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Gus Van Sant squatte la Cinémathèque

Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Après Stanley Kubrick, Pier Paolo Pasolini, Amos Gitaï, François Truffaut, Jacques Demy, Maurice Pialat ou Tim Burton, c’est au tour du réalisateur américain Gus Van Sant d’occuper la Cinémathèque française, à Paris. Au programme : exposition et rétrospective intégrale de ses films, courts et longs métrages.

Contre-culture

Sur 500 m2, une surface toute raisonnable, s’affiche le cinéma selon Gus Van Sant, mais aussi, et peut-être surtout, ses autres facettes, comme celles de photographe et aquarelliste de talent.

Réalisateur iconoclaste, alliant expérimentations et normes, le réalisateur, né à Louisville (Connecticut) en 1952, et qui a fait de Portland (Oregon) son fief, est fortement imprégné de la culture underground des années 50-60, suite à ses séjours réguliers à New York. Il fréquente William S. Burroughs, Allan Ginsberg, Ben Kingsley, Brion Gysin et Andy Warhol, la fine fleur de la contre-culture. Une influence dont il se réclame et qui parcourt toute sa filmographie.
Gus Van Sant à l'exposition qui lui est consacrée à la Cinémathèque française
 (ISA HARSIN/SIPA)
Son œuvre, dédiée pour une grande part à la jeunesse étatsunienne et à l’Amérique contemporaine, serait comme une actualisation à la fin du XXe siècle et au début du XXIe de l’expérimentation et du message rebelle des sixties. Réalisateur exigeant et intègre, figure de proue du cinéma américain indépendant, Gus Van Sant dévoile dans l’exposition de la Cinémathèque toute sa galaxie qui participe d’un univers cinématographique unique.

Polaroïds

La première partie de l’exposition est dédiée à Van Sant photographe. Son appareil de prédilection : le polaroïd qui permet de voir immédiatement sur papier le cliché enregistré. Une instantanéité qui n’est pas sans rappeler Dada dans la priorité donnée à la spontanéité comme processus créatif.

Une spontanéité qui donne aussi toute sa place au hasard et à l’hétérogénéité du "cut-up", qui consiste à assembler des signes graphiques ou écrits, de sources diverses. William S. Burroughs en a fait le fer de lance de son écriture, mais Tristan Tzara, Marcel Duchamp ou Picabia n’en étaient-ils pas déjà les adeptes après la révolution cubiste du début du XXe siècle ? On retrouve le système dans des polaroïds agrandis où sont assemblées des parties de corps masculins et féminins dans une étrange projection androgyne.
Collage numérique réalisé par Gus Van Sant à partir de Polaroids
 (Cut-Ups (2010). Collage numérique réalisé par Gus Van Sant à partir de Polaroids. © Gus Van Sant.)
Cette démarche se détecte dans certains films de Van Sant, où il insère au montage, des visions célestes, souvent des nuages en mouvement accéléré (qui rappellent "Rusty James" - 1984 - F. F. Coppola), sans rapport avec le récit. Il insuffle ainsi au film un rythme syncopé qui casse la linéarité, en privilégiant la poésie au narratif.

Peinture et cinéma

Gus Van Sant pressent les correspondances entre peinture et cinéma, en suivant en 1971 des cours d’art pictural et cinématographiques à la Rhode Island School of Design. Il suit instinctivement le précepte selon lequel le cinéma naît de la rencontre entre la peinture et le roman, et non de la photographie et du théâtre, comme on a souvent tendance à le croire.

Les œuvres picturales exposées sont des aquarelles, souvent de très grand format, une dimension peu usitée dans cet art. Y prédominent des figures humaines aux proportions gigantesques, perdues dans des paysages minimalistes où l’impression spatiale est privilégiée. Comme ce pied nu de géant qui s’avance devant une ville de gratte-ciel minuscules à l’arrière-plan. Mais ce sont aussi des gros plans de visages qui remplissent tout l’espace pictural.
Untitled (Man with Hat), aquarelle de Gus Van Sant
 (Gus Van Sant Untitled (Man with Hat), 2011. Aquarelle sur papier. © Gus Van Sant. Courtesy of the artist and Gagosian Gallery)
Le sentiment spatial s’exporte au cœur du cinéma de Gus Van Sant dans "Gerry" où deux adolescents traversent à en perdre l’esprit, sinon la vie, le vaste désert californien, ou le parcours labyrinthique des adolescents dans le lycée de "Elephant". Il rejaillit dans la succession de plans narratifs - où les personnages sont à l’écran -, et d’autres, plus larges, purement visuels, vides de figures humaines.
Casey Affleck et Matt Damon dans "Gerry" de Gus Van Sant (2002)
 (Casey Affleck et Matt Damon dans Gerry de Gus Van Sant (2002) - My Cactus Inc. Copyright (US) All Rights Reserved)

