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ENTRETIEN. "Je voulais faire revivre l'époque" des années 1970, confie Annie Ernaux à propos de son film "Les Années Super 8" réalisé avec son fils

Le premier film d'Annie Ernaux sort en salles mercredi. Réalisé avec son fils David Ernaux-Briot, "Les Années Super 8" est un documentaire qui revient sur la décennie 1970 à partir d'images familiales.
Article rédigé par franceinfo
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Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature 2022, rencontre de jeunes étudiants à la bibliothèque de Rinkeby à Stockholm, en Suède, le 12 décembre 2022. (PONTUS LUNDAHL / TT NEWS AGENCY / AFP)

Annie Ernaux présente mercredi 14 décembre son premier film réalisé avec son fils David Ernaux-Briot Les Années Super 8. Dans ce documentaire, l'écrivaine désormais Nobel de littérature, revient sur la décennie 1970 qui a marqué la publication de son premier livre, Les Armoires vides (1974). À l'occasion de la sortie de ce documentaire intime et politique, Annie Ernaux se confie sur franceinfo et explique pourquoi elle a accepté de "commenter les images muettes" de ces films familiaux dont elle est aujourd’hui "la mémoire". "Je voulais faire revivre l'époque, lui donner une couleur", précise Annie Ernaux. 

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Montage d'images familiales tournées dans les années 70, images muettes sur lesquelles l'écrivaine pose sa voix et contextualise ces moments intimes dans l'époque, Les Années Super 8 décrivent ainsi une époque de "grande espérance" durant laquelle "une partie de la population attendait la gauche". De 1972 à 1982, de l'installation de la famille à Annecy au divorce des parents peu de temps après le déménagement à Cergy-Pontoise, la caméra Super 8 arrive, symbole d'une ascension sociale, en même temps que la machine à laver dans beaucoup de familles. Derrière la caméra, le mari ; devant, les enfants qu'on voit grandir ; la grand-mère, toujours en blouse ; et Annie Ernaux, élégante jeune femme, là sans être là.

Pour sortir de cette intimité et aller vers un récit collectif, Annie Ernaux commente et contextualise, de la vie bourgeoise en province où elle se sent étrangère jusqu'à la victoire de la gauche en 1981. Une période de "rupture" avec sa vie antérieure, mais aussi de retour à sa "promesse" : celle de "venger [sa] race" par l'écriture. 

"Je voulais faire revivre l'époque" des années 1970 - Annie Ernaux sur franceinfo

franceinfo : Pourquoi avez-vous choisi de sortir ces films et les partager au public ?

Annie Ernaux : Mon fils David a eu envie de montrer ces films à ses enfants, il a donc organisé une soirée film, comme autrefois, et il m'a demandé de commenter. Et je me suis aperçue que j'étais la mémoire de ces films. Ultérieurement, il m'a dit : on va faire un film et toi, tu fais le récit. Tu ne t'occupes pas du montage, mais tu fais le récit. Et c'est à partir de là que j’ai regardé avec attention tous ces films, en les remettant dans l'ordre chronologique. J'ai eu un moment de questionnement : qu'est-ce que je peux dire sur ces images muettes ? Et je suis partie.

Dans ce récit, plus que de faire revenir des souvenirs, s'agissait-il pour vous de faire revenir des sensations ?

Oui, car ce n'est pas intéressant de donner des souvenirs en vrac. Je voulais resituer comment j'étais dans l'époque et aussi comment était l'époque. À travers le décor et le choix de ce qui est filmé, on peut ressentir cette période, en alternance entre ce qu'il peut y avoir d'intime et de familial et l'époque, cette époque tout à fait particulière des années 70. Il y a alors une grande espérance générale de la population française, on attend énormément. On attend la gauche, pour une partie de la population. Avec ce film, je voulais faire revivre l'époque, donner une couleur de l'époque.

On attend la gauche, dans une famille de gauche, mais dans un intérieur "giscardien bourgeois", une maison de fonction. On a la sensation que vous êtes là et que vous n'êtes pas là, sur ces images.

Il y avait pour moi une rupture avec ma vie antérieure, qui est représentée par ma mère, présente avec nous. Elle incarne ma mémoire, par son corps, par ses mots, par tout son être, ce que moi, j'ai été au fond. Et puis il y a l'autre famille, et puis le lieu où l'on vit, cette grande maison qui ne nous appartient pas. Et je vais alors être attirée de nouveau par ma promesse, venger ma race, que j'avais eue à 20 ans en écrivant sur tout ce que j'ai connu.

Vous avez commencé à écrire pendant cette période-là, où vous êtes encore avec votre mari. Mais c'est une période de bascule, ces dix ans : vous ne pouviez pas mener vos combats féministes et sociaux dans ce contexte, ce cadre familial ?

