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"En eaux troubles", "Instinct de survie", "Sharknado"... Comment le film de requin tente de refaire surface

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Photo extraite du film "The Meg" ("En eaux troubles" en français) qui sort en France le 22 août 2018. (WARNER BROS)

Sanctifié. Mythifié. Copié. Ringardisé. Ridiculisé. Depuis la sortie des "Dents de la mer", en 1975, le film de requin a déjà connu plusieurs vies. Une nouvelle ère débute-t-elle avec la sortie d'"En eaux troubles"?

"J'ai essayé de faire le deuxième meilleur film de requins." Jon Turtletaub, le réalisateur d'En eaux troubles, l'a joué modeste dans une interview au magazine Mad Movies (article payant). Ce blockbuster, avec en vedette Jason Statham et un requin préhistorique géant (le mégalodon, d'où le titre en VO, The Meg), déferle sur les écrans le 22 août. Et il nourrit une ambition : redonner ses lettres de noblesse à un genre qui a sombré du chef d'œuvre des Dents de la mer, à la bonne série B jusqu'aux tréfonds de la série Z. 

Le "film de requin ultime"

Le film de requin n'est pas né avec Les Dents de la mer. Mais c'est sur les plages de Martha's Vineyard (une île du Massachusetts, aux États-Unis) que le genre acquiert ses lettres de noblesse. "Un heureux accident", résume le critique de cinéma sur e-cinema et amoureux transi du film de requin Laurent Pecha, à franceinfo. Steven Spielberg voulait beaucoup plus montrer le requin mécanique dans la version originelle du script. Mais comme "Bruce" – baptisé du nom de l'avocat qui défendait Spielberg contre ses producteurs qui pestaient contre les dépassements de budget – tombait en panne de façon métronomique, le réalisateur doit ruser et baser son film sur la suggestion. "Ce n'est pas du tout le film que Spielberg voulait faire, insiste Laurent Pécha. Mais ce n'est pas non plus le contenu du livre (pas terrible) dont est adapté le film. Les Dents de la mer s'inspire beaucoup plus de Moby Dick !" 

Spielberg envoie paître Universal qui le supplie, en 1978, de réaliser la suite : "J'ai réalisé le film de requin ultime", lache-t-il à l'époque, bravache. Personne ne lui conteste ce titre, plus de 40 ans après la sortie du film. De l'avis général Jaws 2 (baptisé en français Les Dents de la mer, deuxième partie pour éviter un Dents de la mer 2 du plus mauvais effet), considéré comme moins bon que le premier, figure quand même à la deuxième place au panthéon du shark movie. "Mon top 5 du film de requins ? C'est compliqué..., hésite Laurent Pécha. Même un film comme Peur bleue de Renny Harlin [sorti en 1999], qui tient à peine la route, figurerait dans ce classement." 

Le creux de la vague

Comme tout énorme succès au box-office, Les Dents de la mer suscite une vague de copies et de reprises plus ou moins fidèles et plus ou moins fauchées, de Piranha de Joe Dante, qui garde le même script mais change le poisson, à La mort au large, une copie italienne tellement fidèle qu'elle sera interdite aux États-Unis. La franchise officielle n'est pas en reste, avec un Jaws 3 qui jouera sur les balbutiements de la 3D et un Jaws 4 franchement ridicule où un requin de la famille de "Bruce" traverse le monde pour tuer la famille de l'homme qui l'a embroché. "Je n'ai jamais osé le voir, lâche l'acteur anglais Michael Caine... qui y tient un des premiers rôles. Mais de ce qu'on m'en a dit, c'est vraiment atroce."

Nous sommes en 1987, et le film de requins semble dans une impasse.

À un moment donné, on avait fait le tour des situations possibles sur les attaques de requin.

Claude Gaillard, auteur du livre "Bad requins"

à franceinfo

"Tout seul, il n'arrivait plus à remplir l'affiche", poursuit le spécialiste Claude Gaillard, qui explique en souriant être né "deux jours après la sortie des Dents de la mer". "Mais contrairement à ce qu'on croit, la sharksploitation [ce genre consacré aux films de requin] ne s'est jamais vraiment arrêtée. Les deux sommets de la chaîne alimentaire qui se défient, ça continue d'exercer une fascination." 

H. Perry Norton, scénariste et historien du film de requin, avance une autre hypothèse pour expliquer la déchéance du genre : "À ce moment-là commence à apparaître le genre du film gore, comme la série des Freddy Krueger, où on peut mettre en scène une kyrielle de façons inventives de tuer des gens. Qui ça amuse encore de voir un coup de mâchoire rapide d'un grand requin blanc ?", se demande-t-il dans son essai publié par le site spécialisé Films School Rejects (en anglais).

