ENQUETE FRANCEINFO. "Je lui ai dit que je ne voulais pas. Il a continué" : les Harvey Weinstein du cinéma français
Des Harvey Weinstein, il y en a beaucoup en France." Claire Serre-Combe, copilote du collectif femmes-mixité de la CGT-Spectacle, est catégorique. Il y a quelques mois, elle a lancé L'Envers du décor, un site qui permet aux femmes et aux hommes harcelés dans le milieu artistique de témoigner. Car si Hollywood est secoué actuellement par les accusations de viols portées par des actrices contre l'ancien producteur-star, le cinéma français a lui aussi sa part sombre. Comme a pu le constater franceinfo en recueillant des dizaines de témoignages, des acteurs et actrices ont confirmé un phénomène de harcèlement et d'agressions sexuelles aussi présent dans le septième art français qu'outre-Atlantique. "Un phénomène endémique", comme le déplore Claire Serre-Combe, qui traverse toutes les strates du cinéma, de la production de films aux écoles d'acteurs.
Après le dépôt d'une plainte pour viols et agressions sexuelles d'une jeune comédienne contre l'acteur Gérard Depardieu, nous republions cette enquête initialement publiée en décembre 2017.
Des producteurs qui abusent de leur pouvoir
Il y a des rencontres qui marquent quand on est une jeune actrice ou réalisatrice. Celles avec des producteurs en font souvent partie. Elles sont déterminantes, peuvent bouleverser une carrière le temps d'un café ou d'une soirée. Mais parfois, elles marquent pour des raisons bien plus sombres. Ainsi, Claire*, jeune scénariste et réalisatrice, pensait parler de l'écriture d'un projet quand elle a accepté de déjeuner avec un producteur. L'homme a esquivé, préférant lui proposer de la rejoindre en vacances, quand son petit ami serait absent.
Isabelle Florido, comédienne, a été l'une des premières à témoigner de tels actes sur L'Envers du décor. Elle y a raconté sa rencontre avec un producteur pour "parler d'un scénario", à la fin des années 1990. L'homme lui a donné rendez-vous dans son bureau. Ils discutent, puis il lui demande de se lever, pour voir sa silhouette. Très vite, le producteur souhaite qu'elle soulève son tee-shirt. "Montre-moi tes seins", lui lance-t-il naturellement. "Ça semble dingue a posteriori, mais sur le coup, très peu sûre de moi, impressionnée par son statut et incapable de réfléchir après une telle demande, j'ai soulevé mon tee-shirt." C'était il y a près de vingt ans. Isabelle Florido avait 27 ans.
Un comportement du passé ? Les histoires que franceinfo a recueillies montrent le contraire. Il y a quatre ans, Joséphine* est entrée en contact avec un producteur, metteur en scène et réalisateur, reconnu dans le théâtre comme dans le cinéma. Elle avait 19 ans, lui plus du double. La jeune comédienne échange alors avec lui sur un projet autour du thème de Lolita. Lors d'une première rencontre dans son bureau, le quadragénaire lui demande d'exprimer des émotions précises, pour évaluer son jeu d'actrice. Au cours des semaines suivantes, il la rappelle.
Je sentais qu'il y avait dans sa voix un peu de séduction. Il me demandait si je portais une robe, me disait qu'une comédienne doit être féminine.
Très vite, le producteur et metteur en scène lui propose un deuxième rendez-vous. La jeune comédienne, les yeux et cheveux clairs, se retrouve dans ses bureaux de production. De nouveau, elle est seule avec lui. Le quadragénaire lui propose alors de se rendre dans une pièce voisine, close, afin de reprendre les mêmes exercices. Joséphine doit marcher tout en exprimant des émotions : la peur, la terreur, la joie. Il marche derrière elle et lui demande de jouer la sensualité, puis la sexualité.
Joséphine s'applique, investie dans un travail qui pourrait marquer un tournant dans sa carrière. "Je marchais mécaniquement. J'étais à fleur de peau, dans un état d'abandon", se souvient-elle, autour d'un café, la voix calme et discrète. Après quelque temps, il s'arrête derrière elle, face à un miroir, lui prend la main et la pose sur son sexe. Il baisse alors le pantalon de la comédienne et la pénètre digitalement, puis se masturbe. Joséphine est sous le choc. "Je me sens comme une marionnette", absente et manipulée. Après l'avoir violée, le producteur lui tape sur l'épaule. "C'est bien, tu auras le rôle", lui lance-t-il d'un ton calme, avant de repartir dans son bureau.