Jeunesses musicales

C’est au cours de son passage à la Rhode Island School of Design que Van Sant s’initie à la musique, surtout comme auditeur. En ce début des années 70, le rock et la pop ont atteint la maturité après les bases lancées par les Beatles, les Rolling Stones et sur un plan plus engagé Bob Dylan.

Jimi Hendrix et Pink Floyd incarnent le psychédélisme dans une quête musicale avant-gardiste privilégiant l’instrumental, mais à l’impact commercial retentissant. Brian Jones, l’enfant vaudou (Hendrix), Janis Joplin, Jim Morrison (le Roi Lézard) marquent par leur mort prématurée la fin d’une époque, consumée comme un fétu de paille par les drogues. Led Zeppelin, Deep Purple inventent le Hard Rock et les marchands du temple vont transformer en merchandising une forme d’expression accaparée par la jeunesse comme reflet de son éternelle rébellion. Une récupération bien cadrée, contradictoire aux aspirations marginalistes du futur cinéaste. 
Le Velvet Underground et Nico avec Andy Warhol, à Hollywood Hills en 1966.
 (Gérard Malanga / Courtesy Galerie Caroline Smulders Paris)
S’il écoute tous ces groupes, ce n’est pas vers eux que Gus Van Sant se tourne. New Yorkais d’adoption, c’est le Velvet Underground et ses satellites qu’il préfère, Lou Reed et David Bowie en tête. Avec comme dénominateur commun Andy Warhol, initiateur du Pop Art, cinéaste et producteur du Velvet dans sa sacro-sainte Factory. La drogue - les drogues - identifiées au rock, au pouvoir créatif autant que destructeur, resteront un sujet de prédilection du cinéaste. Notamment dans "Drugstore Cowboy" (1989) où Matt Dillon donne, lors d’une scène anthologique, la réplique à l’éternel junkie William S. Burroughs. 

Clips

Une salle de l’exposition se devait d’être consacrée à la musique, tant elle est omniprésente dans la vie et les films de Van Sant. Elle est l’expression de la jeunesse au centre de sa filmographie. Il enregistrera une poignée de disques, dont "18 Songs About Golf" (1982), ou il joue et chante, qui ne sortira qu’en 1998. Il retrouve William Burroughs en 1984 pour enregistrer "The Elvis of Letters", monte l’année suivante un groupe, Destroy all Blondes, qui perdurera deux ans. Puis il produit une vidéo pour un album où Burroughs est accompagné par John Cale (du Velvet Underground)…
Sa contribution musicale la plus visible passe par la réalisation de quelque 18 vidéo-clips. Dont "Fame" de David Bowie en 1990, The "Last Song " d’Elton John, ou "Under the Bridge" des Red Hot Chili Peppers en 1992. Par son montage saccadé et rythmé, ses changements subits d’échelles de plans, de cadres, d’environnements et de costumes, le split screen (séparation en plusieurs vignettes de l'image), le clip rencontre les aspirations cinématographiques de Van Sant en rejoignant le "cut-up" burroughsien.
Aquarelle sans titre de Gus Van Sant
 (Gus Van Sant Untitled, 2010. Aquarelle et fusain sur papier. © Gus Van Sant. Courtesy of the artist and Gagosian Gallery)

Rebel Without a Cause

Gus Van Sant consacrera un de ses films, "Last Days"  (2005), à un musicien, imaginant dans une fiction les derniers jours du leader du groupe grunge Nirvana, Kurt Cobain, avant son suicide. Une identification par procuration, puisque le musicien du film ne porte pas celui de son modèle, "Last Days" ne revendiquant par ailleurs aucune véracité biographique.

