"In Waves", d'AJ Dungo : un premier roman graphique au sommet de la vague
"In Waves" (Casterman) est le premier roman graphique d'AJ Dungo, jeune auteur américain prometteur. Il nous raconte dans une interview comment est né cet album qui mêle une histoire du surf et un récit intime.
AJ Dungo venait tout juste de débarquer de Los Angeles quand nous l'avons rencontré au début de mois de juin chez son éditeur français, Casterman. Petit bonnet rouge, traits délicats cachés derrière des lunettes à fines montures, il sourit modestement quand on le félicite pour ce premier roman graphique, sorti en librairie le 21 août 2019.
Un album de plus de 400 pages dans lequel il raconte l'histoire du surf à travers deux figures tutélaires, Duke Kahanamoku (1890-1968), le "père du surf moderne, le plus sublime spécimen d'homme que Dieu ait mis sur terre" et Tom Blake (1902-1994), l'un des plus grands surfeurs de l'histoire de la discipline. Entremêlée à cette épopée, AJ Dungo raconte une autre histoire, celle, autobiographique et intime, de son amour pour Kristen, rencontrée à l'adolescence et perdue après un long combat contre le cancer.
Un magnifique et bouleversant roman graphique, qui révèle une maîtrise parfaite de la construction narrative entrelaçant textes et images, l'un comme l'autre ici d'une grande beauté, oscillant dans un délicat équilibre, au sommet de la vague.
INTERVIEW
Comment est né le projet de The Waves ?
AJ Dungo : le projet est né quand j'étais encore étudiant en école d'art, à l'occasion d'un voyage à Londres. Nous devions produire un porte-folio et le soumettre à des éditeurs, des directeurs artistiques, toutes sortes de personnalités de la scène artistique londonienne. Quelques semaines après ce voyage, la maison d'édition Nobrow Press m'a appelé pour me proposer de travailler sur un livre consacré au surf.
Comment le projet en est-il arrivé à évoluer vers une bande dessinée en partie autobiographique ?
Au départ c'était vraiment un projet de livre illustré pour les enfants, qui devait raconter l'histoire du surf des origines à nos jours, autour des figures tutélaires du surf américain. Mais finalement c'est apparu insuffisant pour l'éditeur, et il m'a posé des questions sur mes relations avec le surf et c'est comme ça que j'en suis venu à lui parler de Kristen. Je lui ai raconté que c'était elle qui m'avait initié au surf, je lui ai parlé de sa maladie, et de sa disparition. Quand il a entendu mon histoire, il m'a suggéré de combiner les deux histoires, la mienne, et celle du surf.
Comment avez-vous travaillé sur ce scénario ?
Au départ, je me suis dit comment c'est possible de lier ces deux histoires, je ne vais pas m'en sortir. Et ensuite, en me documentant sur le surf, je suis tombé sur ces deux figures du surf que sont Duke et Duke Kahanamoku (1890-1968), le "père du surf moderne" et de Tom Blake, qui partageaient un lien d'amitié très fort. Ce lien a joué en miroir avec ma relation avec Kristen, et je me suis appuyé là-dessus pour construire mon histoire.
Vous veniez à peine de perdre votre amie quand vous avez entamé ce projet, qu'avez-vous ressenti ?
C'était vraiment les montagnes russes. Je passais de la joie à la tristesse. D'un côté j'étais heureux qu'un éditeur s'intéresse à mon travail et me propose ce livre sur le surf, de l'autre il y avait la tristesse liée à l'absence de Kristen. Je devais apprendre à vivre cette absence et en même temps je devais parler pour le livre de la personne qui comptait et qui compte toujours le plus pour moi. Et en plus, je sentais une double responsabilité peser sur mes épaules : il fallait que je rende justice à Kristen, que je sois à la hauteur de ce qu'elle m'avait demandé, et aussi à la hauteur des deux figures tutélaires du surf dont je voulais raconter l'histoire.
A un moment j'ai cru que je n'allais pas y arriver. J'ai même rédigé un mail à l'éditeur pour lui dire que je laissais tomber, et que nous aurions l'occasion de travailler ensemble plus tard, sur d'autres projets. Et puis ensuite j'ai pensé à Kirsten, au fait qu'elle aurait été très heureuse pour moi que ce projet existe, c'est ce qu'elle espérait pour moi. Alors je me suis dit que je devais m'y atteler. Ensuite j'ai été heureux parce qu'avec ce projet, même si c'était un travail de titan, j'ai été tous les jours avec elle, et elle avec moi.