La jeune femme met plusieurs jours avant de mettre des mots sur ce qu'il s'est passé. Elle se sent salie, abusée et en même temps coupable. Jusqu'à ce qu'elle se rende dans un commissariat et qu'un policier lui dise qu'elle a été victime d'un viol. Joséphine se décide à porter plainte, puis préfère la retirer. De crainte d'une confrontation avec son agresseur, et surtout, qu'on remette en cause son histoire. "Je ne me sentais pas assez forte pour ça", confie-t-elle, les yeux légèrement rougis.
J'en ai parlé à un "ami" comédien et il a ri. Il m'a traitée de "petite coquine", m'a dit que je le voulais. Que je serais finie si je portais plainte. Et que tout le monde passait par là. Que c'était logique dans ce milieu.
"L'impression d'être un bout de viande pour les réalisateurs"
En tant que comédien, nous sommes à la merci du réalisateur. Et on sent vraiment ce plaisir à faire ce qu'ils veulent de nous", analyse Léa. Cette jeune actrice de 22 ans affirme subir "très souvent des remarques désagréables et sexistes" de leur part. "On a l'impression d'être un bout de viande pour eux." Alicia retient précisément la remarque de l'un d'entre eux lors d'une rencontre dans un café : "De toute façon, tu es trop intelligente pour réussir dans ce milieu. Si tu ne veux pas coucher, tu n'y arriveras pas."
Comédienne depuis près de dix ans, Léa Goguey-Cailac, 31 ans, n'oublie pas sa rencontre avec un réalisateur renommé, il y a environ trois ans. Elle était alors technicienne sur le tournage de son dernier film. L'homme venait de se fâcher avec une maquilleuse. Il s'est approché de l'équipe technique et a commencé à pointer la jeune femme brune du doigt. "Il m'affiche devant tout le monde en disant qu'on n'a pas besoin d'être maquillée pour être 'bonne', se souvient Léa Goguey-Cailac. J'avais l'impression d'être toute petite au milieu d'une énorme foule. Je n'existais pas. Je n'étais rien d'autre qu'un corps." Pendant plus d'un mois, la technicienne assure avoir dû faire face aux remarques "appuyées" sur ses vêtements, sur sa poitrine. Des commentaires qui venaient du réalisateur comme de ses collègues techniciens.
Le danger vient de tout le monde.
Certains sont allés plus loin. L'affaire Weinstein a rappelé de vifs souvenirs à la comédienne Véronique Ataly, 60 ans. Des événements qui remontent à une trentaine d'années, lors du festival de Cannes. Un metteur en scène et réalisateur de renom lui propose un rendez-vous dans sa chambre d'hôtel pour parler d'une nouvelle pièce de théâtre. "C'était normal car nous n'étions pas à Paris", se remémore l'actrice d'un ton affirmé. Quand elle se rend sur place, l'homme qui l'accueille ne porte qu'une robe de chambre, ouverte.
"J'étais tétanisée. Il m'a demandé si nous pouvions coucher ensemble", poursuit Véronique Ataly. "Cette image m'a énormément choquée. Je n'avais ni l'énergie, ni la capacité de dire 'qu'est-ce que vous faites ?'", se souvient-elle d'une voix grave. La comédienne, alors âgée d'une trentaine d'années, ne sait pas quoi répondre et quitte l'hôtel. "Ça va, il ne t'a pas sauté dessus", minimisera plus tard une autre actrice, qui les avait mis en contact.
Mais le harcèlement ne s'arrête pas là, selon elle. "C'est devenu une agression morale", raconte cette actrice aux yeux verts, les cheveux en bataille. Engagée sur la pièce de théâtre que dirigeait ce réalisateur, Véronique Ataly raconte avoir subi "une violence morale" de sa part, "dès le début des répétitions". "C'était des critiques constantes. Il me disait que ce n'était pas possible, que je ne comprenais pas le personnage. Les répétitions étaient cauchemardesques." A dix jours de la première, Véronique Ataly finit par quitter le projet, complètement déstabilisée.
On est 24h/24 confrontées au désir masculin. Il faut en permanence dire non. Ce métier d'actrice, c'est quand même un corps qui est offert. Et les hommes se servent.
Des acteurs qui profitent d'une "atmosphère de secret"
Outre le harcèlement sexuel et moral d'un réalisateur, Véronique Ataly dit aussi avoir vécu, à cette même période, "deux agressions sexuelles" : l'une par un célèbre metteur en scène ; l'autre par un comédien de renom, qui a reçu plusieurs récompenses. A chaque fois au cours de soirées. "J'avais bu et ils ont couché avec moi", confie péniblement l'actrice aujourd'hui.
