ENTRETIEN. Geneviève Fraisse, philosophe et historienne : "L'affaire Weinstein est une révolte historique et politique"
Deux mois après les premières révélations du "New York Times", franceinfo a interrogé Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, sur le retentissement du scandale Weinstein.
Les répliques se multiplient, depuis le séisme de l'affaire Weinstein. Deux mois ont passé depuis les toutes premières accusations de violences sexuelles à l'encontre du producteur de cinéma Harvey Weinstein. Une centaine de femmes ont pris la parole pour dénoncer ses abus, jusqu’à provoquer la chute de l’un des hommes les plus puissants d’Hollywood.
Les semaines qui ont suivi ont vu des milliers d’autres femmes s'exprimer, à travers les mots-clés #MeToo et #BalanceTonPorc notamment, du cinéma à la politique, en passant par les médias et le milieu hospitalier.
Franceinfo a interrogé Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, auteure de Du consentement (éd. Seuil), sur les retentissements du scandale Weinstein.
Franceinfo : Deux mois et des centaines de révélations plus tard, que nous apprend l’affaire Weinstein ?
Geneviève Fraisse : Cette affaire fait partie des moments d'histoire, avec un grand H, où d'un coup se condense une colère, ce que j'appelle même une révolte. Ce qui se produit va bien au-delà du fait divers, si tant est qu'on ait pu considérer les violences à l'encontre des femmes comme des faits divers. D'entrée de jeu, cette affaire est apparue comme quelque chose de collectif, de pluriel. Ce n'est pas une anecdote et cela s'est vu tout de suite. C'est un véritable événement, parce que cette affaire fait tomber un des hommes les plus puissants du monde.
C'est rapidement devenu une révolte, parce que cela s'est disséminé et parce que cela continue à se disséminer. Le mot révolte est important, parce qu'il signifie que c'est historique et politique, parce que c'est collectif.
Geneviève Fraisseà franceinfo
Ce n'est pas un "soufflé", ce n'est pas juste une boursouflure ou une piqûre qui provoque une allergie sur le corps social. C'est politique parce que les femmes demandent justice, elles remettent en cause un rapport de force. C'est cela le politique, c'est quand un groupe d'opprimés dit : "Ça suffit".
Cela signifie-t-il que les règles qui régissent les rapports entre les femmes et les hommes ont commencé à changer ou vont changer ?
On ne le sait pas encore. Ce qui change déjà, c’est ce qu'on observe autour de soi. Toutes les femmes ont fait un rétropédalage personnel, en se demandant quand elles avaient pu vivre quelque chose de limite, voire pire que limite. Et tous les hommes sont concernés aussi. Parce que la peur, en plus de la honte, a changé de camp. Je pense que certains ne dorment pas très bien. Et tous ceux qui ne sont pas des prédateurs s’interrogent sur la catégorie "homme" à laquelle ils appartiennent. Tout le monde est concerné.
Je compare cette révolte aux catalyseurs qu'ont été l'avortement en 1970 et la parité en 1990. Ce sont des catalyseurs, parce qu'autour d'une demande, "on veut une loi sur l'avortement" ou "on veut partager le pouvoir politique", s'est greffé tout le reste des injustices qu'il fallait dénoncer. Je pense que cette affaire-là est aussi un catalyseur, puisqu'elle repose la question de l’égalité professionnelle et économique. Car c'est dans une situation de dépendance économique que les femmes sont victimes de violences. Cela concerne aussi bien les actrices, assistantes parlementaires, infirmières que les femmes qui sont en situation de dépendance économique dans leur couple. L’autonomie économique est la condition de la liberté.
Pour comprendre pourquoi cette affaire-là plutôt qu'une autre a de telles répercussions, on peut se demander ce que symbolise Harvey Weinstein ? Un homme puissant, un prédateur…
Je pense que l'affaire Weinstein est la métaphore de Trump, c'est un déplacement. C’est à cause de Donald Trump que l’affaire est sortie. Harvey Weinstein est la métaphore non seulement des agressions sexuelles, dont est accusé le président des Etats-Unis, mais aussi du président lui-même. On fait tomber un très puissant, un chef (parce que Hollywood est bien une industrie politique mondiale) et du même coup, un prédateur. Ce n'est bien entendu pas machiavéliquement décidé, mais c'est celui d'à côté qui tombe. Cela rend encore plus politique l’affaire Weinstein.
