Cet article date de plus de huit ans.

Ciné-concert : Philip Glass versus Dracula à la Philharmonie de Paris

Créé en 2000, le ciné-concert Dracula-Philip Glass-The Kronos Quartet est donné jeudi soir à La Philharmonie de Paris. La rencontre entre un classique du cinéma fantastique, signé Tod Browning en 1931, avec Bela Lugosi, marqué à jamais pour son interprétation du prince des ténèbres, et un musicien contemporain des plus influents, qui œuvre régulièrement pour le cinéma.
Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Ciné-concert Dracula-Philip Glass avec le quatuor Kronos
 (Didier Dorval)

C'est à la demande d'Universal (et non de la MGM comme le dit Philip Glass dans une interview, "Dracula" faisant partie du catalogue Universal) que le compositeur écrivit une nouvelle partition pour "Dracula". En 1930, quand le film est réalisé, le cinéma parlant est encore balbutiant depuis 1927 ("Le Chanteur de Jazz" d'Alan Crosland, avec Al Johnson). Faire appel à un compositeur spécialement pour un film est très rare, car coûteux. L'on fait appel à des musiciens du répertoire classique, comme Prokofiev qui travailla pour Eisenstein. Des partitions déjà existantes sont alors souvent mises à contribution. Ainsi "Dracula" se vit-il gratifié du "Lac des cygnes" de Tchaïkovski, comme beaucoup d'autres films à l'époque.

Donner une nouvelle musique au "Dracula" de Tod Browning est donc tout justifié, surtout quand il s'agit d'une collaboration entre un compositeur comme Philip Glass et le Kronos Quartet.

Un fantastique en gestation

En 1930, Carl Leammele, fondateur et directeur du studio Universal, a légué depuis 1928 ses responsabilités à son fils Carl Leammele Jr. Amateur de fantastique et voyant son potentiel lucratif au cinéma, le nouveau nabab s'engage sur cette voie au grand dam de son père, réfractaire au genre. Pourtant, l'Universal a déjà flirté avec le fantastique dans des films prestigieux aux succès foudroyants comme "Notre-Dame de Paris" (1923, Wallace Worsley, avec Lon Chaney)  ou "Le Fantôme de l'Opéra" (1925, Rupert Julian, toujours avec Chaney).

Mais jusqu'ici le fantastique est ancré dans le rationnel ; le surnaturel est banni, taxé d'irréalisme pour un nouvel art naissant dont le credo est le réalisme de la représentation. Rares exceptions : "Nosferatu" de Friedrich Wilhelm Murnau, en 1922, "Faust, une légende allemande" (1926, du même Murnau), ou "Le Golem" (1915 et 1920) de Paul Wegener. Mais ces films sont allemands. Par ailleurs, film fantastique fondamental, "Le Cabinet du Dr. Calligari" (1920, Robert Wiene) a un dénouement rationnel.

Dracula : naissance de l'épouvante moderne au cinéma

Quand Universal met en route "Dracula", le studio fait appel à Tod Browning, réalisateur à succès de MGM, auteur de plus d'un film étrange, précurseurs du Thriller, comme "Le Club des trois"  (1925), "L'Oiseau noir" (1926) ou "The Thirteen Chair" (1929). Au fait de sa gloire à la MGM, Browning change de maison et ne se retrouve plus chez lui.

Est-ce pour cette raison que, curieusement, le projet ne l'enchante guère ? La désaffectation de son ami et acteur fétiche Lon Chaney, prévu pour le rôle-titre, suite à son décès en 1930 d'un cancer de la gorge, est sans doute la raison principale. Le projet s'avère difficile à monter, plusieurs scénarios sont soumis, dont une mouture signée Frederick Stephani, où Dracula se déplace en aéroplane en forme de chauve-souris ! Finalement, la production se tourne vers la version théâtrale du roman épistolaire de Bram Stoker de 1897. Cette version dramatique, signée Hamilton Dean est adaptée par John L. Balderstone pour Broadway. Après un succès historique en Grande-Bretagne, la pièce connaît la consécration et part en tournée plusieurs années.

