Grand entretien Mohammad Rasoulof, réalisateur des "Graines du figuier sauvage" : "L'audace de cette nouvelle génération de femmes iraniennes m'a incité à écrire ce film"

Dans sa dernière œuvre, le cinéaste iranien en exil évoque le mouvement de contestation contre le régime iranien, lancé par les femmes après la mort de Mahsa Amini, arrêtée pour avoir mal porté son voile. Rencontre parisienne.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11 min
Le réalisateur et producteur iranien Mohammad Rasoulof pose lors d'un photocall pour le film "Les Graines du figuier sauvage" lors de la 77e édition du Festival de Cannes, dans le sud de la France, le 25 mai 2024. (VALERY HACHE / AFP)

Avec Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof dissèque l'un des piliers de l'autoritarisme iranien : ses juges et le système judiciaire dont le réalisateur est lui-même une victime. Début mai, quelques jours après l'annonce de la sélection de son film à Cannes, l'avocat de Mohammad Rasoulof annonçait sa condamnation à huit ans de prison dont cinq applicables. Le cinéaste a décidé qu'il ne se soumettrait pas à ce énième diktat du régime. Pour la première fois de sa vie, il a choisi le chemin de l'exil.

C'est donc en personne, avec une partie de la distribution de son film – il a brandi les photos de ses comédiens absents –, que Mohammad Rasoulof a présenté Les Graines du figuier sauvage sur la Croisette. Le long-métrage est reparti avec le Prix spécial de la 77e édition du Festival de Cannes. Cette distinction, créée pour saluer un film "remarquable", visait pour l'Américaine Greta Gerwig, présidente du jury, à souligner qu'il fallait parfois "payer le prix fort" pour réaliser certains films.

Sous les traits d'un fonctionnaire nouvellement promu juge, l'Iran apparaît comme un père de famille, enfermé dans une paranoïa maladive, qui s'en prend graduellement aux siens. Rasoulof joue avec maestria la carte de l'allégorie. La qualité première du film n'est pas d'être une œuvre politique mais dans la capacité de son réalisateur d'avoir habilement, avec son art, témoigné de son époque : la mort de Mahsa Amini le 16 septembre 2022 et le mouvement de révolte contre le régime iranien qu'il a provoqué. Le film de Mohammad Rasoulof, qui sort le 18 septembre 2024 en France – deux ans et deux jours après la disparition de la jeune Kurde –, rappelle le combat des Iraniennes et de tout un peuple résumé en trois mots : "Femme, Vie, Liberté".

Franceinfo Culture : C'est en prison que vous avez eu l'idée de votre dernier long-métrage. Peut-on considérer que les travers du régime iranien sont une source de créativité pour vous ?
Mohammad Rasoulof : On ne peut pas dire ça. On ne peut pas considérer que les restrictions sont une source de créativité. En général, quand on fuit une situation, on est obligé de trouver une issue de secours. C'est la recherche de cette issue qui vous rend créatif. Je ne peux pas dire que toute l'histoire s'est formée dans mon esprit en prison. C'est le premier déclic qui a été provoqué par une rencontre en prison. Par la suite, il y a eu d'autres aspects de mes expériences. La rencontre avec des juges, des interrogateurs, des gardiens de prison est devenue la matière première de cette histoire. Mais plus que tout, c'est l'audace, la force de cette nouvelle génération qui m'a vraiment incité à écrire cette histoire.

Comment expliquez-vous que la mort de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour avoir mal porté son voile, ait généré ce large mouvement de contestation qui perdure deux ans après sa mort ?
Le mouvement des femmes en Iran a des racines lointaines et profondes. Dans mon film précédent, j'avais déjà fait allusion à l'audace qu'ont les femmes dans cette volonté de mener la société vers des choix plus justes. Dans mes derniers récits, il y a toujours une femme, celle qui insuffle les idées et éclaire la voie. Le mouvement lié à la mort de Mahsa Amini, ces événements qui ont eu lieu, il y a deux ans, sont l'œuvre d'une nouvelle génération de femmes iraniennes que nous avons découverte. Des femmes extrêmement audacieuses. Des jeunes filles qui ignorent totalement le régime, qui piétinent les lois injustes qu'on leur impose. Elles expriment leur refus catégorique de ce système et montrent leur besoin d'accéder aux droits humains, à tout ce qui les empêche de vivre. Elles veulent avoir une vie normale qu'elles tentent de récupérer à tout prix.

