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Schubert ou Bach en BD, dans "Haut de gamme" de Binet, l'auteur des Bidochon

Le créateur des Bidochon, l'une des séries de BD les plus populaires en France, est aussi un grand mélomane et musicien à ses heures. Associant ses deux passions, Christian Binet publie un nouvel album, le deuxième tome de "Haut de gamme" (Dargaud), une incursion dans le monde du classique, à travers une savoureuse galerie de portraits. Instructif, étonnant et hilarant.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
  (Dargaud)

Reportage : E. de Pourquery, W. Kamli, T. Guéry, L. Crouzillac, G. Genot et C. Grieu


Il y a d'abord le professeur de piano, ancien soliste reconnu, reconverti par pure nécessité, faute de succès en concert. De mauvaise foi et mesquin : il faut bien que quelqu'un paie. Mais attachant, malgré sa mauvaise humeur permanente. Tout en finesse quand il s'agit de parler nuances musicales et interprétation, et sensible, en bon musicien. Il finit par céder aux caprices d'une milliardaire quand il s'agit de jouer à Carnegie Hall à New York… Puis il y a l'ado boutonneux, au look punk, il se fait appeler Destroy. Lui a décidé d'apprendre l'orgue pour "déstructurer" la "Passacaille" de Bach avec ses copains Exterminator à la basse, et Killer, aux "drums" ! Contre toute attente, la prof d'orgue n'est pas effrayée pour un sou par l'entreprise et fait même preuve d'une sacrée ouverture d'esprit ! Il y a enfin, le quintet de narcoleptiques (!) qui tente son Everest : jouer sur scène le célèbre adagio de Schubert en do majeur sans s'endormir… Quinze ans qu'il s'y prépare !

Une caricature dosée

Trois ensembles de personnages, et trois histoires qui se déplient et se parlent, pour composer l'album "Haut de gamme", tome 2 de Christian Binet, qui vient de paraître chez Dargaud. Des histoires saugrenues et hilarantes qui évoquent, certes, le monde de la musique classique. Mais qui racontent, plus précisément, ce que sont ou peuvent être les relations entre les hommes quand ce qui les lie est la musique. C'est donc la comédie humaine qui touche le lecteur. La jolie rencontre entre les jeunes punks et leur enseignante si "vieille France" en apparence, grâce à son attitude musicale bienveillante, en est un très bel exemple : "Trop forte, la prof !", a conclu Exterminator.
  (Dargaud)
Comme c'était déjà le cas dans le premier tome, les personnages sont portraiturés dans les moments les plus cocasses. Mais la caricature est toujours dosée, très loin du cliché : "Ma non troppo" (mais pas trop), comme dit le sous-titre du tome 2. Christian Binet sait s'arrêter à temps.
Lors de la première rencontre entre Destroy et sa prof d'orgue...
 (Dargaud)

Surtout, l'auteur a un secret pour réussir ses histoires : "Je ne pars jamais des personnages, mais des œuvres, ce sont elles qui me donnent les idées", explique Binet. "Comme je suis un grand fan de musique classique depuis tout petit, j'avais envie de partir de là. L'histoire du Quintette de Schubert joué par les narcoleptiques, par exemple, est venue en écoutant l'Adagio, avec ce côté haché, lent. Je me suis demandé : et si c'était joué par des gens qui auraient envie de dormir ? Il suffit donc d'écouter la musique… Trouver un personnage n'est pas si simple : il faut comprendre sa psychologie, ses attitudes, ses réactions au monde…"

Si le trait est volontairement grossier, le texte est, lui, très soigné 

Le trait du dessin, volontairement grossier - personnages au gros nez et décor minimal – rappelle celui des très célèbres Bidochon, du même créateur Binet. "Le dessin est accessoire", dit-il, c'est un outil qui me permet de faire passer le texte" qui, lui, est extrêmement soigné, et riche. "Je le travaille longtemps : quand il me faut trois jours pour dessiner cinq pages, il me faudra un mois et demi pour écrire le texte ! J'ai appris le métier avec les Molière, Feydeau, Capra, Lubitch ou René Clair", lâche, convaincu, Binet. "Eux m'ont appris le travail du bon dosage, car c'est compliqué l'humour : si vous n'en faites pas assez, ce n'est pas drôle, mais si vous en faites trop, vous gonflez tout le monde !".
Christian Binet.
 (Dargaud)

