: Grand entretien Coralie Fargeat nommée cinq fois aux Golden Globes pour son film "The Substance" : "Ce geste féministe de cinéma a été conscient, radical"
The Substance est l'histoire d'une cure de jouvence qui finit littéralement en film d'horreur. Le deuxième long-métrage de la réalisatrice française Coralie Fargeat a conquis cinéphiles et critiques depuis sa première mondiale à Cannes où il a obtenu le Prix du scénario. Auréolé de deux European Film Awards, le film démarre en trombe la saison américaine des prix avec cinq nominations aux Golden Globes (meilleur film dans la catégorie comédie, meilleure actrice pour Demi Moore, meilleure actrice dans un second rôle pour Margaret Qualley, meilleur scénario et meilleure réalisation). Nommé par plusieurs associations de critiques américains, le film figure aussi sur la longue liste des Oscars ainsi que sur celle des Bafta, l'équivalent britannique des César. Des États-Unis, où se tiendra, le 5 janvier 2025 la 82e édition des Golden Globes, Coralie Fargeat revient sur son film "hybride" et "mutant".
Franceinfo Cuture : Qu'avez-vous ressenti à l'annonce de vos cinq nominations aux Golden Globes ?
Coralie Fargeat : Je me suis sentie extrêmement honorée, très fière d'être arrivée là, que le film soit aussi bien accueilli et reconnu. C'est absolument incroyable, l'idée d'être parmi les finalistes de l'une des plus prestigieuses cérémonies au monde. J'ai ressenti une joie immense tout simplement. Une place à cette table si prestigieuse était incroyable.
Cette annonce vient confirmer le succès du film auprès du public et des critiques, notamment américains ces dernières semaines, qui plébiscitent votre film depuis sa découverte à Cannes ?
Il y a un phénomène d'appropriation. Le film a vraiment déclenché quelque chose. Il me semble qu'il a touché le cœur et résonné très fortement auprès des gens. Il s'est passé un truc et je l'ai ressenti dans toutes ces distinctions, chez les critiques ainsi que dans l'accueil du public. Je m'en rends compte en lisant tous les messages que je reçois et aussi dans la manière dont les gens s'approprient le film sur les réseaux sociaux. C'est la plus belle des récompenses de recevoir cet accueil-là.
Décrocher le Prix du scénario vous a-t-il un peu préparée à ce déferlement ?
Cannes a été une première reconnaissance absolument incroyable. C'était mon rêve de pouvoir présenter le film là-bas et quand j'ai été sélectionnée, ça a été phénoménal d'y montrer le film pour la première fois. On ne sait jamais comment les choses vont être reçues. Mais je pense que j'ai mis tellement de sincérité dans le film, tellement d'acharnement aussi à le faire, à parler de ces thématiques qui sont si importantes et si à vif pour moi que le fait que le festival l'ait aimé, accueilli dans cette famille de cinéma, était un signe extrêmement fort de l'acceptation de mon film. Ils ont aimé mon monstre. Je me suis dit "Waouh, le cœur, l'âme du film ont été reçus". À partir de là, je sentais que d'autres choses pouvaient arriver même si on ne peut jamais deviner la suite. Cannes a été une énorme première caisse de résonance. Le festival a permis de présenter le film au monde pour la première fois.
Il y a une filiation avec "Revenge", votre premier film où l'un des personnages masculins disait à l'héroïne que les femmes aiment faire des histoires de tout. Comment est né "The Substance" ?
Il est né de la prise de conscience que j'ai eue dans mon parcours de femme. J'ai réalisé à quel point le fait d'être femme, dans un corps de femme, notre positionnement dans la société, la manière dont on est vue, considérée et regardée, dont tout un système est encore formaté par des règles archaïques, ont un impact massif sur notre vie. C'est une forme de domination, de pièges qui se referment sur nous.
Il y a énormément de résonance entre Revenge et The Substance : les deux films traitent de la manière dont les femmes sont considérées, perçues, valorisées ou non en fonction du fait qu'elles correspondent à cet idéal masculin, à ce que les hommes attendent d'elles. La grande différence entre les deux films, c'est que Revenge a été mon premier geste féministe de cinéma mais il était encore très inconscient. C'est-à-dire que ça a été un geste assez brut. Je les ai mis dans mon film sans être totalement consciente de tous ces mécanismes-là.
"Par contre, une fois que mes yeux se sont ouverts, que j'ai commencé à voir le monde avec d'autres lunettes en prenant conscience de manière plus rationnelle, plus documentée, de tous ces mécanismes qui nous empêchent de prendre notre place de manière égalitaire dans l'espace public, là est née une autre forme de prise de conscience et une envie de tout dégommer."
