Cinéma : comment l'Arabie saoudite mise sur la France pour développer son industrie du grand écran
Sous le soleil de la Croisette, une rangée de tentes s'étend à perte de vue. Producteurs, réalisateurs, distributeurs… Tout le gratin du cinéma étranger est réuni, en ce mois de mai, dans le village international du Festival de Cannes. Au-dessus des barnums flottent les drapeaux des pays présents, dont celui de l'Arabie saoudite. Un Etat pas forcément connu pour sa tradition cinématographique, mais qui aspire à le devenir. "Etre à Cannes permet au pays de se montrer. Cela fait partie de sa stratégie de diplomatie culturelle", analyse Nolwenn Mingant, professeure à l'université d'Angers (Maine-et-Loire) et spécialiste de l'industrie du cinéma hollywoodien. Une politique poursuivie par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), en visite en France depuis le 14 juin.
Ce séjour a été dénoncé par l'ONG Human Rights Watch, qui avait déjà accusé l'an dernier Riyad de se servir de la culture pour "blanchir sa réputation, comme il l'a déjà fait avec les événements sportifs". Pour les associations, la ficelle est bien trop grosse pour faire oublier le passif de l'hôte : un régime qui bafoue les droits de l'Homme, est soupçonné d'avoir fait assassiner le journaliste saoudien Jamal Khashoggi en 2018, et qui a toujours autant recours à la peine de mort.
"En développant son industrie du cinéma, l'Arabie saoudite souhaite renvoyer une meilleure image et montrer qu'elle est dans la modernité".
Nolwenn Mingant, spécialiste de l'industrie du cinéma hollywoodienà franceinfo
Depuis cinq ans, MBS cherche en effet à moderniser son pays. Il a pour cela lancé un grand projet, baptisé Vision 2030, qui comprend l'émergence d'une industrie du cinéma puissante. Ce chantier de taille a commencé en 2018 avec la réouverture des salles obscures dans la pétromonarchie. Elles avaient été fermées en 1970 par les autorités religieuses en place, qui imposaient une application stricte de l'islam. "Mohammed ben Salmane veut répondre aux envies de la jeunesse saoudienne de vivre dans une société plus souple", expose Anne Gadel, experte des pays du Golfe au sein de l'observatoire Afrique du Nord Moyen-Orient de la Fondation Jean Jaurès. "Investir dans le divertissement, c'est aussi une façon de penser à l'après-pétrole".
Entretenir son réseau et attirer des tournages
Pour exister dans le monde du 7e art, Riyad s'est donc invitée au pied des marches et du tapis rouge cannois. "C'est un temps fort pour l'industrie, car c'est le plus grand marché de films au monde", rappelle Guillaume Esmiol, directeur du marché du film du Festival de Cannes, qui réunit les professionnels du secteur lors de l'événement. Les Saoudiens y ont multiplié les actions de communication, et ont aussi assuré "la promotion de leurs lieux de tournage pour attirer des producteurs internationaux", explique le spécialiste. La Commission saoudienne du film a pu présenter les avantages fiscaux accordés aux films tournés sur son territoire : un remboursement des frais engagés par les productions à hauteur de 40%, à condition que l'argent soit dépensé sur place.
Autre objectif des Saoudiens : développer des coproductions avec des entreprises internationales. L'Arabie saoudite a ainsi apporté pour la première fois son soutien financier à un long-métrage français : Jeanne du Barry, réalisé par Maïwenn, qui a fait l'ouverture du Festival.
"Le pays se donne une image de partenaire financier qui peut participer à des grosses productions et qui est dans une modernisation accélérée", juge David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques, et spécialiste du Moyen-Orient. Avec un film d'un budget de 20 millions d'euros, Maïwenn a bénéficié de la plus grosse enveloppe accordée à une cinéaste en 2022, et la deuxième plus élevée en dix ans, selon le Collectif 50/50 (document PDF).
Un secteur producteur de richesses
Au-delà de l'image qu'elle entend redorer, l'Arabie saoudite a aussi un intérêt financier dans le cinéma. "Elle veut créer une filière qui rapporte de l'argent et qui crée de l'emploi, tout en divertissant la jeunesse", assure David Rigoulet-Roze. D'ici à 2030, Riyad compte ainsi sur une hausse des dépenses des ménages dans le divertissement comprise entre 2,9% à 6%, selon le cabinet d'audit PwC Middle East. Le régime vise en outre la création de 30 000 emplois dans le secteur, d'après le quotidien saoudien Arab News.