Les personnages de "Haut de gamme" sont nés peu à peu : "j'ai des antennes, tout m'inspire, tout m'intéresse et je mets dans des boîtes au fur et à mesure. Après, il faut trouver les bons  personnages pour l'histoire, assez divers pour que l'album ne soit pas ennuyeux. Il y a par exemple le personnage de Madame Fleury Descrières qui s'inspire directement de Florence Foster Jenkins, cette richissime américaine passionnée de musique qui, persuadée d'avoir une belle voix, louait tous les ans le Carnegie Hall de New York pour faire son récital. Et elle le remplissait !"
Madame Fleury-Descrières (alias Florence Foster jenkins) fait la connassance du professeur-répétiteur-accompagnateur-soliste, l'un des personnages centraux de "Haut de gamme".
 (Dargaud)
Cette histoire, popularisée récemment par le film "Marguerite", Binet la connaît depuis "plus de quarante ans, j'avais déjà le disque vinyle !", raconte-t-il amusé. Autre personnage important dans "Haut de gamme" : le (ou la) professeur(e) de musique. Trace de l'attachement à une figure qui n'a pas toujours été là pour lui. "Petit, j'avais un professeur de piano qui s'ennuyait pendant le cours et ne m'a rien transmis. Au bout d'un an, mes parents qui n'écoutaient pas de musique, ont arrêté les frais, statuant que le petit Christian n'était pas doué. Plus tard, j'ai poursuivi tout seul pendant des années en jouant d'oreille".

Mais la relation élève-professeur a aussi une autre raison d'être dans "Haut de gamme" : "avoir quelqu'un qui apprend m'oblige à expliquer au lecteur néophyte de quoi il s'agit", dit Binet : "quand on veut faire rire les gens, il faut des références, sinon ça ne les amuse pas. Même dans les Bidochon, pour qu'on puisse rire d'une situation, je trouve une andouille qui pose la question et je donne l'explication. L'avantage du prof, est donc qu'il va expliquer. Par exemple, les variations de la Passacaille sont commentées dans le détail avec le thème de chaque variation. D'un seul coup, on est à l'aise". "Et en plus", ajoute Binet, "ça donne du corps à l'ensemble. Ce n'est pas au détriment de la musique, je ne veux pas que ce soit uniquement une pochade, un jeu qui amuse".

Transmission

C'est que Christian Binet n'utilise pas seulement le thème de la musique à des fins scénaristiques. "Cet album parle de transmission, pas seulement de prof à élève, mais de aussi d'auteur à lecteur. Mon idée, c'est qu'il serve à faire venir à la musique des gens à qui le mot "classique" fout la trouille. J'ai connu ça petit et même plus tard. Mais j'ai persévéré : j'ai même joué pendant dix ans de l'orgue dans une église sans connaître la musique ! Et puis un jour j'ai repris les cours, je joue de l'accordéon à basses chromatiques (classique) et je compose... J'ai toujours souffert qu'on m'exclue de ces milieux-là, des mélomanes qui, par exemple, snobaient les danses hongroises de Brahms que j'appréciais, pour leur préférer des symphonies bien plus sérieuses... Je n'ai plus envie de ça. J'ai envie de partager, de dire aux gens : allez-y, si vous écoutez du rock et du jazz, vous pourriez très bien aimer la musique classique".
  (Fluide Glacial)

Et Binet pousse plus loin le propos en publiant également ces jours-ci, cette fois chez Fluide Glacial, le livre "Un jour au concert avec les Bidochon". Dans un même projet, des planches humoristiques signées des Bidochon, un texte de présentation musicologique accessible, signé d'un expert, et enfin un CD qui comprend, entre autres, entre Jean-Philippe Rameau et Jean Sibelius, un morceau de Christian Binet lui-même...

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