Grand entretien “Ça me plaît de faire un film qui parle de la foi en la vie” : Valeria Bruni Tedeschi, bouleversante dans “Une vie rêvée”

L'actrice et réalisatrice franco-italienne explique comment elle a aimé et réussi à trouver le ton juste pour incarner ce rôle de femme de banlieue, si loin de ses univers familiers.
Article rédigé par Laurence Houot - propos recueillis par
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 13 min
La comédienne et réalisatrice Valeria Bruni Tedeschi à Paris le 1er juillet 2024. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

Ce second film de Morgan Simon raconte l'histoire d'un sauvetage. Celui de Nicole, une femme déclassée, la cinquantaine, sans travail, surendettée et seule avec son fils qui finit lui aussi par lui tourner le dos, mais qu'une rencontre inattendue va remettre sur les rails.

Après Compte tes blessures (2017), qui racontait une relation entre un fils et son père, Morgan Simon scrute dans ce nouveau long-métrage les rapports entre une mère et son fils, dans un scénario largement inspiré par son histoire avec sa propre mère.

Valeria Bruni Tedeschi dévoile pour franceinfo Culture pourquoi elle a été séduite par ce rôle et comment elle l’a abordé, et se confie sur son propre rapport au temps qui passe et sur la manière dont elle a travaillé cette dimension du personnage.

Franceinfo Culture : Qu’est-ce qui vous a séduit dans le scénario de ce film ?
Valeria Bruni Tedeschi : Pour moi, c'est avant tout une rencontre avec quelqu'un qui me donne envie de faire un film, plus qu'un scénario. Donc d’abord, je rencontre toujours le réalisateur, et je dois avoir l'impression d'avoir en face de moi quelqu'un qui a un monde intérieur, une vision du monde originale, puissante, intéressante, pas ennuyeuse. Je ne dois pas m'ennuyer au café quand je rencontre le réalisateur ou la réalisatrice. Déjà ça, c'est le thermomètre. Et après, je lis le scénario. Ce qui m'a beaucoup touché dans celui-ci, c'est le personnage. Le personnage était magnifique. Avec beaucoup de choses que j'avais l'impression de comprendre de cette femme. Et donc j’ai senti que je pouvais travailler pour ce film.

Et qu’est-ce qui vous touche en particulier dans le personnage de Nicole ?
Sa solitude, sa détresse. Le fait qu'elle soit quelqu’un qui est arrivé à la moitié de sa vie, plus ou moins, et qui ressent ce qu'on ressent parfois à ce moment-là, cette impression qu’on est au bout de sa vie, qu’on a tout raté, qu'on va mourir. Cette sensation que Dante évoque dans La Divine Comédie, quand il dit : “Au milieu de ma vie, je me suis perdu dans un bois obscur”. Souvent, au milieu d'une vie, on est perdu dans un bois obscur. On a l'impression de ne plus voir le chemin, et donc, de mourir.

C’est très sombre non ?
Ce que raconte le film, c'est que cette mort, ensuite, amène à une renaissance, et qu'il ne faut pas avoir peur de cette mort-là. C'est aussi cela qui m'a séduite, c’est cette foi en la vie. Ça me plaît de faire un film qui parle de la foi en la vie, qui parle de cette simple phrase : “La roue tourne”. C'est vrai que parfois, elle met du temps à tourner. Je pense aussi à cet autre adage, plus religieux, qui dit “Les derniers seront les premiers”. Ce personnage m'a séduite parce que c'est une “dernière”. C'est quelqu'un qu'on ne voit pas, qui passe dans la rue et que personne ne regarde, que personne ne voit, qui n'arrive pas à boucler ses fins de mois, qu'on n’engage plus pour aucun emploi, même un petit boulot, qu’aucun homme ne regarde plus parce qu'elle n’a plus l'âge d'être regardée, et que même son fils ne supporte plus. C’est vraiment une “dernière”.

