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Zeina Abirached et son "Piano oriental" relient classique et musique arabe

"Le piano oriental", ou le projet fou d'un musicien libanais, dans les années 1960, de créer un instrument permettant de rapprocher les musiques d'Orient et d'Occident. Un piano bilingue en quelque sorte, comme est bilingue, arabe-français, l'arrière-petite fille de l'inventeur, Zeina Abirached, qui en raconte l'histoire en bande dessinée. Rencontre.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Zeina Abirached dans un café de Paris.
 (LCA/Culturebox)

C'est l'histoire du projet très singulier, initié par un certain Abdallah Chahine, musicien amateur libanais dans les années 1960, de créer un piano à double entrée culturelle : occidentale, d'un côté  et orientale, de l'autre, grâce au "quart de ton" que cet instrument magique permet d'obtenir. Il suffit juste d'enclencher une pédale et le tour est joué. Une invention technique géniale, certes, mais surtout à l'ambition culturelle utopique : contribuer au rapprochement des cultures, occidentale et arabe. Mais la folle entreprise n'a pas pu se développer, malgré un constructeur autrichien prêt à se lancer, faute d'un nombre suffisant de commandes.


Un piano bilingue, comme Zeina Abirached

De cette histoire, Zeina Abirached, arrière petite-fille d'Abdallah Chahine, a fait un très beau livre, paru récemment chez Casterman. Nous la voyons, pour en parler, dans un café parisien qui borde le jardin du Luxembourg. Elle est lumineuse, très enthousiaste, ses boucles aussi vigoureuses que dans ses livres. Nous retrouvons celle qui a déjà beaucoup écrit et dessiné sur Beyrouth, sur sa famille, sur la guerre civile vécue de l'intérieur. Mais l'auteure s'investit ici à la première personne, littéralement : "Au début", explique-t-elle, "je voulais seulement raconter cet inventeur un peu fou qui a voulu lier l'instrument occidental par excellence, très rigide, avec ce quart de ton, cette petite chose qui se déhanche, qui est souple. Et puis, quand je me suis mise devant le piano qui existe toujours dans la maison familiale, je l'ai entendu et me suis dit : ce piano est bilingue ! Si dans une même phrase musicale vous vous amusez à mettre et enlever la pédale plusieurs fois, vous devenez quelqu'un comme moi et finalement, comme beaucoup de Libanais, qui parlons les deux langues, arabe et français, dans la même phrase tout en arrivant à nous faire comprendre. A partir de cette constatation, ma BD a pris une autre dimension. C'était une période où ça bougeait dans ma vie sur ces questions de langue et d'identité, je venais d'être naturalisée Française. J'ai alors décidé de tricoter quelque chose entre les deux, entre le projet musical de mon aïeul et ma double identité culturelle".  
Zeina Abirached montre la quadruple page où le piano oriental alterne quart de ton et musique occidentale...
 (LCA/Culturebox)

Le récit du "Piano oriental" avance alors ainsi, entre l'itinéraire de l'inventeur entièrement mû par sa passion, et celui de Zeina Abirached elle-même, qui quittant le Liban pour faire de la BD à Paris, découvre plus que jamais les méandres du bilinguisme et du dialogue des cultures. On ne peut que conseiller la lecture de ce livre pour apprécier les ressorts de ce "voyage" entre les langues. Pour nous aider, par exemple, et avec beaucoup d'humour, l'auteure fait appel aux conseils d'un autre personnage, son grand-père paternel, qu'elle dépeint avec son regard grave, qui fut "drogman" pendant le mandat français au Liban, autrement dit traducteur et lien important entre le Haut commissariat français et les autorités locales arabophones.
Le grand père drogman est parfois là auprès de la petite Zeina...
 (Casterman)

Beyrouth-Paris

Sur le plan graphique, les 200 pages - d'un noir et blanc très contrasté - du "Piano oriental", offrent une jolie incursion dans le Beyrouth des années 50 et 60 : Abdallah Chahine se balade avec son tarbouche - couvre-chef déjà anachronique à cette époque - dans un centre ville encore peuplé de beaux immeubles et de verdure. "C'est un Beyrouth mythique d'avant ma naissance, dont me parlaient mes grands-parents", raconte Zeina Abirached. "C'est amusant, la réappropriation par le dessin de quelque chose qu'on n'a jamais vu et qu'on croit connaître par cœur !" C'est la dimension presque éternelle de cette ville cosmopolite et ouverte, qui en réalité, va voler en éclat. "C'est comme la vision de l'existence qu'avait cet arrière grand-père", explique l'auteure : "étant mort juste avant la guerre civile, il a quitté ce monde en croyant qu'il était immuable et que tout allait continuer comme prévu. Ça me touche".