Pourquoi est-on arrivé à ce tragique épisode Mahsa Amini ? Était-ce inscrit dans la dérive "normale" de ce régime autoritaire ou s'est-il passé quelque chose ces dernières années qui a changé dans votre pays et qui l'a conduit à cette sorte de point de non-retour ?
La société iranienne est une sorte de barrage contre lequel une grande quantité d'eau s'est accumulée en raison de tous les dysfonctionnements, de toutes les incompétences de ce régime. La moindre faille peut faire sauter le barrage.

"La mort de Mahsa Amini a été une sorte d'étincelle qui a déclenché ce mouvement d'empathie d'un pays tout entier à l'égard d'une famille qui a perdu son enfant, simplement en raison de ces lois absurdes et cruelles."

Mohammad Rasoulof

à franceinfo Culture

Ce n'est pas seulement la question de Mahsa Amini mais toutes ces demandes qui, depuis des années, ont été négligées, bafouées et la souffrance que cela a engendrée. Les Iraniens attendaient une occasion d'exprimer leur colère, leur mécontentement envers ce régime. Ils ont fait feu de tout bois pour provoquer le changement tout en évitant la violence. Encore aujourd'hui, ils agissent sans violence, en s'employant à faire en sorte que le coût soit le moindre possible pour le peuple tout en essayant de construire la société à laquelle ils aspirent.

Pouvez-vous nous rappeler pourquoi le combat des Iraniennes n'est pas seulement un combat de femmes mais celui de tout un peuple ?
Je pense qu'il y a, en effet, un malentendu. Le mouvement des femmes iraniennes ne peut pas se réduire à des revendications féministes. Les Iraniennes ont une audace extraordinaire. Elles ont des revendications liées au genre mais défendent aussi des causes beaucoup plus larges comme le fait d'aller vers la démocratie, vers une société basée avant tout sur les relations humaines, des relations internationales, une ouverture à un monde libre... C'est tout cela que recherche le mouvement des femmes iraniennes tout en célébrant la vie et leur propre culture. Leur démarche est le fruit d'une réflexion qui pourra être une grande source d'inspiration pour tous les mouvements de libération.

Vous avez toujours été critique envers le pouvoir iranien. Cependant, "Les Graines du figuier sauvage" constitue votre attaque la plus frontale contre ce régime. Vous avez pris tous les risques, y compris celui de l'exil, pour cette œuvre dont l'importance est évidente. Comment s'y résout-on ?
Je ne pense pas qu'il y ait eu "un" moment où le déclic a eu lieu. C'est une trajectoire. J'ai fait tous les efforts possibles pour pouvoir rester en Iran. J'ai consacré des années à essayer de convaincre le système qu'il devait me donner le droit de travailler et d'exprimer mes opinions. En retour, tout ce que j'ai eu, ce sont des coups de fouets, des châtiments, des peines d'emprisonnement, des interdictions de voyager. Là, on est arrivé au bout des négociations, de cette volonté de discuter. J'ai continué de dire que je considérais que c'était mon droit de faire ce film et que je le ferais même s'ils ne m'y autorisaient pas. Cependant, ils n'ont pas d'autre langage que la répression.

"La Voie lactée compte des millions de planètes. Quand on voit la vastitude de l'existence, on se demande ce que racontent les mollahs, pourquoi leur univers est si étriqué... C'est vertigineux de mettre leur étroitesse d'esprit en regard de l'immensité de la vie."

Mohammad Rasoulof

à franceinfo Culture

Mais la situation dans laquelle vous êtes enfermé ne vous autorise pas à vous consacrer, vous aussi, à cette dimension existentielle puisque vous devez vous battre pour vos droits les plus primaires. Je suis encore dans cette guerre primaire. Je n'ai pas pu encore m'en défaire.

Mais vous maintenez votre créativité en dépit de tout. Comment veillez-vous à rester créatif en dépit de ce contexte que vous venez de décrire ?
Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu'il se passe en moi. C'est quelque chose de très inconscient, une sorte de bouillonnement intérieur, quelque chose de spontané que je ne programme pas.

Vous avez confié à des confrères que vous aviez décidé de prendre le chemin de l'exil en quelques minutes. Il y a quelques années, vous m'expliquiez pourquoi vous retourniez en Iran après chacune de vos sorties en dépit des menaces dont vous faisiez l'objet. À quel moment, l'exil est devenu une option, l'unique possibilité ?
Je pense toujours que quand j'aurai fini de faire ce que j'ai à faire, je rentrerai. Je suis là pour raconter les quelques histoires qui pèsent encore sur mon cœur. Elles sont importantes. Mais après, si la situation n'est pas catastrophique, au point d'entraîner ma mort, je rentrerai. C'est ma terre. C'est ma culture, je connais le monde à travers cette terre-là. Même si j'appartiens au monde, j'aime passionnément mon pays. Voir cette terre et sentir cette nature me procure un incomparable sentiment de sécurité.

