis le dernier tome ?
Esther commence à s'intéresser au monde extérieur. Et son sens de l'injustice vis-à-vis des autres se développe. Les enfants ont naturellement le sens de l'injustice, mais surtout quand cela les concerne eux. En grandissant, Esther observe le monde extérieur et elle est de plus en plus choquée par ce qu'elle voit. Elle est choquée par exemple de voir des SDF dans la rue, et de constater que personne ne réagit, que la police ne fait rien pour les aider. Esther se pose des questions naïves, innocentes mais fondamentales. Des questions qui demandent des réponses concrètes commencent à l'intéresser.
Vous avez suivi Esther depuis ses 10 ans, est-ce qu'il y a des choses qui vous surprennent encore ?
Ce qui me surprend toujours, c'est le comportement des garçons avec les filles. Des garçons souvent sexistes, qui disent des horreurs aux filles en toute impunité. Il y a quelques jours, avec des journalistes, j'ai rencontré deux filles ados pour parler des Cahiers d'Esther. Le journaliste leur a demandé si elles avaient l'impression que les garçons se sentent supérieurs. Elles ont toutes les deux répondu oui immédiatement, sans hésiter. On pourrait penser que les choses évoluent, mais en écoutant Esther, on se rend compte que ce n'est pas le cas. Des jeunes filles se battent, il y a des luttes, mais les garçons se prennent toujours pour des caïds. Et cela me surprend d'autant plus qu'Esther est dans un collège privilégié. Cela n'empêche pas les garçons de se comporter comme s'ils avaient grandi dans des quartiers terribles...
Esther n'a pas d'amis garçons ?
Si, elle a des copains garçons, mais ce sont des garçons un peu à part, un peu particuliers. Sinon avec les autres, elle se sent obligée de faire des choses un peu interdites, comme boire des bières. Les garçons qu'elle côtoie ne sont pas des délinquants quand même… Juste des semi-voyous (rires)
Qu'est-ce qui a changé depuis la publication du premier tome, il y a cinq ans ?
Quand j'ai commencé les Cahiers d'Esther, la majorité des lecteurs étaient des adultes. C'était assez logique puisque les planches sont d'abord publiées chaque semaine dans L'Obs, un magazine pour adultes. Et puis au fur et à mesure qu'Esther a grandi, les jeunes lecteurs ont commencé à se reconnaître, à s'identifier, et même à lire la BD dans le sens inverse. Ils commencent par la fin et remontent les tomes pour voir "comment elle était folle dans sa jeunesse". Cela m'a vraiment surpris.
Votre histoire préférée du tome 5 ?
Il y en a deux peut-être. Celle où Esther marche dans la rue et où elle croise une handicapée et lui sourit, car Esther n'aurait pas fait ça dans le tome 1.
La deuxième, c'est celle où elle retrouve Mitchell dans les rayons d'un supermarché. Un garçon que sa classe harcelait à l'école primaire. A l'époque beaucoup de lecteurs avaient été choqués, ils avaient dit qu'Esther était une harceleuse, qu'elle était méchante... Et quand Esther retrouve le garçon, il a l'air d'aller bien, elle le trouve même beau. J'aime bien cette note positive.
Quelle est la différence entre la vraie Esther et le personnage de votre bande dessinée ?
Je dissimule la réalité dans des personnages fictionnels. Je change les noms, les lieux, je fais tout pour que l'on ne puisse pas identifier Esther et son entourage. Mais au cœur de chaque histoire, il y a un vrai événement. La dessinatrice de bandes dessinées anglaise Posy Simmonds s'inspire de romans pour chacune de ses bandes dessinées, les réécrit à sa sauce si bien qu'à la fin, le roman n'existe plus. Si on ne le sait pas, on ne peut même plus voir que l'histoire en est inspirée. Elle utilise cette formule : "A novel burried in my story". Je fais la même chose mais avec la réalité. Il y a une histoire vraie enterrée dans chaque planche d'Esther.