Rappelez-vous d'ailleurs que ce sont les femmes qui ont déclenché les manifestations contre Donald Trump, au moment de son investiture, avec la Marche des femmes. Ce qui est remarquable. Un ami me rappelait d’ailleurs qu'en 1995, c’est la manifestation du 25 novembre, jour de lutte contre les violences faites aux femmes, qui avait été le déclencheur des grandes grèves. C'est dire à quel point quand les femmes se révoltent, on touche à la politique en général.
Vous insistez beaucoup sur le pluriel, le collectif. Combien faut-il de femmes pour qu’elles soient entendues ?
Peu importe, le pluriel, c’est le pluriel. Le problème, c'est que beaucoup de femmes raisonnent encore au singulier, en pensant 1+1+1. C'est aussi ce qu'ont fait beaucoup de responsables politiques, dont Emmanuel Macron, en disant aux femmes "il faut que vous portiez plainte". C'est une façon de rester dans cette addition, mais ce n'est pas ça, le pluriel. Voyez les chiffres : 2 000 musiciennes [dénoncent le harcèlement sexuel] en Suède et 1 000 autres en Norvège... Pour Weinstein, on a dépassé la centaine de femmes. Quand on donne les chiffres, on fait preuve.
Le pluriel, ce n'est pas non plus croire qu'il existe un corps unique des femmes, souvent résumé par l'expression "la femme". Au moment du débat sur la parité, des journalistes me disaient "mais les femmes ne sont pas d’accord entre elles". Je répondais : "Justement, elles sont suffisamment nombreuses pour être en désaccord." La démocratie, c'est le désaccord. Mais il faut aussi faire un peu de généalogie. Le fait que des femmes comme Beyoncé et d'autres, depuis quelques années, disent haut et fort "je suis féministe", est très nouveau. Et cela aussi a déclenché de la force. C'est un changement très positif.
Il y a très longtemps, j'avais écrit que le mot 'féministe' était un mot 'maudit, et maudit pour toujours'. Je suis contente de m'être trompée.
Geneviève Fraisseà franceinfo
La réaction des hommes est-elle aussi en train de changer ?
Ils sont en plein questionnement. Ils sont au moins ébranlés. Quand j’interroge mes amis ou des professionnels que je peux rencontrer, ils sont beaucoup plus touchés que sur la parité ou l’avortement, où ils ne se sentaient pas tous concernés. En dehors des prédateurs eux-mêmes, dont certains ont le sentiment d’impunité, ils se demandent "Comment me suis-je comporté ?", "Ai-je soutenu tel ou tel copain qui s'est mal comporté ?" Et il y a des hommes qui me demandent des conseils de lectures, qui ont envie de travailler là-dessus, et ça, c'est la première fois. Il y a bien eu des groupes d'hommes qui s'intéressaient à ces questions, dans les années 1970, mais c'était surtout pour se tenir chaud, pour accompagner leurs compagnes féministes, cela n'allait pas jusque-là.
Comment expliquer ce sentiment d’impunité dont vous parlez ?
C’est quoi le sentiment d'impunité ? C’est un mystère. C'était sidérant dans l'affaire Baupin, par exemple. Denis Baupin a obtenu un non-lieu et ensuite, il a porté plainte contre les femmes qui l'accusaient d'agressions sexuelles, alors qu'il aurait mieux fait de se dire "Je l'ai échappé belle". Sans compter qu'on l'a vu poser avec du rouge à lèvres pour le 8 mars. Je pense aussi à Daniel Dobbels, qui montait son spectacle Sur le silence du temps, un spectacle de danse sur les femmes qui taisent leurs souffrances. Le théâtre vient de le suspendre, parce qu'il est accusé d'agressions. Ce sont des indices du sentiment d'impunité, et je me demande ce que cela signifie pour ces hommes. Sont-ils inconscients ou cyniques ? Est-ce une façon de se dire "Ça ne tombera pas sur moi, puisque je montre que je suis du côté des femmes" ? Est-ce une barrière de protection pour eux ?