Graphiquement, Zeina Abirached dit avoir évolué vers une "plus grande ouverture" par rapport aux livres précédents : "il y a des points de vue, une plongée, une profondeur de l'image, des "plans" que j'ai appris seulement là, parce que le sujet le demandait". Moins présent dans les dessins, le Paris d'aujourd'hui est également croqué, lorsque l'auteure se met en scène avec ses boucles, son sourire, ses étonnements… "C'est le Paris de l'inconnu, une ville où je n'ai pas tous les codes, où j'ai la langue mais pas toute la culture", ajoute Zeina Abirached.

Verdi, Puccini et la guerre

"Le piano oriental" ne fait pas que parler de musique, par l'itinéraire d'Abdallah Chahine (rebaptisé Kamanja, ce mot qui signifie par ailleurs violon en arabe). Il est littéralement habité par la musique. Déjà, parce que Zeina Abirached en est imprégnée. Nous connaissions l'auteure, nous découvrons ici la mélomane, équitablement partagée entre les influences classiques et orientales. Côté opéra, c'est Mozart son préféré : "à propos, avez-vous remarqué que j'ai fait une référence à l'air "Mille e tre" de "Don Giovanni" dans mon livre ?", nous demande-t-elle. Autre clin d'œil, dans la même page, celui aux "Noces de Figaro" avec l'air "cinque… dieci… venti… trenta". Zeina Abirached doit cette passion à son père : "quand j'étais petite, il écoutait toujours la musique classique et l'opéra et à un très haut volume. Comme c'était la guerre, mon père marquait en quelque sorte son territoire sonore. Il faisait sa résistance civile comme ça : les bombes tombaient et nous, nous écoutions Verdi ou Puccini ! Pour le reste, j'ai aussi le souvenir d'avoir eu des bouffées de joie ou d'avoir pleuré alors que je n'étais pas triste : plus tard j'ai compris que c'était ce qu'on appelle être émue".
  (Casterman)

La musique arabe n'était pas en reste, loin s'en faut : "si mon grand-père maternel Joseph, fils de l'inventeur, n'a pas fait vivre le piano oriental, il a en revanche pris la suite musicalement, en montant un label "Voix de l'Orient", qui a produit de nombreux artistes dont Sabah et la très célèbre Feyrouz, devenue la meilleure amie de ma grand-mère ! C'est une icône incontournable. Toutes ces voix ont habité mon enfance", ajoute Zeina Abirached.

Un livre "sonore"

Elles sont présentes aussi dans ce livre qui fourmille de références. Un livre extrêmement riche (mais ouvert à tout public), dont les pages débordent de dessins et de bulles parlantes. "Je voulais que les pages soient sonores", explique l'auteure, "comme si lecteur avait face à lui une partition. Avec par exemple, des informations qu'on ne déchiffre pas tout de suite, des indications qu'on relève parfois seulement à la deuxième lecture.
  (Casterman)
Et beaucoup d'onomatopées". C'est vrai : l'homme fait "pom pom" en marchant, ses chaussures "scrouitchi", alors que les poissons volants font "pi pi pi", et d'autres qui font "pôh"... "C'est peut-être une façon de poser un rythme de lecture", ajoute l'auteure.

Il n'est pas si difficile de se comprendre…

"Le piano oriental" aura pris quatre années de la vie de Zeina Abirached, âgée d'à peine plus de trente ans. "Ça m'a libérée. J'ai toujours eu une démarche introspective, mais mes autres livres évoquaient la mémoire de l'enfance, de la guerre civile… Ce dernier travail d'introspection m'a permis d'accepter que je parle aussi de moi au présent. Et puis, de ce livre Zeina Abirached retient aussi autre chose : "écrire à partir de cet instrument unique, c'était un peu une façon de dire, symboliquement, qu'il n'est pas si difficile de se rapprocher… et d'arriver à se comprendre". Elle rit : "oh non ! Ce que je dis est vraiment trop politiquement correct !"

"Le piano oriental" de Zeina Abirached
Casterman, 22 euros 

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