Festival de Cannes 2023 : Ali Asgari et Alireza Khatami pointent dans "Terrestrial Verses" l'absurdité du pouvoir iranien
Ce mercredi matin à neuf heures, la salle Debussy du Palais du Festival de Cannes est pleine à craquer. Les festivaliers se sont levés tôt pour découvrir le seul film iranien sélectionné cette année. Les réalisateurs Ali Asgari et Alireza Khatami sont présents sur la Croisette avec Terrestrial Verses, un film à sketch d'une heure dix-sept qui met en scène une dizaine de situations incongrues dans l'administration iranienne. Une mise en scène sans ornement qui narre un quotidien glaçant.
Absurde
C'est par un long plan large que l'on découvre Téhéran s'éveiller peu à peu au son du muezzin. La brume se dissipe, la rumeur de la ville prend de l'ampleur. Puis, c'est le calme. Dans le bureau feutré de différentes administrations, une dizaine de personnages défilent et doivent prouver leur conformité avec la théocratie en place.
Sous forme de "vignettes" et sur un ton non dénué d'humour, les séquences montrent les citoyens en plan fixe, le spectateur n'entendant que la voix hors-champ de leurs interlocuteurs. "C'était important qu'on ne voie pas le visage ; c'est comme si c'était une seule personne, un seul système", précise Ali Asgari.
Un homme venu enregistrer le nom de son nouveau-né, une mère et sa fillette dans un magasin de vêtements, une jeune femme passant un entretien d'embauche, une dame cherchant son chien perdu au commissariat de police... Des scènes a priori banales mais qui très vite virent à l'absurde. L'homme qui veut appeler son fils David se voit refuser ce prénom "car c'est européen et pas iranien". "Pourquoi pas Daoud?", lui intime le fonctionnaire du registre civil. La fille qui cherche à être embauchée est victime d'un harcèlement sexuel insidieux ; un autre homme cherchant un emploi est longuement interrogé pour vérifier qu'il est pratiquant ; et la dame qui cherche son chihuahua est sermonnée sur le fait que les "chiens sont impurs". "Pourquoi n'adoptez-vous pas un canari ?", demande le policier.
Résistance et peur
Face à toutes ces situations aberrantes, certains protagonistes tentent de trouver des systèmes de défense. Ainsi la petite fille vêtue de son sweat-shirt Mickey qui dansait avec son casque, se mure dans une posture immobile dès lors que sa mère lui fait essayer un voile. Et une étudiante à qui l'on reproche d'avoir teint ses cheveux, se défend en menaçant de dévoiler une vidéo compromettante. Mais dans le regard de tous on lit la peur qui conduit parfois au mensonge. "Trouvez-moi deux personnes qui ne sont pas stressées dans cette ville", lance un homme lors de son interrogatoire
Alireza Khatami ne veut pas parler de "portraits d'Iran", car "nous ne voulons pas prétendre représenter l'esprit de toute une nation... mais chaque Iranien se reconnaîtra dans l'une de ces scènes". "C'est plus une œuvre philosophique sur le fonctionnement d'un système qu'un manifeste politique", dit-il.
Des histoires vraies
L'idée de ce film est née après l'interdiction d'un tournage que le réalisateur Alireza Khatami voulait faire. "On se disait combien les conversations que nous avons eues avec les autorités étaient absurdes", se souvient-il. L'un des tableaux montre d'ailleurs un réalisateur qui veut faire un film sur sa mère battue par le père : un responsable lui demande de "retirer" 12 pages du scénario. "Vous ne pouvez faire tuer votre père dans le film, il faut raconter des belles histoires", le sermonne-t-il. "Cette conversation est à 95% vraie. La plupart des dialogues sont basés sur des histoires vraies... et tout ce que vous voyez dans le film n'est pas nouveau, c'est juste raconté différemment", explique Alireza Khatami.
"J'ai six sœurs et certains personnages sont inspirés de choses qu'elles m'ont racontées", raconte Ali Asgari. Un tableau en particulier fait écho à l'affaire Mahsa Amini, décédée trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs qui lui reprochait d'avoir enfreint le code vestimentaire strict imposant aux femmes notamment le port du voile dans la République islamique. Dans le film, une femme se voit menacée de confiscation de sa voiture car des images de caméra de surveillance ont montré qu'elle avait enlevé brièvement son voile. "C'est un crime", lui assène son interlocuteur.
"Big Brother iranien"
Terrestrial verses d'Ali Asgari et Alireza Khatami, dissèque un système dans toute son absurdité. C'est Big Brother, version iranienne : à travers des scènes montrant des gens ordinaires aux prises avec un pouvoir sans visage. "Tout le monde nous dit que nous sommes kafkaïens", affirme à l'AFP Ali Asgari au sujet de son film. Le tournage à Téhéran avait été entamé deux semaines avant le mouvement de contestation déclenché avec la mort à la mi-septembre de Mahsa Amini. Après avoir filmé à huis clos trois tableaux, les deux réalisateurs avaient fait une pause au plus fort de la contestation. "C'était très triste de voir la prophétie de ce film se réaliser dans la rue. Raconter ces histoires ne pouvait être plus opportun", confie Alireza Khatami.
Portrait d'une société qui s'effondre, Terrestrial Verses fait l'effet d'un tremblement de terre sur la Croisette. Le réalisateur qui vit désormais à Toronto n'en reste pas moins optimiste. "Les jeunes gens dans les rues de Téhéran, ils savent ce qu'ils veulent. C'est la première fois de ma vie que j'ai de l'espoir". Sur le tapis rouge de Cannes, deux actrices du film, Sadaf Asgari et Faezeh Rad, ont posé mercredi 24 mai sans voile.
La fiche :
Genre : Drame
Réalisateurs : Ali Asgari - Alireza Khatami
Pays : Iran
Distributeur : ARP Sélection
Durée : 1h17mn
Sortie : prochainement
Synopsis :
Un homme déclare la naissance de son fils.
Une mère habille sa fille pour la rentrée.
Une élève est convoquée par la directrice.
Une jeune femme conteste une contravention.
Une jeune fille se présente à un entretien d’embauche.
Un jeune homme vient retirer son permis de conduire.
Un homme au chômage répond à une annonce.
Un réalisateur demande une autorisation de tournage.
Une femme cherche à retrouver son chien.
Neuf visages de la vie quotidienne à Téhéran.
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