C'est important qu'Esther reste anonyme ?
Oui c'est important. Esther, elle, dit qu'elle s'en fiche. Je pense que pour elle il peut y avoir un peu de frustration. Parce que c'est elle, mais en même temps, ce n'est pas elle à 100%. Parfois le personnage est plus intelligent que la vraie Esther, parfois il est plus stupide. Elle ne peut pas se dire que c'est un portrait d'elle. Parfois elle aimerait bien qu'on reconnaisse des personnages, notamment ceux qu'elle n'aime pas ! (rires). Elle l'a même dit à une ou deux copines qui ont d'ailleurs proposé de me livrer leurs histoires pour que je les raconte ! Mais je tiens vraiment à cet anonymat. C'est ma vision personnelle d'une réalité, celle d'Esther. Cette vision n'appartient qu'à moi. Je n'aimerais pas que cette réalité soit "enterrée" par quelqu'un d'autre. Cela arrive que des gens me disent qu'ils se sont reconnus, quand je fais des dédicaces par exemple dans les librairies. Mais évidemment ils se trompent !
Comment naissent les histoires ? D'abord des mots ou d'abord des images ?
Les deux en même temps. Ma préoccupation principale est la clarté, que ce soit lisible, facile à lire. Et c'est une articulation entre les dessins et les textes.
Les mots et le langage ont une place importante ?
J'adore retranscrire la langue parlée. Les mots, le rythme, les expressions nouvelles, et les plus anciennes, qui reviennent. Parfois je crois utiliser un mot de jeune, et je me rends compte qu'il n'est plus utilisé. Alors que d'autres expressions que je croyais complètement dépassées reviennent. En tous cas, Esther et ses copines les utilisent.
Comme quoi par exemple ?
Faire du "lèche-vitrine" ! Pour moi c'était une expression datée, qu'on utilise plus depuis les années 80… En tous cas je n'invente pas les mots. J'essaie le plus possible d'utiliser les mots qu'Esther emploie. Cela montre aussi comment la langue est vivante, comment elle évolue et en même temps se perpétue. Quand j'entends une expression je me dis ça, il ne faut pas que je l'oublie. Quand elle me raconte ses histoires, je prends pas mal de notes !
Qu'est-ce que les Cahiers d'Esther nous disent de la société d'aujourd'hui ?
Je crois que ce n'est pas à moi de le dire. Quand je relis le premier tome de La vie secrète des jeunes par exemple, il n'y a pas un seul portable. Ils apparaissent dans le troisième tome. Et dans les Cahiers d'Esther, le téléphone, les réseaux sociaux sont devenus omniprésents. Donc en effet il y a sûrement des trucs qui se voient avec le recul. Mais je ne les mets pas consciemment. Ce qui m'intéresse c'est de raconter le quotidien, le banal, le léger, le plus honnêtement possible, avec les gros mots (rires). Par exemple parfois j'ai peur qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire à Esther, je ne sais pas comment je ferais !
Qu'y a-t-il de vous dans Esther ?
Beaucoup de choses ! C'est mon personnage. C'est moi qui l'ai façonné. Je pourrais la faire parler sans appeler la vraie Esther. Mais je n'aurais pas pu me passer du réel. Je suis toujours surpris de la puissance supérieure du réel dans ce genre d'histoires. On peut essayer d'inventer, ça peut marcher, mais ça a un goût chimique, comme un goût de fraises. Il peut y avoir de très bons goûts chimiques, mais moi j'aime bien le réel.
Vous menez deux projets de récits d'enfance en parallèle, celui d'Esther et celui autobiographique de L'Arabe du futur, comment ces deux projets cohabitent-ils ?