Comment vous y êtes-vous pris pour construire ce roman graphique ? L'éditeur était très exigeant au départ, il voulait une table des matières, avec la liste des chapitres, les têtes de chapitre… C'était stressant. Alors je leur ai dessiné et écrit le premier chapitre, celui du baiser, et à partir de ce moment-là ils m'ont fait confiance. Pour le reste du livre, j'ai d'abord fait une version écrite, un story-board complet. Il y avait d'un côté l'histoire du surf, pour laquelle une narration chronologique était assez logique, alors que la linéarité était moins évidente pour mon histoire personnelle. J'ai donc plutôt choisi pour cette dernière de m'arrêter sur des moments de cette histoire, qui entrecoupaient celle du surf, ce qui permettent de maintenir l'intérêt du lecteur sur la longueur, car le livre est très long... La construction, c'était comme un puzzle à assembler et c'est ce qui a pris le plus de temps, avec de très nombreux aller-retour pendant un an et demi avec l'éditeur, qui m'a offert le recul dont j'avais besoin.
Le temps peut devenir élastique pendant un deuil, comment avez-vous traité cette dimension dans votre roman graphique ?
Quand Kristen a disparu, la vie m'a parue trop longue sans elle. Le temps a pris un poids extraordinaire. J'ai lu des témoignages sur le sujet, comme par exemple un couple dont l'un disait qu'après la disparition de son compagnon, le temps s'était comme "fossilisé". Dans mon roman graphique, en dilatant le temps avec des planches sans texte, j'ai essayé de traiter cette dimension de manière à ce que le lecteur soit immergé dans les planches, qu'il y trouve sa place, qu'il puisse habiter la planche et faire le voyage à son propre rythme.
Quelle place a joué l'océan dans votre vie, et dans le livre ?
Pour moi l'océan représente beaucoup. C'est un lieu d'évasion, où je peux débrancher mon cerveau, qui s'active en permanence, un lieu où je peux accéder à une autre partie de moi-même, un lieu de sérénité et de réminiscence, un lieu où je peux retrouver Kristen, être seul avec elle. C'est aussi un lieu vaste et profond, monstrueux même, qui peut figurer le deuil et la douleur, mais c'est en même temps une force extraordinaire, un miroir de l'être.
Esthétiquement, c'est un élément qui présente de nombreuses qualités, de multiples facettes. Pour le représenter, je me suis inspiré du mouvement japonais appelé "Ukiyo-e", importé en France au XIXe par les frères Goncourt, qu'ils ont baptisé "Les images du monde flottant", avec les peintres comme Hokusai notamment. Même si au bout du compte j'ai réalisé tous les dessins en numérique, pour des questions de délai, je me suis également inspiré de la technique de gravure sur bois et aussi des motifs de la typographie. Cette esthétique des courbes, des arabesques, a inspiré ma façon d'interpréter cet élément mobile et organique.
Et la couleur ?
Au départ le livre devait être en noir et blanc, mais j'ai pensé au cours de sa conception, qu'il lui faudrait des couleurs. J'ai choisi de manière évidente le sépia pour les pages consacrées à l'histoire du surf, parce que c'est un code connu de tous, utilisé en BD ou au cinéma pour le flash-back, et j'ai choisi le bleu pour l'histoire personnelle. Bleu, c'est la couleur de l'océan, et c'est aussi la couleur de la tristesse.
"Lorsque que je ne serai plus là, je veux continuer à vivre à travers ton art. C'est tout ce que je veux. Promets-moi de raconter notre histoire." C'est ce que vous a demandé Kirsten avant de mourir. Vous l'avez fait, le livre est dans les librairies, que ressentez-vous ?
J'espère que j'ai tenu ma promesse. Je peux seulement juger à partir de ce que me disent les lecteurs, et les proches de Kristen. Ces derniers ont ressenti le livre comme une catharsis. Ils m'ont dit que j'avais capté l'essence de Kristen, et qu'elle vivait dans mes pages. Ce sont eux qui le disent, pas moi. Cela peut paraître paradoxal, parce que j'ai cette pudeur en moi, alors que j'ai fait ce livre et que le monde va découvrir mon histoire et celle de Kristen. Mais je l'ai écrite pour que chacun puisse y mettre ses propres émotions, et ça, c'est plus important que ma pudeur.
(Merci à Miceal Beausang pour la traduction)
In waves, EJ Dungo, traduit de l'américain par Basile Béguerie (Casterman - 476 pages – 23 euros)
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