BD : "Remettons-nous dans le mouvement de la nature", nous dit Jérémie Moreau, l'auteur de "Penss"
Jérémie Moreau signe un magnifique conte philosophique graphique, matière à régaler nos yeux, et à nourrir nos esprits. Une perle de cette rentrée BD.
L'auteur de bande dessinée Jérémie Moreau, lauréat du Fauve d'or 2018 pour La Saga de Grimr (Delcourt) publie Penss et les plis du monde, un conte philosophique graphique dans lequel il plonge aux racines de l'humanité et interroge le rapport de l'homme à la nature.
Penss, jeune homme préhistorique, passe sa vie à contempler la beauté du monde tandis que son clan essaie de survivre. "Ce que tu ne comprends pas maman, c'est que ces montagnes, ces étoiles sont infiniment plus belles que n'importe quel homme. Et ça, nous n'y pouvons rien", dit Penss à sa mère. Mais un jour, à cause de sa maladresse, Penss se retrouve coincé sur un rocher, menacé par un fauve. Quand il réussit enfin à s'en sortir, le clan est parti. Il ne reste plus que sa vieille mère, avec qui il va devoir passer l'hiver dans une grotte. Ce qu'il devra faire pour survivre va changer définitivement sa manière de voir le monde…
Un très bel album, qui évoque les plus vieux récits et mythes fondateurs, et qui invite le lecteur à réfléchir sur la place de l'homme dans la nature. Avec ce nouvel album, Jérémie Moreau retrace de manière allégorique l'histoire de l'homme et rejoint des questions aujourd'hui au cœur de l'actualité. Nous l'avons rencontré à Paris, dans les bureaux de Delcourt, sa maison d'édition.
Interview Jérémie Moreau
Franceinfo Culture : comment est né "Penss" ?
Jérémie Moreau : j'ai toujours quatre ou cinq histoires en tête. Et puis il y en a une qui finit par prendre le dessus. Et c'est cette histoire qui se passe dans la préhistoire qui est devenue la plus mûre. J'ai commencé à travailler sur le projet, mais je ne m'en sortais pas, alors je suis passé à autre chose, une histoire plus autobiographique. Et puis quand j'ai été récompensé par le Fauve d'or, ça m'a regonflé, et j'ai repris le projet.
Qu'est-ce qui a inspiré cette histoire ?
L'idée est née après avoir écouté un podcast d'un cours complétement dingue de Gilles Deleuze sur Leibniz et le pli. Deleuze y expliquait comment Leibniz troque l'atome contre le pli pour expliquer la matière et le monde. En gros, le monde et tous les éléments, les nuages, l'eau, le feu, les montagnes, sont constitués de plis qui se plient, se déplient, se replient. Je fais pas mal de balades dans le Vercors (l'auteur vit à Valence, ndlr), et après avoir écouté cette émission, j'ai commencé à voir des plis partout. Dans les lignes de la main, dans les rides, dans l'eau… C'est comme ça qu'a germé l'idée d'un premier philosophe de la préhistoire.
Les hommes du clan de Penss sont sédentaires et on peut imaginer qu'ils ne savent même pas que les arbres poussent. Ils voient le monde fixe, alors que Penss a compris que le monde est en mouvement. J'ai aussi été inspiré par cette phrase de Rousseau, tirée du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne."
Qu'avez-vous voulu raconter avec ce nouvel album ?
Mon idée était de retracer l'histoire de l'humanité, du rapport de l'homme à la nature, de l'écologie, de manière allégorique. Au départ, l'homme craignait la nature, c'est ce qui est représenté par la vision du clan. Penss est différent, il n'est pas effrayé pas la nature, il admire sa beauté. Le jeune homme préhistorique est dans la contemplation. En cela, il se réfère à la vision du monde antique grec. Et puis il y a le point de bascule, dans la grotte, qui lui fait découvrir la cruauté du monde. Dès lors, Penss se rebelle et comprend aussi qu'il y a une logique dans ce monde. Il passe du mystère à la logique. Dès lors qu'il a compris cela, il cherche à l'utiliser. On passe à la phase de domestication de la nature, et à la conception de Descartes des hommes "maîtres et possesseurs de la nature", et à ses conséquences : la culture, la propriété, puis les guerres, et la destruction qui aboutissent à une prise de conscience, dans le monde d'aujourd'hui, des limites de cette idée. La réponse de Penss, c'est de se remettre en mouvement, de reprendre le chemin du nomadisme.
Est-ce que ce n'est pas une vision un peu passéiste du monde ?
Je pense que si on se place du point de vue de l'homme, de son confort, oui ce choix n'est pas le plus confortable. Mais on peut aussi, comme le suggère Aldo Leopold, "penser comme une montagne". Dans le monde chacun cherche la paix le confort pour sa propre espèce, mais la montagne, qui a vécu bien plus longtemps que n'importe quelle espèce, détient la sagesse. J'ai toujours peur d'être doctrinal, je préfère donc rester un peu flou, avec des textes pas trop précis, mais cette histoire ne dit pas qu'il faut revenir au passé, ou vivre comme au temps de la préhistoire, elle suggère l'idée que pour le salut du monde, nous devons nous remettre dans le mouvement de la nature, qui n'est pas figée. L'idée est de se glisser dans les plis du monde, dans leur mouvement. Cela signifie par exemple, opter pour la permaculture plutôt que pour la monoculture et les pesticides…
Comment avez-vous travaillé graphiquement sur cet album ?
Tout l'album est fabriqué de manière traditionnelle. La seule chose que je fais en numérique, c'est le crayonné, parce que ça fait vraiment gagner beaucoup de temps.
Cette fois, j'ai essayé de me reconnecter au langage et à la grammaire spécifique du 9e art, en m'inspirant du travail du mangaka japonais Tezuka et de l'Américain Chris Ware. Pour La saga de Grimr, j'étais encore très influencé par mon expérience dans le cinéma d'animation. Pour Penss, j'ai essayé de me débarrasser de mes tics d'animation. Jusqu'ici, par exemple, j'avais peur des petites cases. Cette fois, j'ai essayé de jouer dans les pages avec la mise en scène de petites et grandes cases, que j'ai juxtaposées, et aussi avec des inserts (poser une petite case sur une grande case). Et ça c'est vraiment une grammaire spécifique de la BD, qu'on ne verra jamais au cinéma, et qui permet des changements d'échelle qui rythment le récit, qui expriment le temps qui passe, ou focalisent l'attention sur un élément ou un personnage.
J'ai aussi joué sur les obliques, qui ont tendance à accélérer le récit. Ça, ça vient du manga. J'ai aussi explosé la page pour les épisodes chaotiques, pour exprimer ce que ressentent les personnages dans un moment de crise, de violence, pendant lesquels on ne voit plus très clairement ce qui se passe autour de soi. C'est tout ce langage spécifique à la BD que j'essaie d'exploiter de plus en plus dans mon travail.
Penss et les plis du monde, de Jérémie Moreau
(Delcourt / Mirages - 232 pages - 34,95 €)
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