Cent mille lieues sous la crédibilité

 


Infogram

La bouée de sauvetage du film de requin viendra de la démocratisation des effets spéciaux, au tournant du XXIe siècle. Pourquoi le film de requin et pas le film de dinosaure voire de loup-garou ? "Parce que le fait que le requin évolue dans l'eau, permet de camoufler la qualité médiocre des CGI [computer generated imagery, les effets spéciaux]", explique Richard Tribouilloy, docteur ès nanar chez Nanarland et auteur de l'unique podcast spécialisé sur le film de requin au monde, "Shark Parade". Notre expert dégage un second facteur dans la résurrection des sous-Dents de la mer : "C'est aussi à ce moment-là qu'émerge la chaîne câblée Syfy, qui se spécialise dans le film de monstres. Leur méthode est d'une efficacité redoutable." 

Ils se réunissent, ils choisissent un animal, ils trouvent un concept rigolo et ils mandatent une boîte de prod' pour leur livrer le film dans six mois pour 500 000 dollars maximum.

Richard Tribouilloy

à franceinfo

"Si on n'a pas un bon titre, on ne fait pas le film", explique-t-on chez Asylum, l'une des boîtes de production qui a profité de la deuxième vague de la sharksploitation. "N'importe qui peut faire un film à 100 millions de dollars [86 millions d'euros environ], mais en torcher un en deux semaines avec l'équivalent du budget de téléphone d'un grand studio pour le sortir en quatre mois, c'est une autre paire de manches", insiste dans le livre Hollywood in crisis (en anglais) Paul Bales, un des pontes du studio à qui l'on doit des chefs d'œuvres comme Mega Shark vs Giant Octopus où un requin happe un Boeing 747 en plein vol...

... la série des Sharknado, ces tornades lâchant des hordes de requins sur Los Angeles ou sur New York...

... ainsi que la quadrilogie allant de L'Attaque du requin à deux têtes à L'Attaque du requin à six têtes (L'Attaque du requin à quatre têtes ayant été bizarrement oubliée).

Ajoutez un requin à la célèbre phrase de Jean-Luc Godard, "tout ce dont vous avez besoin pour faire un film, c'est d'une fille et d'un flingue", et vous avez la recette de la poule aux œufs d'or de ces séries Z. Les bimbos en bikini jouent mal, les maîtres nageurs aux pectoraux saillants ânonnent leurs quelques lignes de dialogue, le réalisateur sait à peine filmer un champ-contre champ, mais le succès est au rendez-vous pour ces "pizza movies", comme les appelle Sébastien Auscher, directeur de la société de distribution Programstore dans une interview à Nanarland.

Le misérable En eaux profondes avec ses 120 000 dollars de budget a ainsi rapporté 455 fois la mise au box-office. Des chiffres à faire pâlir Universal ou Warner. À titre de comparaison, Les Dents de la mer, considéré comme un des films les plus rentables de tous les temps, n'a engrangé "que" 37 fois son budget.

Quand le genre se requinque sérieusement

Revers de la médaille, le courant du film de requin sérieux a coulé corps et bien. Le scénariste Anthony Jaswinski a eu toutes les peines du monde à vendre le scénario de ce qui deviendra le film Instinct de survie, sortie en 2016. Le pitch ? L'angoissante traque d'une jeune surfeuse par un requin au large d'une plage paradisiaque (et déserte). "J'ai compris que les gens ne trouvaient plus les requins terrifiants", soupire-t-il dans une interview au Wall Street Journal (en anglais). Il est loin le temps où Susan Backlinie, l'actrice au maillot de bain jaune qui se fait dévorer en premier dans Les Dents de la mer, avait tellement peur de se faire attaquer pour de vrai qu'elle avait ajouté un système à son harnais pour pouvoir s'en dégager instantanément et fuir. 

Le slogan de ce film, avec Blake Lively en tête d'affiche : "Jaws pour la nouvelle génération". L'approche du scénariste : revenir à l'approche des Dents de la mer, avec une intrigue minimaliste, une poignée de personnages et surtout un requin qu'on voit le moins possible. Instinct de survie connaît un joli succès au box-office et amorce une timide relance du genre. C'est à ce moment-là que Warner rachète les droits de The Meg, adaptation d'une série de livres mettant aux prises l'équipe d'une base sous-marine à un mégalodon de 40 mètres de long venu des âges préhistoriques.

Ce projet dormait dans le grenier de Disney depuis 20 ans, avant de céder les droits à la Warner, appâtée par le timide retour en grâce du genre. Le studio attendait juste le moment propice. Facture : 150 millions de dollars, financés en grande partie par un studio chinois. Un record pour un film de requin et peut-être le début d'une nouvelle ère. "Le film de requin est un genre indestructible, souligne H. Perry Norton. Vous pouvez l'envoyer au musée, le reléguer en série Z, mais vous ne pouvez pas le tuer."

Si En eaux troubles fait un carton, comme le laisse penser son solide démarrage au box-office américain, il pourrait relancer un Hollywood asphyxié par les films de super-héros et en quête de nouvelles franchises rentables. "C'est paradoxal de se dire que Les Dents de la mer a été fait quand Hollywood était à genoux, souligne Richard Tribouilloy. À ce moment-là, les studios ont pillé la nouvelle vague française, et ses techniques comme la caméra à l'épaule, et la série B façon Roger Corman, spécialiste des blockbusters d'action. Ce serait incroyable qu'ils arrivent à se relancer en pillant la série B pour la deuxième fois... et encore avec un film de requins !"

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