"L'intérêt de travailler avec la France ou Hollywood est d'apprendre de leur expertise dans le cinéma pour ensuite être autonome : c'est du transfert de compétences."
Nolwenn Mingant, spécialiste de l'industrie du cinéma hollywoodienà franceinfo
Pour atteindre ses objectifs, le royaume envoie ses futurs professionnels étudier dans des écoles françaises reconnues. Un partenariat a ainsi vu le jour entre 2018 et 2019 avec la prestigieuse Ecole nationale supérieure des métiers de l'image et du son, plus connue sous le nom de Fémis. Une douzaine d'étudiants ont intégré la "Femis Saudi Film Summer School" durant un stage d'été intensif de six semaines, au cours duquel ils ont pu apprendre les métiers du cinéma, explique l'établissement à franceinfo. L'Arabie saoudite finançait entièrement la formation, d'un montant de 100 000 euros, selon Mediapart. "Elle n'a pas été reconduite depuis la pandémie survenue en 2020", explique la Fémis, sans donner de précisions sur les raisons de cet arrêt.
L'école d'animation des Gobelins à Paris, qui accueillait aussi chaque été une quinzaine d'étudiants saoudiens depuis 2018, est allée plus loin. En novembre, elle a ouvert une formation de neuf mois réservée aux élèves d'Arabie saoudite. "On cherche à former des spécialistes de l'animation, mais aussi des entrepreneurs qui vont monter des studios ou qui vont s'orienter vers la production", explique Cécile Blondel, directrice du département international des Gobelins. L'école propose des formations sur-mesure à la demande des pays partenaires. L'Arabie saoudite est toutefois "le seul pays qui en bénéficie" sous cette forme, souligne l'école. Le coût de la formation – non précisé – est pris en charge le groupe d'audiovisuel saoudien Middle East Broadcasting Center.
Riyad envoie aussi ses jeunes talents étudier dans d'autres pays, comme les Etats-Unis. Netflix a par exemple annoncé en février le lancement d'un programme avec l'université de Caroline du Sud pour les producteurs saoudiens. Mais l'Hexagone a une place particulière dans la stratégie saoudienne : "Le cinéma français force l'admiration à l'étranger. Il est considéré comme un peu à part face à Hollywood, par exemple, avance David Rigoulet-Roze. L'idée, c'est d'utiliser le savoir-faire français, vu comme un gage de qualité par sa population, pour construire une vraie filière cinématographique."
Faire exister la culture saoudienne à l'étranger
Le 7e art parviendra-t-il à s'implanter un jour en Arabie saoudite ? Selon les chiffres officiels de 2020, le pays a ouvert 33 salles de cinéma, alors qu'il espère en avoir 350 en 2030. Il a aussi créé 2 500 emplois directs dans le secteur. Côté création, Riyad brille avec le film saoudien Sattar, réalisé par Abdullah Al-Arak, qui a atteint la cinquième place du box-office du pays, d'après le média spécialisé Deadline. Mais la liste de ses longs-métrages est réduite : seulement 31 films saoudiens ont été produits et projetés dans le pays depuis 2018, selon la Commission de l'audiovisuel du pays.
Pour la promotion de ces productions, l'association Génération 2030, qui "ambitionne de rassembler les jeunes talents saoudiens et français", organise des "Nuits du cinéma saoudien" en France. Cette année, elle s'est tenue au Festival d'Annecy (Haute-Savoie) après une édition à l'Institut du monde arabe, à Paris. "Ça permet à la culture saoudienne d'exister à l'étranger, et cela sert la construction d'une identité nationale affranchie du wahhabisme", la doctrine religieuse rigoriste implantée dans le pays, assure David Rigoulet-Roze.
Reste une question : quel intérêt la France a-t-elle à s'associer avec ce nouveau venu ? "Tout cela entre dans la tradition de la diplomatie culturelle et permet de drainer de l'argent, via la coproduction de films notamment", suggère le spécialiste du Moyen-Orient. Le Centre national du cinéma et de l'image (CNC) précise à franceinfo que "le CNC n'a pas d'accord de coproduction" avec Riyad et que "les investissements et partenariats dans lesquels l'Arabie saoudite a investi sont d'ordres privés". Contacté, le ministère de la Culture n'a pas donné suite à nos sollicitations, tandis que l'Institut du monde arabe n'a pas souhaité s'exprimer.
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