On a parlé du cinéma, de l'hôpital, de la politique, des médias, mais le sujet de la "domination masculine" d'une manière plus globale a été peu évoqué. Pourquoi ?
Je pense qu'il faut se donner du temps pour cela. Là, les femmes, en s'exprimant, ont créé un moment de visibilité de la "domination masculine", mais ce n'est pas une démonstration. Tout d'un coup, elles ont posé cette idée au milieu de la table. Le mouvement traverse les frontières et les continents. Cela renvoie bien à l'universalité de la prédation masculine. La question, à présent, est de savoir comment les forces vives de cette contestation, de cette révolte, vont transformer la chose.
Dans l'affaire Weinstein, et dans de récentes affaires jugées en France concernant des mineures, il a été beaucoup question de la notion de consentement. Comment définir le consentement ? Est-ce une notion adaptée ?
Le consentement est difficile à définir, car il a un double sens. C'est à la fois choisir et accepter. De nombreux campus américains ont adopté une règle pour lutter contre les agressions sexuelles qui consiste à dire que le consentement ne peut être exprimé que par un "oui" formulé verbalement, qu'un silence ne vaut pas consentement, afin de clarifier un peu les choses. En français, on parle souvent de consentement tacite, éclairé ou implicite. Tous ces adjectifs qu'il faut ajouter à ce terme montrent bien qu'il a plusieurs sens.
Dans certains dictionnaires, il est encore précisé que l'adjectif 'consentant-e' ne se dit guère que des femmes.
Geneviève Fraisseà franceinfo
A partir de là, il me semble que le "consentement" pose problème, il est inadapté, par exemple, dans les relations de pouvoir. Comment peut-on imaginer que "le licenciement par consentement mutuel" existe quand il y a un rapport hiérarchique ? C’est un mot un peu archaïque et je pense que c'est plutôt à la notion de volonté qu'il faut s'intéresser.
Que répondre à ceux et celles qui clament "tous les hommes ne sont pas des violeurs" ou encore "on ne peut même plus draguer" ?
Je l'explique dans Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France (éd. Gallimard). A cette question, je réponds : "Il y a des hommes qui disent cela depuis 200 ans". C'est une ritournelle, c'est la même matrice intellectuelle qui se répète depuis 1800. Introduire de l'égalité dans le rapport amoureux et sexuel, c'est une gageure, c'est plus difficile que de dire "toutes les filles vont aller à l'école comme les garçons".
Pourtant, on avance. Le divorce, par exemple, c'était déjà l'introduction de l'égalité dans le couple, c'était pour les femmes, alors que les hommes avaient déjà d'autres moyens de se séparer. Dans une main, il y a le désir d'égalité et de liberté ; dans l'autre, il y a la sexualité et l'érotisme. Ce n'est pas contradictoire, c'est compatible. Et comme l'écrit Stendhal, dans De l’amour, "rien n’empêchera un rossignol de chanter au printemps". Non seulement la domination masculine a de beaux jours devant elle, mais la séduction, l'érotisme et le rapport amoureux aussi.
Le droit évolue vers plus d’égalité entre les femmes et les hommes, l’éducation aussi. Et pourtant, il semble que cela ne soit pas suffisant...
Ce n'est pas suffisant et c'est bien ce qui est en train de se passer. On est à la fin d’un cycle de droits. Il reste des droits à conquérir, bien entendu, mais on est à la fin d'un cycle, en arrivant jusqu'à la famille, qui était le dernier lieu où il était difficile de faire entrer le droit. Mais le formel ne fait pas le réel, les lois ne changent pas le quotidien. Elles l'aident, mais ne le changent pas. Aujourd'hui c’est la question du corps des femmes qui est au cœur des débats, qui est politique. Et c'est tout l'imaginaire collectif autour du corps des femmes qu'il faut changer. Pour cela, il va falloir être inventif.
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