Lon Chaney dans "London After Midnight" de Tod Browing (1927)
 (DR)

Mais Lon Chaney étant décédé, qui peut être capable d'endosser le charisme et la cape du comte vampire ? Un acteur hongrois, tout juste immigré aux Etats-Unis frappe désespérant à la porte du studio. A ses yeux, le rôle lui revient de droit, triomphant chaque soir dans le rôle de Dracula à la scène. Carl Leammele Jr. ne veut pas en entendre parler, les débuts du parlant ne pouvant se permettre de donner un premier rôle à un acteur ne maîtrisant pas l'anglais, avec un accent à couper au couteau. Bela Lugosi, puisqu'il s'agit de lui, insiste et se verra adoubé par Tod Browning qui l'impose.

Bela Lugosi éternel

Prenant le film à la légère, s'en désintéressant totalement, Tod Browning confie le tournage de plus d'une scène à son directeur de la photographie, l'immense chef opérateur allemand  Karl Freund qui a notamment travaillé avec Paul Wegener sur "Le Golem" (1920) et Fritz Lang sur "Metropolis (1926), ou "Tartuffe" (1926) de Murnau. Contributeur essentiel au style expressionniste, sa patte sur "Dracula" est essentielle et perdurera durant tout l'âge d'or du cinéma fantastique américain des années 30, jusqu'aux années 40.

L'équipe de tournage travaille le jour, pendant qu'une équipe mexicaine œuvre la nuit, pour mettre en boîte une version espagnole, destinée à l'exportation, comme c'était courant à l'époque, le doublage et les sous-titres n'existant pas. Signé Georges Melford, longtemps invisible, avec Carlos Villarias dans le rôle de Dracula et Lupitta Tovar dans celui de Mina, sa victime, le "Dracula" espagnol ne démérite pas par rapport à son modèle. Plus long d'une vingtaine de minutes (!), il est étrangement mieux rythmé que la version américaine, Tod Browning donnant priorité à un mélodrame très théâtral dans sa seconde partie, après une introduction transylvanienne mythique, dont le crédit revient sans doute plus à Karl Freund qu'au réalisateur américain.

Mais la palme revient à l'interprétation halluciné de Bela Lugosi, au visage blafard, aux yeux hypnotiques souvent filmés en insert, à la gestuelle grandiloquente et mouvements de cape aristocratiques. Un acteur est né. Il devient une véritable icône ; son accent hongrois fait merveille et servira nombre de films de l'âge d'or des années 30, au côté de Boris Karloff (créateur du monstre de Frankenstein de James Whale la même année), qu'il détestait. L'acteur s'est totalement identifié au rôle qu'il endossera des centaines de fois, au cinéma comme à la scène, jusque dans les années 50. La légende veut qu'à sa mort, en 1956, il se fit enterrer dans la cape du vampire auquel il était tant attaché. Des répliques dans sa bouche resteront cultes et réutilisées dans des versions ultérieures : "Listen to them. Children of the night. What music they make"; "I never drink… wine".  Dwight Frye en Renfield (rôle mixé avec celui de Jonhatan Harker) fait merveille dans une composition démente et frénétique qui lui vaudra de réapparaitre aussi dans nombre de films d'épouvante des années 30.

Affiche française récente de "Dracula" (1931) de Tod Browning avec Bela Lugosi
 (Universal Pictures )

Le film lance et imprime pour de longues années l'esthétique gothique auquel le fantastique sera identifié. "Dracula" remporte un succès extraordinaire en 1931 et sauve la veuve de Stolker (ayant droits du roman) de la ruine, tout comme Universal, en ces années de récession économique, dont Hollywood souffre cruellement. Un des slogans du film, "La plus étrange des histoires d'amour" fait mouche pour toucher le public féminin. Les spectateurs veulent avoir peur, comme s'ils voulaient voir à l'écran des destins pires que le leur, en ces années de crise. Le studio ne s'y trompera pas, sortant la même année "Frankenstein", puis "La Momie' (1932, Karl Freund), donnant une descendance au comte ("La Fille de Dracula" - 1936 ;  "Le fils de Dracula" – 1943), "La Fiancée de Frankenstein" (1935, James Whale), "Le Loup-garou, (1941, George Waggner)…

Philip Glass s'empare de Dracula

Universal avait proposé à Philip Glass trois films pour en réécrire la partition : "Dracula", "Frankenstein" ou "La Momie". Son dévolu se portera sur le film de Browning, sans doute parce qu'il n'a pas de musique originale ("Le Lac des cygnes" de Tchaïkovski fait office d'accompagnement musical), alors que les deux autres long métrages en bénéficient.