Je consacre deux jours par semaine à la planche des Cahiers d'Esther, et le reste à L'Arabe du futur. Il y a des choses surprenantes. Par exemple ce qui se passe c'est que dans le 5e volume de L'Arabe du futur sur lequel je travaille en ce moment, et qui paraîtra en novembre, j'ai le même âge qu'Esther. Je n'avais pas prévu que ça se rejoigne comme ça. C'est ce qui est beau dans l'écriture d'ailleurs, c'est qu'il y a des choses que l'on ne maîtrise pas, des choses qui se mettent dans les histoires, et que l'on n'avait pas prévues. Et là, il y a des scènes qui se rejoignent, à trente ans d'écart, dans des mondes complètement différents.
Et si Esther vous lâche, que ferez-vous ?
Je prendrai une autre fille comme source d'inspiration et je ne le dirai à personne (rires). Non sérieusement, je crois que ça n'arrivera pas. Son travail reste mince, je ne lui en demande pas trop !
Comment Esther a-t-elle vécu le confinement ?
Elle n'a pas eu peur du virus, parce qu'elle avait entendu que les jeunes étaient peu touchés. Par contre ça lui a fait un drôle d'effet de rester enfermée dans son appartement toute la journée avec sa famille. Je pense qu'elle a vraiment eu conscience de vivre un moment historique.
Et vous, comment l'avez-vous vécu ?
Pour moi cela n'a pas vraiment eu d'impact sur ma vie quotidienne. Un auteur de BD vit déjà confiné en temps normal. Je passe déjà mes journées enfermé, à dessiner. Et puis comme j'ai la phobie des virus, j'étais paré. J'avais du stock de gel hydroalcoolique d'avance. J'ai même dépanné des copains ! (rires)
Vous avez des relations privilégiées avec vos lecteurs, qui sont nourries par les réseaux sociaux, comment vivez-vous cela ?
Je suis un méga fan d'Instagram. J'adore ce réseau social, qui est moins une "grande poubelle" que Facebook, et moins un "égout" que Twitter. Un réseau social plus apaisé je trouve. On peut mieux sélectionner ce que l'on voit.
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Pour le rapport avec les lecteurs c'est vraiment bien. Ils peuvent s'abonner, commenter, je peux leur répondre. J'ai même pris l'habitude de publier chaque semaine un ou deux dessins rapides. Pour moi c'est un challenge. Je ne sais pas très bien faire ces dessins rapides, avec une idée en une page, à la manière des dessins de presse. Et je trouve que le réseau social est un lieu qui se prête bien à cet exercice.
Vous avez aussi lancé "Les Impressions du Futur", qui permettent à vos lecteurs de s'offrir des impressions de vos dessins, pourquoi ?
C'est un peu comme tout ce que je fais dans la vie. J'aime refaire pour les autres les choses que j'adore ou que j'aimais quand j'étais enfant ou plus jeune. J'aime par exemple les auteurs complets, qui font tout, dessins textes, couleurs, et c'est ce que je fais pour mes BD. J'adore les éditions originales aussi. Quand j'étais jeune, j'achetais des lithographies de Moebius, de Loisel, et je les affichais dans ma chambre. J'ai voulu faire la même chose !
Et puis c'est une autre manière de faire vivre les planches ou les cases. Dans la BD, chaque case est faite pour être lue en quelques secondes. Quand j'étais petit, j'avais un poster de Tintin dans ma chambre, une case extraite de Tintin en Amérique. Il est sur son cheval, un lasso à la main. Cette case dans la BD, on passe dessus en 5 secondes. Mais agrandie, isolée, en poster, elle émet autre chose. On voit un mouvement arrêté, on sent le coup de crayon, ça devient comme un tableau.
Est-ce que vous avez des idées sur ce que vous ferez quand vous aurez terminé "Les Cahiers d'Esther" et "L'Arabe du Futur" ?
Oui, j'ai déjà des idées, mais c'est secret défense !
Les Cahiers d'Esther, Histoires de mes 14 ans, Riad Sattouf
(Allary Editions - 56 pages - 16,50 €)
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