Le souvenir de ces agressions lui échappe encore. "J'ai nettoyé ça de mon disque dur", explique calmement Véronique Ataly. La comédienne relate cependant un "état de sidération". Elle décrit des hommes "très puissants, moralement et physiquement". Face à eux, "on n'a pas la capacité", tente-t-elle d'analyser. Aujourd'hui, l'actrice sait qu'elle est une victime, mais ressent malgré tout "une part de responsabilité". Comme Joséphine, qui relate aussi qu'un jeune comédien a abusé d'elle, Véronique Ataly n'a pas porté plainte. "Comment expliquer cela ?" interroge-t-elle d'une voix résolue. "Il y a une telle mise en doute de la femme, de la victime de l'agression... Si je dis 'j'ai bu', c'est fini."
A l'instar de Véronique Ataly et de Joséphine, plusieurs femmes rapportent des comportements déplacés, des situations de harcèlement voire des agressions sexuelles de la part de comédiens. Pauline* a travaillé à ses débuts dans une agence artistique parisienne. Avec le travail de ses parents, elle baigne depuis son enfance dans le milieu du cinéma. Pendant plusieurs semaines, alors qu'elle n'a qu'une vingtaine d'années, une star du cinéma français insiste pour qu'ils dînent ensemble. La jeune femme finit par accepter. A la sortie du restaurant, le comédien, déjà nommé aux César, sort son sexe, relate-t-elle.
Il m'a lancé : "Je vais me masturber en pensant à toi ce soir." Puis, il est parti.
Sophie*, jeune comédienne fraîchement sortie d'école, a déjà participé à plusieurs tournages, et aux soirées qui les accompagnent. "Il y a une grande confusion entre la vie professionnelle et la vie personnelle, analyse-t-elle. Les émotions de chacun deviennent publiques, ça se drague tout le temps. Et il y a une atmosphère de secret." Sophie répète une expression qu'actrices et acteurs entendent souvent : "Ce qui se passe en tournage reste en tournage."
"On connaît la réputation du milieu", lance Coralie*, 31 ans. Cette jeune femme, aux yeux noisette et longs cheveux châtains, raconte elle aussi avoir subi les avances puis le harcèlement d'un comédien. Ce dernier lui avait promis de rencontrer un humoriste lors d'une soirée, afin de lui présenter ses textes. Il n'y a jamais eu d'humoriste. A la place, le jeune comédien a proposé à Coralie de boire un verre chez lui. Une fois dans son appartement, "il s'est mis à me masser. Il me disait 'laisse-toi faire'", raconte-t-elle, en précisant être partie. Mais, selon elle, le jeune homme est revenu à la charge quelques semaines plus tard. Avec un ami, il a commencé à lui renvoyer des messages. A lui demander pourquoi elle ne répondait pas, pourquoi elle ne venait pas. "Ils se sont ligués contre moi", relève-t-elle.
Ces comportements se retrouvent même parfois sur les plateaux. Margaux*, directrice de production, a récemment assisté, effarée, aux agissements d'un célèbre acteur lors d'un tournage. "Il s'adresse à toutes les femmes en beuglant, en leur demandant comment va leur chatte, rapporte-t-elle. C'est fantasque, ça fait partie du personnage." Sur place, "aucun d'entre nous ne proteste, tout le monde rit". Personne n'ose dénoncer ces propos. Alors, il continue, "pelote sa stagiaire" et l'embrasse dans le cou à plusieurs reprises. Quand Margaux se retrouve seule avec lui dans l'ascenseur, le comédien lui demande si elle n'a pas "trop chaud à la chatte". "Je rigole avec aplomb en disant que ça va", poursuit-elle.
Remettre en question le comportement de cet acteur à ce moment-là, c'était foutre en l'air le film. Réduire à néant le travail de toute une équipe, faire perdre de l'argent aux producteurs, ruiner le travail d'une réalisatrice que j'apprécie énormément. On a tous fermé les yeux et on a bien ri...
"Prises au piège" lors de castings
L'impression d'être "un bout de viande". C'est ce qu'a aussi ressenti Léa lors d'un casting. Elle raconte que l'équipe d'un film l'a appelée pour un deuxième essai, mais à une condition : être entièrement nue face caméra. "Je trouve cela inconcevable, réagit la jeune comédienne. Ils ont ensuite des images de nous complètement nues. On ne sait pas où elles vont."