Coralie Fargeatà franceinfo Culture
J'ai voulu montrer à quel point ce système est violent, oppressant, à quel point ce système par des mécanismes silencieux nous fait développer une violence à l'égard de nous-mêmes et nous empêche de vivre de manière simple, non conditionnée. The Substance a été vraiment un geste très conscient cette fois-ci, une vraie volonté d'ouvrir les yeux du monde en disant : "Voilà, regardez ! C'est ça qu'il se passe, c'est ça qu'on vit. C'est à ce point énorme. C'est à ce point dingue. C'est à ce point violent." Je pense que tous ces mécanismes et ces comportements génèrent de vrais films d'horreur à l'intérieur de nous. Les femmes finissent par se regarder avec des yeux qui ne sont pas les leurs. On finit par se détester, par se faire violence parce qu’on a l'impression de ne pas être assez bien, que l'on ne correspond pas à ce qui est attendu de nous. On prend un pli qui n'est pas le nôtre. Ce geste cinématographique a été conscient, radical. Il avait vocation à mettre un grand coup de pied dans tout ça, de générer des conversations, de faire sortir ce tabou. C'est quelque chose que toutes les femmes ont vécu, d'une manière ou d'une autre. Mais nous avons l'habitude de faire avec, de cacher, de sourire. À l’intérieur, c'est une autre histoire...
La forme du film sert parfaitement le propos. Comment le "Body Horror" s'est-il imposé pour faire passer ce message ?
C'est allé de soi. Ma forme d'expression dans le cinéma, c'est le genre au sens large. C'est-à-dire tout ce qui n'est pas ancré dans un réalisme, ce qui permet de sortir d'une représentation réaliste des choses. Cela va de la science-fiction au film d'aventure, d'action ou d'horreur, tout ce qui permet de donner un prisme fantasmagorique au sujet dont j'ai envie de parler. Ce film parle de la chair. C'est vraiment notre corps comme objet pris comme de la chair à canon : il est utilisé, mâché, découpé en morceaux par des regards, devenant ainsi un ennemi, à qui l'on fait subir les pires sévices parfois. Je savais dès le début, et c'est ainsi que j'ai créé mon histoire, que le film devait être raconté par les corps, par ce côté charnel, viscéral, ce côté immersif. C'est de là qu'est venu ce personnage qui donne des cours d'aérobic parce que ça me permettait de filmer ces corps. Cela a été pour moi une manière de raconter véritablement une expérience immersive qui n'est pas comme dans un classique film d'horreur quelque chose d'extérieur à nous et qui a vocation à faire peur. Mais plutôt, une sorte de narration interne, presque expressionniste.
"La violence psychologique que l'on intériorise se manifeste de manière expressionniste dans les décors, dans cette chair, dans toutes ces plaies que l'on voit dans la métamorphose du personnage. C'est l'intérieur de ce que vivent les protagonistes qui s'exprime visuellement."
Coralie Fargeatà franceinfo Culture
Ce que le jeune corps fait subir au vieux corps alors que c'est une seule et même personne est d'une terrible violence...
Pour moi, le corps qu'on habite nous fait développer un mécanisme de pensée qui est totalement différent, une relation au monde totalement différente. Quand on se réveille dans un nouveau corps, on a une autre expérience du monde parce que les regards changent.
Avez-vous pensé à Demi Moore pour incarner Elisabeth Sparkle, l'héroïne de "The Substance", en écrivant le scénario ou le rôle ?
Non. Mais je voulais absolument avoir une actrice qui puisse incarner cette idée de la star iconique, symbole le plus puissant de ce que c'est d'exister à travers le regard des autres. "Si vous êtes belle, jeune, souriante, vous serez adulée vous serez sous la lumière des projecteurs, vous serez heureuse, etc." : le symbole de la star résume bien cela. Il y a cette forme de relation au regard des autres qui cristallise cet imaginaire de la star hollywoodienne. Je savais que la manière la plus puissante possible d'incarner le personnage, c'était d'avoir cette figure-là. Je savais aussi que ça allait être un rôle difficile à incarner parce qu'il confronte une femme à elle-même. Et effectivement, ça a été un casting assez compliqué. Je pense que c'est un rôle qui a fait peur. Il fallait que je rencontre l'actrice qui était prête, à ce moment-là de sa vie, à se confronter à cela, dans une phase où elle n'était plus vulnérable et pouvait affronter le rôle. Quand le nom de Demi est arrivé dans la conversation, je l'ai rencontrée. J'ai lu son son livre et j'ai compris qu'elle était dans une phase où ce rôle était pour elle une manière de reprendre un peu le contrôle sur sa vie. Elle était dans un moment où, je pense, elle voulait retrouver la liberté par rapport à elle-même, à ce que son apparence disait d'elle. Cette histoire lui a donc parlé. Je pense qu'elle a perçu le potentiel du rôle. Demi est quelqu'un qui a beaucoup d'intuition. Mais c'était, quand même, une grande prise de risque.
Vous a-t-elle confié ce qui l'avait poussée à vous dire oui ?
Le scénario même s'il y avait une part d'inconnu. Nous n'avons pas eu besoin de discuter de la thématique pendant plus de cinq minutes, c'était une évidence pour nous deux. La vraie nouveauté pour elle résidait dans le registre cinématographique dans lequel elle s'embarquait. C'est un film de genre avec une réalisatrice française. C'était complètement nouveau pour elle. La prise de risque consistait à se laisser entraîner et guider dans un registre avec des contraintes, des règles différentes et dans une vision très forte de réalisatrice. L'œuvre est spécifique en raison de cette vision et elle a compris qu'il fallait y aller en l'épousant. C'est cette rencontre-là qui a créé l'alchimie.