Bien avant ce film, présenté en compétition à Cannes, Van Sant a réalisé plusieurs courts-métrages, dont nombre sont consacrés à Burroughs et Ginsberg. Son premier long, en 1985, "Mala Noche", est voué à sa ville de Portland, mais ne sortira en Europe qu’en 2006. C’est "Drugstore Cowboy ", en 1989, avec Matt Dillon en junkie obsessionnel, et Kelly Lynch, qui apporte la notoriété au cinéaste. Le film reçoit le Prix du meilleur scénario de la Los Angeles Film Critics Association. Gros succès critique et public, le film ouvre les portes d’Hollywood au cinéaste.
Il transforme l’essai avec  "My Own Private Idaho ", qui révèle River Phoenix et Keanu Reeves, traite toujours de la drogue et surtout de la prostitution masculine. Chronique de la marginalité à Portland et de la quête d’idéal, "My Own Private Idaho" remporte le prix FIPPRESSCI (critique international) au Festival de Toronto. "Even Cowgirls Get the Blues" (1994), avec Uma Thurman, qui triple le budget de ses trois premiers films, est le premier faux pas du réalisateur, éreinté par la critique et boudé par le public.
Marginalité toujours avec "Will Hunting" (1998), où un jeune génie en mathématiques (Matt Damon) tourne le dos à une brillante carrière, préférant ses potes, les bars, les bagarres et les rapines, jusqu’à ce qu’il rencontre un professeur (Robin Williams). Matt Damon et Ben Affleck remportent l’Oscar du meilleur scénario original et Robin Williams celui du meilleur acteur.

Hollywood, Cannes, la gloire

Gus Van Sant rencontre deux autres marginaux de la cause cinématographique, Larry Clark et Harmony Korine, pour le tournage de "Prête à tout", sans doute son film le plus accessible. La star Nicole Kidman, au côté de Matt Dillon, joue une miss météo arriviste dans une télé locale qui ira jusqu’au meurtre pour réussir. Irrésistible, le film est d’une drôlerie acidulée, avec une "private joke" finale qui voit le réalisateur canadien David Cronenberg en tueur à gages lors d’une apparition fugace.
Suite au succès de "Will Hunting", Universal propose à Van Sant de choisir dans son catalogue un film pour en réaliser le remake. Il choisit curieusement "Psycho" (1960) d’Hitchcock qu’il retourne plan par plan en couleur, l’original étant en noir et blanc. L’ambition du cinéaste rejoint sa fibre expérimentale, comme variation sur un classique intouchable. Mais la critique et le public ne se sentiront pas concernés.
Avec "Gerry" (2002) Gus Van Sant entame une tétralogie sur la jeunesse, suivi par son chef-d’œuvre, Palme d’or à Cannes en 2003, "Elephant" (déduit du massacre de Colombine), "Last Days", et enfin "Paranoid Park" sur un ado culpabilisé par la mort accidentelle d’un vigile dont il est responsable. Présenté à Cannes, il y a été injustement ignoré.
"Harvey Milk" (2008) s’avère avec "Prête à tout" un des films les plus accessibles de Van Sant. Ce biopic voit Sean Penn dans le rôle-titre, leader politique à San Francisco dans les années 70, premier élu homosexuel aux Etats-Unis, assassiné en 1978. Gros succès critique et public.
Passé pratiquement inaperçu en 2011, "Restless" reste cohérent avec les thèmes dominants du cinéaste, où une jeune femme atteinte d’un cancer (Mia Wasikowska) vit une relation exceptionnelle avec un jeune homme (Henri Hopper). Le film rappelle "Harold et Maude" (1972, Hal Ashby, d’après la pièce de Colin Higgins). Amour toujours avec  "Nos souvenirs " présenté à Cannes en 2015, avec un casting de choix : Matthew McConaughey, Ken Watanabe et Naomi Watts.
Parallèlement, Gus Van Sant n’a jamais laissé tomber la réalisation de courts-métrage et collabore aux séries TV  "Boss" et "The Devil You Know ". Il participera à plusieurs expositions de ses œuvres graphiques ainsi qu’à des installations, notamment avec le réalisateur, producteur et acteur James Franco.
A la lecture de sa filmographie et de son parcours, Gus Van Sant s’avère un cinéaste à la créativité habitée d’une personnalité forte, où jeunesse et marginalité éclairent une vision cohérente du monde contemporain. Désenchantée, parfois nostalgique, elle n’est néanmoins pas dénuée d’humour et positive. Ses films s’inscrivent en même temps dans une démarche artistique pluridisciplinaire, englobant les arts plastiques et la musique, une approche unique dans le paysage cinématographique. Comme une marginalité qui s’adresse au plus grand nombre.

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