Adepte de l'école musicale américaine dite "minimaliste" ou "répétitive", le musicien, né à Baltimore (Maryland) en 1937, préfère voir son Œuvre qualifié de "musique avec structures répétitive". Compositeur éclectique, il a autant écrit des opéras, des symphonies, des concertos, des musiques de film, que des pièces pour soliste. Son entourage n'est pas moins diversifié : l'écrivaine britannique Doris Esling, le poète américain Alan Ginsberg, le musicien indien Ravi Shankar, les chanteuses et chanteurs Linda Ronstadt, Patti Smith, Paul Simon, David Bowie, Leonard Cohen, ou le réalisateur Woody Allen.

Fils d'un disquaire, les invendus du magasin lui forgent sa première culture musicale, découvrant ainsi la musique contemporaine de Bartók, Schoenberg, ou Chostakovitch.  Apprenant la flûte au Conservatoire, le piano devient par la suite son instrument de prédilection, remportant en 1959 le prestigieux Prix BMI Student Composer Awards qui distingue un jeune compositeur.

Se rendant deux ans à Paris pour étudier, de 1964 à 1966, Philip Glass fréquente le "Domaine musical" de Pierre Boulez et découvre le cinéma de la Nouvelle vague, adulant Jean-Luc Godard et François Truffaut. Le théâtre constitue pour lui une rencontre fondamentale quand il découvre le travail de Jean-Louis Barrault au Théâtre de l'Odéon à Paris. Il rejoint ainsi une compagnie de théâtre expérimental qui deviendra Mabou Mines, collaborant avec Lee Breuer sur la pièce "Comédie" de Samuel Beckett.

Sa première participation à un film s'effectue en 1966 sur "Chappakua" de Conrad Rooks, en collaboration avec Ravi Shankar, rencontre essentielle qui le guidera sur la musique répétitive, structure rythmique de la musique indienne. Le film relate le parcours d'un toxicomane argenté, où apparaît William S. Burroughs et Alan Ginsberg. Il recevra un prix spécial à la Mostra de Venise.

Le musicien persiste dans la composition, avec notamment "Music in Twelve Paris", une partition de quatre heures écrite entre 1971 et 1974. Puis il se diversifie dans toutes les directions.

Il est reconnu du grand public à l'international en 1982 grâce au film de Geoedfrey Reggio, "Koyaanisqatsi", produit par Francis Ford Coppola. Inclassable, le film n'est ni documentaire, ni narratif, mais pictural et musical, parvenant à une rare symbiose des deux disciplines, avec des intentions tant écologiques que technologiques, sur une mise en perspective de l'état de la planète. "Koyaanisqatsi" remporte un immense succès partout où il est projeté et s'avère le meilleur diffuseur de la musique de Philip Glass. Le film constitue une trilogie avec "Powaqqatsi" (1988) et "Naqoyqatsi"(2002), pour lesquels il compose également la musique.

Le musicien œuvrera pour de nombreux films, moins expérimentaux. Comme "Mishima" de Paul Shrader, toujours produit par Coppola en 1985 ; dans un registre plus commercial, le film sur la guerre du Vietnam "Hamburger Hill" (1987) de John Irvin ; "Kundun" (1997) de Martin Scorsese, sur la vie du dalaï-lama, pour lequel Glass voue une grande vénération, et qui lui vaudra d'être nommé aux Oscars. Il apparaît derrière son piano dans "Truman Show" (1998) de Peter Weir, dont il signe la musique pour laquelle il recevra un Golden Globe…

Bertrand Blier utilisera des compositions de Philip Glass dans "Merci la vie" (1991), tout comme Bernard Rose pour son film d'Horreur "Candyman" (1992). Le réalisateur fera appel à lui, mais cette fois pour une composition originale sur "Mr. Nice" (2010). Le cinéaste et photographe animalier français Laurent Charbonnier le sollicitera en 2007 pour son documentaire "Les animaux amoureux".

Nombre de films bénéficient de l'art musical de Philip Glass. Ecrire et donner en ciné-concert "Dracula" perpétue son rapport au cinéma et son approche expérimentale, au carrefour des 4e et 7e arts.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.