Je n'étais pas forcément une grande combattante. J'appartenais à quelques associations féministes, mais je ne militais pas, très très franchement. J'étais au Mlac (Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception). J'écrivais non pas parce que je ne pouvais pas m'exprimer, mais parce que j'avais des choses qui étaient enfouies et que je voulais éclaircir et mettre au jour d'une façon extrêmement violente. Je ressentais comme une violence ce passage d'un monde à un autre.

Dans votre livre Les Années, vous avez cette phrase : "Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais". C'est une forme de définition de vitre vision de la littérature. Cela vaut aussi pour votre film.

Absolument. C'est une période que je sauve de l'oubli.

Et que gardez-vous ?

Ce que je garde, c'est surtout un sentiment. Tout cela, je l'ai vécu sans le vouloir vraiment. Comme si les choses m'arrivaient et que je les suivais instinctivement. C'est ce qui domine en regardant ce film.

Vous avez reçu il y a quelques jours votre prix Nobel de littérature à Stockholm, en Suède. Une image est marquante : vous, seule femme ou presque, au milieu d'hommes en nœuds papillon, dans un décor bien chargé. Vous êtes-vous demandée si votre place était là ?

Oui, mais je pense qu'elle n'est pas là, en fait. Ça, c'est une place qu'on m'a donnée, mais ce n'est pas la place que je veux prendre.

Vous avez hésité à accepter ce prix Nobel ?

Je n'ai pas hésité parce que je vois ce que cela représente comme responsabilités, comme retentissement mondial de ce que j'ai écrit.

"C'est important pour moi que ce qu'on écrit soit partagé. C'est une récompense extraordinaire dont je ne mesure pas tout à fait l'impact, mais il n'était pas question que je refuse ce prix Nobel."

Annie Ernaux, écrivaine

à franceinfo

Dans votre discours, vous parlez de nouveau de votre promesse,"écrire pour venger votre race". Vous dites aussi que cela passe par le combat contre une forme d'écriture dominante.

J'ai toujours réfléchi sur l'écriture, sauf mon premier livre Les Armoires vides qui d'une certaine manière faisait table rase de ce que j'étais là, à ce moment-là, une jeune bourgeoise. Je voulais retrouver ce cheminement entre la petite fille du café-épicerie de milieu populaire et ce monde-là dans lequel j'étais entrée.

Ce combat passe par l'écriture, le style.

J'ai été professeure de lettres – j'ai toujours été professeure de lettres, d'ailleurs. J'enseignais la littérature, celle qui justement a été choisie, hiérarchisée. Et à cette époque, au collège, j'enseignais le bien écrire. Ce livre-là était aussi un livre contre cette hiérarchie des cultures.

Il y a plusieurs fois dans vos textes le mot "insurgé", qu'on n'emploie plus forcément beaucoup. Cela vous définit ? 

C'est aussi le titre d'un livre de Jules Vallès, un livre que j'ai lu très tôt. C'est la Commune de 1871, cela signifie ne pas accepter ce qui est.

Vous le prenez comme définition pour vous 

Je crois, oui.

Ce Nobel de littérature, vous vous dites que ça ne change pas votre combat politique. Juste après l'avoir obtenu, vous étiez dans la rue pour une manifestation. Prendrez-vous votre part dans la contestation qui s'annonce de la réforme des retraites ?

Oui, bien sûr. Comme avant. J'ai choisi d'être dans un mouvement depuis plusieurs années qui n'accepte pas ce qui est, ni les lois qui sont concoctées. Et je continue. La retraite est pour moi une chose importante. Je sais que les gens qui ont travaillé dur et qui vont toucher une faible pension très tardivement n'arriveront même pas à la retraite ou bien en profiteront très peu. Evidemment, à mon âge, je continue d'écrire, mais ce n'est pas un métier manuel.

"Il y a es métiers comme les professeurs des écoles ou les infirmières, ce sont des travaux qui usent soit psychiquement, soit physiquement. Qu'on décide de cet âge de départ à la retraite le plus loin possible, je pense que c'est une violence inacceptable."

Annie Ernaux, écrivaine

à franceinfo

La retraite d'écrivain, c'est quelque chose que vous envisagez ? Philip Roth a dit un jour : j'arrête d'écrire. Cecil Carol Oates, elle dit qu'elle n'imagine pas un jour s'arrêter.

Je crois que je suis entre les deux, c'est-à-dire que je ne sais pas. Il peut arriver un moment où j'aurai envie de vivre sans écrire : quelque chose de très nouveau, sans projet... Mais ça me fait un peu peur. Vivre sans écrire, je n'ai pas connu ça depuis Annecy, en 1972. Là, depuis une bonne année, je n'ai pas écrit. Ce n'est pas le Nobel. Il y a eu le Cahier de l'Herne à suivre, le film m'a pris du temps, et puis la publication du Jeune Homme, ça formait un ensemble complètement délétère pour l'écriture. 

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