"Let's Get Lost" en version 4K : le jazzman Chet Baker, un être d'ombre et de lumière dans un documentaire aussi beau que mélancolique
Chet Baker, trompettiste virtuose, chanteur au timbre de velours, icône du jazz de la côte ouest des États-Unis, écorché vif consumé par la drogue, hante depuis toujours le monde musical et inspire celui du cinéma. Le 13 mai 1988, le musicien est mort brutalement à 58 ans, à Amsterdam où il est tombé d'une fenêtre d'hôtel. Il n'a pas pu assister à l'avant-première de Let's Get Lost, le documentaire que lui consacrait Bruce Weber, au festival de Venise. Plus d'une trentaine d'années après sa sortie, le film repart à l'aventure du grand écran dans une nouvelle version 4K le 19 juin.
Au cours de l'année 1987, Weber, photographe réputé et cinéaste, a travaillé sur un film consacré à Chet Baker. Alors qu'il l'avait sollicité initialement pour une simple séance photo, il avait décidé d'aller plus loin, de passer du temps avec lui dès que leurs agendas le permettraient, de rencontrer ses proches - sa mère, les femmes qui ont partagé sa vie, ses enfants - et ses amis musiciens. À Venise, Let's Get Lost a reçu le Prix de la Critique, puis il a été nommé aux Oscars en 1989 dans la catégorie du meilleur documentaire.
Le premier thème qui résonne dans Let's Get Lost ("Perdons-nous", un titre en allusion à un standard de jazz chanté par Chet Baker et prémonition pour celui qui allait "se perdre") est Zingaro de Tom Jobim, dans une célèbre version à la trompette par le jazzman. Une mélodie sublime, mélancolique et lancinante qui plane sur une plage californienne où chantent et dansent des jeunes en toute insouciance, en 1987. Parmi ces jeunes, Flea, bassiste des Red Hot Chili Peppers et fou de Dizzy Gillespie, l'un des rois de la trompette jazz du XXe siècle.
Zingaro, thème instrumental, devint chanson quand Chico Buarque mit des mots sur la mélodie de Jobim. Avec un nouveau titre : Retrato em branco e preto. "Portrait en blanc et noir." Clin d'œil du réalisateur ou pas, tout le documentaire est plongé dans un somptueux noir et blanc, archives des années 50 et 60 comme séquences et interviews de 1987. Un clair-obscur sur un parcours cabossé, à la ville comme à la scène, de l'Oklahoma natal à l'Europe.
Chet Baker, une histoire de fascination
Chet Baker exerce une fascination totale depuis ses débuts dans la première moitié des années 50, comme le rappelle le documentaire qui donne à voir de superbes photos de sessions d'enregistrements de 1953 signées William Claxton. Interviewé, le photographe se souvient combien le jeune homme "attirait l'objectif". Avec un visage à la fois poupin et ombrageux, Chet Baker avait le profil d'une star hollywoodienne, et il avait un style qui a été énormément copié, comme ce fut le cas pour James Dean, par la jeunesse de son temps. Le contraste entre le jeune musicien des premiers concerts filmés et l'homme au visage ridé et émacié de 1987 n'en est que plus saisissant. Le réalisateur Bruce Weber enchevêtre habilement les documents et les époques, les extraits musicaux d'antan et les confidences, séquences de chant et de trompette de 1987.
Le film de Weber dévoile Chet Baker dans toute sa dimension d'artiste, mais aussi d'homme - avec sa coopération sincère, même s'il semble souvent ailleurs, absent à lui-même. L'artiste, c'est ce jeune trompettiste tellement brillant qu'il décida Charlie Parker en personne - qui l'engagea à ses débuts - à appeler Miles Davis et Dizzy Gillespie pour leur dire "Il y a un mec blanc qui va vous donner du fil à retordre", selon les souvenirs de William Claxton. L'homme, c'est cet éternel séducteur qui fascina et collectionna les femmes. Un séducteur qui les fit également souffrir. Manipulateur quand c'était nécessaire, et parfois violent sous l'emprise des substances qu'il s'administrait chaque jour. "On ne peut pas gagner avec un junkie", confie Diane, la compagne vaillante de la dernière partie de sa vie. "On ne peut pas compter sur Chet. Si on le sait, on peut s'en sortir."
Zones d'ombre
Sans complaisance, le réalisateur n'occulte pas les zones d'ombre de l'artiste. Les témoignages qu'il saisit auprès de ses compagnes, mais aussi ceux de sa mère (son silence douloureux lors d'un entretien avec Bruce Weber en dit long) et de ses enfants, donnent un aperçu des conflits, désillusions et rancœurs qui ont miné l'entourage de Chet Baker. La drogue ne ravagea pas que sa vie personnelle. Elle empoisonna sa carrière à force d'arrestations et de peines de prison, sans parler de la violente agression qui l'éloigna de la scène pendant des années.
Si le documentaire est forcément aigre-doux, il offre aussi de très beaux moments de légèreté et de jazz, la raison d'être de Chet. On aime par exemple ce joyeux instant de scat partagé avec le jeune Flea sur Joy Spring, standard du trompettiste Clifford Brown disparu à 25 ans. On aime la jolie séquence des autotamponneuses. Et que dire quand Chet, habité par ses fêlures, chante plusieurs fois pour la caméra de Weber... L'émotion qu'il transmet est intacte.
La fiche
Genre : documentaire musical
Réalisateur : Bruce Weber
Pays : États-Unis
Année : 1988
Sortie version 4K : 19 juin 2024
Distributeur : MK2 Diffusion
Synopsis : ce documentaire évoque la vie du célèbre trompettiste Chet Baker lors de son parcours de l’Oklahoma à la Californie, et de New York à l’Europe, pendant les années 50. À travers les passionnants témoignages de sa famille, de ses amis et de musiciens du mouvement jazz de la Côte Ouest, le film suit l'artiste jusqu’en 1987, un an avant sa mort.
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