C’est un personnage simple, mais aussi complexe ?
Oui. Les grands personnages sont complexes parce qu’ils ont une profondeur, ils ont des contradictions, ils ont des batailles intérieures. Ils ont des enfances, ils ont des rêves, ils ont des tragédies tout ça, mais, avec tout ça, on arrive à une simplicité. C'est ça pour moi qui fait les grands personnages.

Nicole est un personnage avec de la fantaisie aussi, c’est vous qui y avez mis cette fantaisie ?Elle a de la fantaisie, oui, absolument. J'ai du mal un peu à imaginer un personnage sans fantaisie en fait. Et cette fantaisie elle y était. N'importe quel personnage va avoir des petits instants de fantaisie. Mais elle, oui, la fantaisie fait vraiment partie d’elle. Elle met des plantes vertes en plastique pour avoir un peu son jardin d'avant dans l’appartement, elle se fait les ongles des pieds alors que personne ne regarde ses pieds. Elle danse toute seule dans sa chambre. Et elle se moque d'elle-même. Ça aussi c'est de la fantaisie, se moquer d'elle-même. Donc oui, elle a une fantaisie, qui est une façon de survivre.

C’est l’amour qui sauve Nicole ?
Le vrai miracle, pour moi, il n’est pas dans l'amour, il est dans le regard posé par le personnage de Norah sur mon personnage. C’est ce regard miraculeux, ce simple regard d'une personne qui s’arrête deux secondes, et qui la regarde avec empathie et bienveillance. Le regard de quelqu’un qui ne veut rien obtenir, qui n’est pas une prédatrice. Ensuite, ça se transformera en désir, en amour. Mais ça aurait pu être sans amour, sans amour amoureux je veux dire.

“Nous, vous, moi, tout le monde a la capacité de produire ce miracle. Constamment jour après jour dans la vie, on peut en s'arrêtant et en regardant l’autre, en portant attention à l’autre, produire ce miracle”

Valeria Bruni Tedeschi

à franceinfo Culture

Ce pouvoir-là, on l'utilise très peu, moi je l'utilise très peu, mais quand ça arrive, on sait que c’est en train de se passer. On ne se dit pas qu'il se produit un miracle, ou que l'on est mère Teresa, mais on se dit là, il se passe quelque chose d'extraordinaire, qui n'a rien à voir avec l'argent, qui n'a rien à voir avec le travail, qui n'a rien à voir avec la famille, qui n'a rien à voir avec quelque chose qui nous apporterait quelque chose. Mais qui a à voir avec le miracle dont parle Simone Weil, qui est le miracle de se sentir humain, face à un autre être humain et de se reconnaître, de reconnaître l'humanité de l'autre, de se sentir humain devant l'humain. Voilà, ça, c'est un miracle, et à chaque fois qu'on en fait l'expérience, je trouve qu'il y a comme une petite musique. On le sait, on se dit "waouh, là c’est en train de se passer". C’est ce qui se passe dans le film

Grâce à Norah, Nicole retrouve sa dignité ?
Oui et je l’ai ressenti vraiment, en quelques minutes. Nicole dit : j’aimerais rester là toute sa vie. C’est la vérité, ce ne sont pas des mots. On aimerait rester à cette table, assise à cette chaise toute sa vie parce qu'on est au paradis, parce que plus rien ne peut nous nous atteindre, puisqu'on est un être humain avec l'autre, on est un être humain puisqu'on est regardé, puisqu'on est écouté. Norah lui rend sa dignité. Pourquoi on a besoin de travailler ? Pour manger, mais aussi pour avoir une dignité. Grâce à ce regard, le miracle se produit, et peu à peu, Nicole renaît. Je pense que c'est un magnifique dessein de film et d'histoire, une parabole. Et ça me plaît de penser que peut-être, certaines personnes, en voyant le film, vont avoir un peu d'espoir.

Valeria Bruni Tedeschi et Lubna Azabaldans "Une vie rêvée", de Morgan Simon, sortie le 4 septembre 2024. (WILD BUNCH DISTRIBUTION)

C’est le rôle du cinéma, de donner de l’espoir ?
Je ne dis pas que les films doivent être thérapeutiques, mais ils doivent ouvrir le cœur et donner de l'espoir, ça oui. Des films très noirs peuvent donner de l’espoir. Il y a des films de Bergman totalement désespérés qui m'ont donné de l'espoir.