Comment Margaret Qualley a appréhendé sa partition et comment a fonctionné son duo avec Demi Moore ?
Elles ont également eu une alchimie très forte. Elles ont toutes les deux un côté instinctif. Elles aiment jouer avec leur corps qu'elles considèrent comme un outil de travail. Margaret, de la même manière que Demi, a pris beaucoup de risques pour le film parce qu’elle a épousé le rôle de Sue [la version jeune d'Elisabeth Sparkle] qui est très physique. Elle a créé cette poupée parfaite qui est une image idéalisée, fantasmée, qu'on a d'ailleurs créée de toutes pièces. Margaret a travaillé son corps pour lui donner ces formes. On a fait des prothèses de faux seins pour lui donner ses courbes, des extensions de cheveux... Elle a incarné de manière extrêmement forte ce fantasme né du regard masculin. La manière d'utiliser son corps, de donner chair à tout cela, y compris au monstre à qui elle a donné fragilité et empathie, a été aussi une prise de risque. Je suis ravie qu'on salue également sa performance parce que leurs personnages sont vraiment les deux facettes d'une composition extrêmement puissante.
Pourquoi "The Substance" n'est-il pas une production française ?
Quand j'écris, je me pose tout de suite la question de la façon dont je vais fabriquer le film, de quoi j'ai besoin pour le faire. Je savais que pour ce projet-là, j'avais des ambitions plus importantes que Revenge qui m'avait ouvert des portes aux États-Unis et me permettrait de prétendre à un budget plus ambitieux (quelque 17 millions de dollars, soit 16,4 millions d'euros), de concevoir un projet plus ambitieux. Et je savais que je ne pourrais pas faire en France un film de genre avec ce niveau de budget.
La Palme d'or de "Titane" de Julia Ducournau ne vous avait pas encouragée ?
Titane est un plus petit budget que ce dont j'avais besoin pour The Substance. C'est un film qui est d'une grande complexité technique avec énormément de maquillage et d'effets spéciaux, une mise en scène très précise qui demande du temps de tournage. Je savais que ce film-là résonnait pour moi dans un univers anglo-saxon, un univers qui a construit ma cinéphilie et que cette histoire faisait sens racontée de cette façon-là. D'autant que je pouvais en fait – c'était le grand défi – me donner les moyens à la fois d'avoir cette ambition tout en gardant le contrôle créatif parce qu'il y a eu tellement d'expériences malheureuses pour certains réalisateurs français, européens qui partent aux États-Unis après un premier film et perdent complètement le contrôle créatif de leurs projets. Il fallait que je m'en préserve. J'ai donc décidé de coproduire le film, ce qui m'a permis de décider de la manière dont je voulais le fabriquer, de m'entourer de partenaires européens – Working Title en Angleterre l'a produit avec moi – et surtout de tourner le film en France. Cela a été une grande clé de ma liberté en tant que réalisatrice. Le film est un objet hybride : nous avons eu des partenaires américains avec des coproducteurs anglais, mais toute l'équipe est française, hormis le chef opérateur et le compositeur qui sont anglais.
Cette touche française semble faire toute la différence, le charme de The Substance...
Le film n'est pas un film sur Los Angeles, c'est un film sur l'idée de Hollywood qui vend la beauté et le rêve. Hollywood n'était qu'un symbole. Au contraire, je suis plus intéressée par l'idée de transcender ce symbole en faisant quelque chose qui n'appartient qu'à mon imaginaire et donc à recréer quelque chose de plus fantasmagorique. Cela, entourée d'une équipe avec laquelle j'ai mes habitudes et surtout qui permet de garder un vrai contrôle créatif sur l'œuvre. C'est pour moi un film un peu mutant (rires) puisque j'ai créé mes propres règles. L'une des réussites de ce film est de m'avoir permis, en tant que réalisatrice, de trouver ce qui marche pour moi. Je me suis sentie tellement bien dans le fait de créer mon environnement de travail. Ce qui m'a permis de ne pas censurer mes ambitions et de trouver les frontières pour préserver ce qui est important pour moi.
Vous évoquez l'une des grandes qualités du cinéma français, celui de permettre aux auteurs d'être libres...
Tout à fait. Cela crée un rapport des réalisateurs et des auteurs à leur art qui est à nul autre pareil. Nous avons cette culture de voir le cinéma comme un art. C'est évidemment une industrie aussi avec des contraintes financières. Mais c'est avant tout un art, un acte d'amour. Nos pores transpirent cela. Les équipes avec lesquelles nous travaillons aiment le cinéma. C'est autant un engagement émotionnel, artistique que de production et d'industrie. C'est le mélange des deux qui produit cette magie. Ce qu'on a défendu par notre politique culturelle sur le cinéma m'a formée dans la façon dont j'envisage mes films et ma manière de travailler. C'est fondamental de continuer à préserver cela.
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