À Cannes, vous brandissiez les photos de vos comédiens empêchés de sortir du pays. Vous avez évoqué la situation de votre équipe. Vous avez plaidé pour la levée de la condamnation à mort de Toomaj Salehi que le régime a finalement annulée. On entend la chanson Baraye dans votre film et on connaît l'épée de Damoclès judiciaire qui pèse sur son auteur, Shervin Hajipour. Les artistes, engagés dans ce vaste mouvement de contestation, paient un lourd tribut. Est-ce que ce monde culturel se retrouve pour évoquer et discuter de son engagement et de ses conséquences ?
Je pense qu'il y a aussi un malentendu car il y a également beaucoup d'artistes en Iran qui ne s'occupent pas du gouvernement, qui vivent leur petite vie et font leurs affaires. Tous les artistes ne sont pas engagés socialement. Il y a effectivement une communauté de personnes actives et engagées. Parmi elles, on retrouve des artistes, des universitaires, des enseignants, des sociologues, des journalistes, des économistes, des avocats. Il y a une vaste communauté de gens, dont des personnes qui travaillent dans des ONG, dans l'humanitaire. Aussitôt que quelqu'un lutte pour l'amélioration de sa société, il peut finir en prison. La voix des artistes se fait entendre davantage. Mais je pense que les enseignants, par exemple, ont été vraiment sous pression. Les artistes engagés font l'objet de pressions également parce qu'ils font partie de ce mouvement progressiste, qui essaie de rapprocher le peuple iranien d'une libération.

L'arrivée au pouvoir récente d'un réformateur en Iran pourrait être perçue comme un espoir. Dans quel état se trouve aujourd'hui votre pays face à la révolte qui l'a embrasé ? Et quel pourrait être le visage de l'Iran dans les prochaines années ?
Les adolescents guettent les vieillards. Durant les 150 dernières années en Iran, c'est le conflit entre la tradition et la modernité qui a dominé. Le champ politique est l'endroit où l'on observe ce rapport de force : ceux qui veulent retourner à la tradition versus ceux qui s'engagent dans la modernisation. Ce rapport de force se déplace. Il y a 90 ans, il y a un régime qui voulait retirer le voile de force. Aujourd'hui, c'en est un autre qui veut forcer les femmes à porter le voile. Ce rapport de force continuera jusqu'à ce qu'on parvienne à un niveau de conscience sociale et politique suffisant pour que l'individu ait une identité propre dans cette société iranienne et que la vie en communauté permette le maintien des intérêts des uns et des autres.

La tendance générale dans le monde n'est pas nécessairement à plus de liberté dans le monde. La géopolitique actuelle vous semble-t-elle du côté des Iraniens ?

Je ne pense pas qu'un pays exerçant une violence systématique sur son peuple à travers une autocratie puisse être viable.

"Peut-être qu'il y a une dimension cyclique, mais au bout du compte, au moins concernant l'Iran, je peux le dire : c'est le peuple qui finira par vaincre."

Mohammad Rasoulof

à franceinfo Culture

Nous avons la chance de vivre dans un monde où l'information circule à toute vitesse avec ces téléphones portables. Ils jouent un rôle immense dans la libération de cette nouvelle génération. Aucun phénomène n'est entièrement positif, mais en Iran, les réseaux sociaux ont eu une vertu immense pour la nouvelle génération : elle peut très rapidement se retrouver et se conscientiser grâce à ces instruments. Le régime iranien investit beaucoup dans la propagande en diffusant de fausses informations sur ces réseaux pour créer de la confusion et perturber cette prise de conscience. Il nous faut du temps pour que tout cela se désagrège. Je garde espoir.

Et vous, Mohammad Rasoulof, comment vous portez-vous ?
À l'instant où je vous parle, je vais bien. Tous les matins, quand vous prenez votre téléphone et que vous lisez des nouvelles d'exécutions, vous vous demandez quel est votre rôle. Parfois, on ressent du désarroi, de la colère et on doit trouver une façon de les exprimer. Comme tout le monde, certains jours, je vais très bien. D'autres, je me sens très impuissant. Parfois, je suis très joyeux et je me dis que ce qui donne du sens à ma vie, c'est de continuer à me battre pour obtenir une libération de mon peuple.

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