Charlotte*, agent dans l'une des principales agences artistiques de Paris, abonde et confirme l'existence de ce problème. Il y a six mois, plusieurs des jeunes comédiennes qu'elle représente ont passé un premier essai pour des rôles de danseuses dénudées, auprès d'un directeur de casting bien implanté. "J'ai ensuite reçu un, puis deux, puis trois appels de ces actrices, assure-t-elle. Le directeur de casting leur avait demandé de se mettre en soutien-gorge ou seins nus pour les prendre en photo. Il ne nous avait même pas prévenus." En poste depuis trois ans, celui-ci est pourtant censé savoir qu'un premier tour de casting se joue sur le texte. En général, la question de la nudité ne se pose pas avant un deuxième voire un troisième essai. "Des actrices se sont senties obligées de le faire, elles se sont senties prises au piège. Ce n'est pas normal."
C’est assez symptomatique de la façon dont on considère les actrices en France. Dans la tête de beaucoup de personnes, elles sont des objets. Et très souvent, c’est un objet sexuel. Dans l'imaginaire collectif, ça fait partie du métier d’actrice de se mettre à poil.
Helen Juren, 41 ans, a multiplié les castings pendant des années. Elle les a arrêtés précisément pour cette raison. La comédienne, aujourd'hui spécialisée dans la chanson, a été particulièrement interpellée par un essai. "Je n'avais pas eu le texte en amont. Quand je suis arrivée sur place, il y avait des photos de femmes nues, dans des poses très suggestives", se souvient-elle. Une personne lui lit le scénario et lui annonce qu'il y aura des scènes de masturbation. Helen Juren refuse, convaincue qu'il s'agit d'un film pornographique. "On m'a répondu : 'Mais non ! Il n'y a pas de pénétration'."
Emilie* relate, elle, son échange avec un directeur de casting sur Facebook. Ce dernier lui envoie un message, et lui propose un premier essai pour un projet de film. Une chance pour la jeune femme, modèle photo depuis trois ans. Le casting se passe bien. Emilie et ce directeur restent donc en contact sur le réseau social. "Il a commencé à me mettre en confiance. Puis, c'est devenu une personne qui avait des soucis, explique-t-elle d'une voix frêle. Il essayait de m'émouvoir et ça fonctionnait bien. Je l'ai soutenu, j'ai essayé de lui apporter des solutions." Quelques mois plus tard, l'homme franchit un palier.
Alors qu'il n'est pas loin de son domicile, il lui propose de passer pour un café. "On a discuté. A un moment, il m'a embrassée", se rappelle péniblement Emilie, pesant chacun de ses mots. "Il m'a emmenée jusqu'au canapé. Je lui ai dit que non, que je ne voulais pas, je l'ai poussé. Il a continué." Au téléphone, la jeune femme marque une pause. "Il est allé jusqu'au bout", poursuit-elle difficilement. Emilie s'est sentie "sale", "bête" de lui avoir ouvert sa porte. Il l'avait mise en confiance. Elle aussi a refusé d'admettre qu'il s'agissait d'un viol et qu'elle en était la victime. Comme Joséphine, la jeune femme s'est rendue au commissariat, avant de renoncer à porter plainte. "J'avais peur qu'il s'en prenne à moi. Je me suis dit que j'étais déjà assez détruite comme ça."
Ce phénomène de violences et de harcèlement sexuel, largement subi par des femmes, est aussi vécu par certains hommes comédiens. Parfois, la menace semble même venir de leurs plus proches soutiens : leurs agents. C'est ce que soutient Olivier, 55 ans, en évoquant ses débuts en tant qu'acteur. A l'époque, le jeune homme souhaitait rencontrer un agent artistique très réputé. Les deux hommes font connaissance. L'agent l'emmène voir une pièce de théâtre, puis l'invite au restaurant. A la fin du dîner, il tente de l'embrasser. "J'ai refusé, je lui ai fait comprendre que je n'étais pas achetable", se remémore-t-il, encore remué par l'événement. "Le problème, c'est qu'il a voulu me griller." L'agent n'a plus voulu lui reparler alors qu'ils devaient travailler ensemble, raconte Olivier. "Il a usé, abusé de son pouvoir pour me dissuader de revenir dans le milieu", assure-t-il.
Julie* s'est récemment décidée à porter plainte, sept ans après avoir été violée par un agent. A l'époque, la jeune comédienne, après l'avoir rencontré dans une soirée, commence à discuter de castings avec lui. Au cours d'un deuxième rendez-vous dans le lobby d'un hôtel parisien, l'agent lui propose d'aller dans les toilettes. Il veut voir "à quoi elle ressemble" pour lui proposer des castings. "Il me disait de ne pas m'inquiéter. Il me mettait en confiance et me manipulait en même temps", relate encore Julie. Le quinquagénaire demande alors à la comédienne de se mettre en soutien-gorge avant de lui dire qu'elle doit perdre quelques kilos. Le rendez-vous ne va pas plus loin.