"Je pense qu'un film doit toujours avoir, même si c'est très déguisé, très souterrain, très minuscule, une sorte de happy end"

Valeria Bruni Tedeschi

à franceinfo Culture

Pour moi, c'est presque une règle. Les gens, beaucoup de gens ne seront pas d’accord avec moi, mais si un film m'enlève tout espoir, je ne peux pas dire que c'est un des films de ma vie par exemple, même si c'est un film magnifique. Il manque quelque chose. Il faut que je sorte de la salle de cinéma avec le cœur ouvert, avec un peu de foi en la vie.

Surtout en ce moment ? Parce que c’est aussi un film social, qui parle de ceux qu’on ne voit pas mais qui souffrent socialement, économiquement et psychologiquement ?
C'est un film très actuel, oui. Dans sa simplicité, cette femme pointe du doigt exactement ce qui se passe aujourd'hui. Ces phrases simples, qu’elle prononce en se faisant les ongles. Elle insulte Macron. Elle dit à la femme qu’elle a rencontré : “Qu’est-ce qu’elle a fait pour moi la gauche ?” Ou bien quand elle parle à des jeunes dans le bar à chicha, et qu'elle dit, “oui, j'avoue, une fois, j'ai voté Le Pen”. Dans ces trois moments, de façon très simple, très naïve, mais très essentielle, elle pointe du doigt ce qui fait qu’on en est arrivés aux résultats du premier tour des législatives. Donc je trouve que c'est un film politiquement très actuel, malheureusement.

Est-ce que c'est important pour vous de travailler sur des films qui portent une pensée politique ?
Oui, c’est ce que je disais sur la rencontre avec un réalisateur dont j’attends qu’il ait une vision. La vision du monde n'est pas intéressante il me semble, si elle n'inclut pas une vision politique. Donc, même si ce ne sont pas des films ouvertement politiques, ce sont des films avec une pensée politique. Ça fait partie des raisons pour lesquelles j'ai envie, ou pas, de travailler avec quelqu'un.

C’est aussi un film qui parle de l’avancée de l’âge, sur le temps qui passe, Comment avez-vous travaillé cette dimension du personnage ?
En fait, j'y travaille tous les jours en éteignant la lumière quand je rentre dans une salle de bains. J'éteins la lumière, comme ça, je suis tranquille, je me vois à peine. Donc je travaille mon âge physique tous les jours. Mon rapport avec mon âge physique, qui n'a rien à voir avec mon âge ressenti. Parfois il m'arrive de voir une dame dans un café, que je regarde et que je trouve sympathique. Et puis je me rends compte que c'est moi. C'est mon reflet dans un miroir, et pourtant il n'a rien à voir avec la personne que je me sens être. Donc ça, c'est un travail qui est en moi, que je fais jour après jour, qui est aussi de me tranquilliser par rapport à ça, d'être sereine, ou pas et de justement éteindre la lumière parce que je n'ai pas de sérénité.

Qu’est-ce qui est compliqué dans ce rapport au miroir ?
Ce qui est compliqué pour moi, ce n’est pas seulement de voir la déformation physique du visage, de la peau, ce n’est pas seulement ça. C’est aussi de voir sur mon visage les traces de toutes les souffrances, de toutes les personnes disparues. Je vois sur mon visage les morts, les séparations, les douleurs, les angoisses, la peur de l'avenir. Je vois la frayeur dans mes yeux, je vois la peur dans mes yeux, la panique. Je vois les nuits d'insomnie, je vois tout dans mon visage donc je n’ai pas envie trop de voir ça.