Peu de temps après, cet agent la rappelle pour lui parler d'un rôle important dans un long-métrage. Il souhaite la revoir en sous-vêtements, car "il y a des scènes de nu". Julie le retrouve une nouvelle fois dans le hall du même hôtel. Il la rassure, lui promet que ce ne sera pas long. Dans les toilettes, elle accepte de se mettre en sous-vêtements. L'homme insiste pour voir sa poitrine. Il commence à la toucher, à lui poser des questions intimes et à lui parler de masturbation. "Je me suis retrouvée assise à moitié allongée sur les toilettes", se rappelle la jeune femme. L'agent la pénètre digitalement pendant quelques minutes. Il recommencera quelques jours plus tard, prétextant un nouveau rôle pour l'actrice. Quand l'homme la pénètre une nouvelle fois avec ses doigts, "je sors de mon corps. Je n'ai plus la possibilité de parler, rien", raconte Julie, la voix émue. L'agent attrape alors la main de la jeune femme pour la poser sur son pénis. Elle parvient à l'arrêter à temps.
Je lui ai dit que j’allais le dénoncer. Il m’a répondu que je n'avais pas intérêt à en parler, que je serais grillée. Et que j’étais trop prude pour ce milieu.
Julie affirme que l'homme tentera à plusieurs reprises de la recontacter. Elle décrit, d'une voix blessée, une "descente aux enfers" de trois ans après ces viols. Elle aussi s'est sentie naïve, bête, sale. Et coupable. "Je me suis traitée de tous les noms, confie-t-elle. Je suis tombée en dépression, dans la boulimie, dans l'anorexie. Je n'ai pas compris que c'était un viol." C'est en parlant avec une amie qu'elle remonte la pente. "Elle ne m'a pas jugée. En fait, j'avais été victime, manipulée." Il y a quatre mois, la jeune actrice a finalement déposé une plainte, motivée par les témoignages d'autres femmes qui ont dénoncé des agressions sexuelles de la part du même homme. Julie l'a revu lors d'une confrontation au commissariat, mercredi.
"Cet éternel professeur lubrique"
Comment enrayer une réalité qui semble traverser toutes les couches du cinéma français ? Faut-il, comme pour les autres secteurs d'activité, s'attaquer au problème dès le stade de la formation ? La tâche s'annonce compliquée. Car dès les écoles de théâtre et de cinéma, le phénomène semble déjà présent.
Avant d'être scénariste et réalisatrice, Claire assure avoir alerté un intervenant sur un professeur d'une autre région, connu pour "ses comportements équivoques et lubriques" avec les jeunes femmes. Elle-même dit en avoir "fait les frais" quelques années plus tôt, en acceptant d'aller boire un verre avec lui pour parler d'un échange universitaire. Si elle souhaitait obtenir l'université de son choix, Claire devait passer "plusieurs soirées" avec lui. Elle a pu fuir, mais elle affirme que l'homme a embrassé de force une jeune femme et en a harcelé une autre. Cet été, elle a appris que ce professeur était toujours en poste. "Une professeure de cinéma m'a confié que ses étudiantes étaient tourmentées par cet éternel professeur lubrique, regrette-t-elle. A quoi ça sert de sonner l'alarme ?"
Yan Duffas, acteur et professeur au Cours Florent, sait que le cinéma est "un terrain propice à ce genre d'événements". "C'est une chose qu'on connaît. On travaille avec nos émotions, nos corps, avec notre séduction", observe-t-il posément. Lui aussi a dû faire face aux avances trop insistantes d'un financier, au cours du tournage d'un film, il y a vingt ans. Lui aussi a dû se battre pour lui dire non, tout en craignant pour son travail.
C'est un milieu assez sexiste, sensible de par toute la dimension de désir, de par le pouvoir qu'ont les personnes qui peuvent donner des opportunités.
Alors, depuis les débuts de son travail d'enseignant il y a trois ans, Yan Duffas tente de parler. D'alerter, avant que le problème ne prenne encore plus d'ampleur. "Je parle de cette fragilité, de cette position dans laquelle sont les jeunes actrices et acteurs, face à des personnes qui ont le pouvoir de réaliser leurs rêves. Il faut se dégager de cette dimension de séduction à tout prix. Ils ont le droit de dire non, martèle le professeur calmement. Le rêve a des limites."
*Pour protéger les témoins, tous ces prénoms ont été changés
Charlotte Durand, étudiante à l'école de journalisme de Sciences Po, a contribué au recueil d'un témoignage lors de cette enquête.