“Moi, ce que je n’aime pas voir quand je me regarde vraiment dans une glace, et c'est pour ça que j'éteins la lumière, c'est la frayeur que je lis sur mon visage, ça me fait de la peine” 

Valeria Bruni Tedeschi

à franceinfo Culture

Mais parfois je regarde, et c'est intéressant, en tout cas en tant qu'actrice, d’être obligée de se regarder dans un miroir. C'est un moment difficile, ce sont des scènes difficiles, parce qu’il faut faire abstraction vraiment de la caméra. C’est ce que l’on appelle un “moment privé” dans la méthode de Strasberg. Habituellement sur scène, on a les trois murs, et le quatrième mur, ce sont les spectateurs, et on sait quelque part qu’ils nous regardent dans ce “moment privé”. Dans cet exercice, on ferme le quatrième mur et on est comme si on était réellement sans spectateurs. C’est-à-dire qu'on a des attitudes et des comportements qui sont des comportements privés. Ma façon de me gratter ne va pas être la même dans un moment privé ou dans un moment social. Et on travaille ça parce qu'après, on apporte certaines choses qu'on a recueillies, expérimentées lors de cet exercice de “moment privé”, dans la vie sociale du personnage.

Il y a une scène de miroir justement dans le film, ça s'est passé comment au tournage ?
Oui, cette scène du miroir est précisément un exercice de “moment privé”, c’est-à-dire que la caméra, l'équipe, tout ça vraiment, réellement, n'existe plus et il va y avoir une vraie intimité entre moi et moi. Et je ne sais pas ce qui va se passer. Il ne s’agit pas d’une scène avec un personnage qui se regarde, qui se sent vieille, qui demande à son fils de lui payer un lifting. Non, c'est : je me regarde dans un miroir, et je ne sais pas ce qui va se passer. Cet inconnu, c'est ça le “moment privé”.

C'est une scène qui est au cœur du film. Vraiment, c'est intéressant que vous m'en parliez parce que c'est une scène très importante. Un journaliste a fait le lien entre cette scène et une scène que j'avais tournée dans un film de Bonello, Saint Laurent, où je me regardais dans un miroir, où j'avais un rapport compliqué avec ce que je voyais et avec moi-même, à une autre époque de ma vie. Mais c'est pareil en fait, on peut avoir ce moment privé douloureux à 20 ans, à 10 ans, ou à 100 ans.

Nicole, c'est aussi un personnage qui évolue dans un milieu très éloigné du vôtre, comment vous faites les jonctions entre ces deux mondes-là ?
Ça, c’est un peu ma cuisine et mon secret. Disons que je ne me sentais pas illégitime. Je n’aurais pas accepté le film si je m'étais sentie illégitime. Mais par contre, j'ai bien demandé à Morgan de réfléchir.

"Aujourd'hui il y a cette idée qu'on n'a plus le droit de jouer un homosexuel si on n'est pas homosexuel, ou une personne d'une autre classe sociale que la sienne, ou de faire un film sur des migrants sénégalais, si on n'est pas sénégalais, ou de faire un film sur un personnage de banlieue si on ne vient pas de la banlieue. Je suis absolument contre cette idée-là."

Valeria Bruni Tedeschi

à franceinfo Culture

Mais je suis sur l’honnêteté et le sens des responsabilités. J’ai quand même dit à Morgan de bien réfléchir pour lui. Moi, je me sentais tranquille, d'autant plus que cette idée courante me déplaît et que ça me plaît d’aller contre. Ensuite, je me débrouille avec ma cuisine, si on me le permet. C’est mon métier en fait, et si on ne veut plus me laisser le faire, il n’y a pas de problème, je suis assez vieille pour arrêter de jouer ! [rires].

Valeria Bruni Tedeschi dans "Une vie rêvée", de Morgan Simon, sortie le 4 septembre 2024. (WILD BUNCH DISTRIBUTION)

Mais je ne ferai jamais comme Tom Hanks, qui s'est excusé 20 ou 30 ans après d'avoir joué un homosexuel. Il l’a magnifiquement joué et il a renié son travail d’acteur pour plaire à l'industrie, à la pensée correcte d'aujourd'hui. J'aime la politique mais je pense qu’il faut être politiquement incorrect.

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