"Il y a toujours eu de la résistance, de la révolte" : "Ni chaînes Ni maîtres", un film pour rappeler que "l'esclavage et le marronnage sont indissociables"

Dans une France esclavagiste, des hommes et des femmes se battent pour recouvrer leur liberté. Simon Moutaïrou dresse leur portrait à travers le héros de "Ni chaines Ni maîtres", incarné par Ibrahima Mbaye. Entretien avec le cinéaste et le comédien.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8min
Le réalisateur Simon Moutaïrou et l'acteur Ibrahima Mbaye, le 10 septembre 2024, durant la promotion de leur film "Ni chaînes Ni maîtres", à Paris. (FG / FRANCEINFO)

La star sénégalaise Ibrahima Mbaye prête ses traits à Massamba dans le premier film du cinéaste franco-béninois Simon Moutaïrou, Ni chaînes Ni maîtres, à découvrir mercredi 18 septembre. Dans les regards que son personnage lance transparaît la détermination d'un homme décidé à en finir avec les dernières entraves à sa liberté en cette année 1759, sur l'Isle de France (actuelle Île Maurice). Sur les traces de sa fille, il fuit la plantation sur laquelle il est esclave et devient un nègre marron.

Massamba embarque le spectateur dans une légitime et trépidante aventure humaine. À l'occasion de la sortie du film, Simon Moutaïrou et Ibrahima Mbaye reviennent avec nous sur leur collaboration et l'importance du récit qu'ils relatent avec passion.

Franceinfo Culture : Faire ce premier film sur le marronnage – le fait pour un esclave de s'enfuir de la propriété de son maître –, relevait-il de "l'obsession" pour vous ?
Simon Moutaïrou : Totalement. Adolescent, j'ai grandi avec un manque de représentation. Mon héros, c'était Denzel Washington et en France, je n'avais pas d'images auxquelles m'identifier. Le cinéma peut procurer ce genre d'images et ce sentiment de fierté. J'ai eu la chance de travailler avec Ibrahima (Mbaye) sur ce film, de pouvoir donner au public l'image de cet homme digne, fier, puissant, qui résiste et brise ses chaînes. C'était une obsession pour moi d'arriver à faire ça.

Le rôle de Massamba a une dimension politique, mais aussi spirituelle. Comment Simon Moutaïrou vous a présenté le personnage ? Et comment avez-vous exploré cette relation père-fille avec Anna Diakhere Thiandoum qui incarne Mati ?
Ibrahima Mbaye : À la première lecture et au premier entretien avec Simon, tout était clair : je savais où il voulait aller avec ce personnage et ce film. Il m'a très tôt transmis sa fibre et je me suis évertué à renforcer sa vision. Pour ce qui est de la relation père-fille avec Mati, elle est universelle. Tout un chacun peut s'y retrouver. Je pense que c'est aujourd'hui une relation fragile. Nous vivons dans un monde où la jeune fille, la femme est fragile, mais elle doit retrouver sa vraie place dans cette humanité. Que Mati ait l'idée, en premier, de vouloir briser les chaînes, c'est un symbole fort.

Cela correspond bien à la société dans laquelle les femmes font tout...
Simon Moutaïrou : Surtout chez les Wolofs [groupe ethnique du Sénégal] dont j'ai appris l'histoire grâce à Khadim Sylla, spécialiste de la culture wolof. J'ai découvert la puissance des femmes politiques, des guerrières dans l'histoire wolof. Et j'ai voulu l'évoquer dans le film.

Vous donnez à la libération, en plus de sa dimension politique, une vraie dimension spirituelle et culturelle. Vous rappelez la cosmogonie de ces Africains réduits en esclavage. Une démarche assez rare dans ce type de récit et qui fait l'originalité de Ni chaînes Ni maîtres. Madame la Victoire, elle aussi, fait appel à sa foi catholique dans cette chasse à l'homme...

Simon Moutaïrou : Je suis d'origine yoruba [groupe ethnique que l'on retrouve au Bénin, au Nigeria ou au Togo]. Le cinéma hollywoodien a beaucoup diabolisé les religions animistes africaines. Quand on en parle aux gens, ils les réduisent à de la magie noire. Je voulais, moi, en montrer la beauté : comment un ancien féticheur, Massamba, retrouve l'envie de se battre en retrouvant ses dieux, notamment sa déesse qui est à la fois un esprit et le visage de la femme qu'il a aimée. Tous mes personnages sont guidés par l'invisible. C'est une traque, mais aussi un affrontement entre le polythéisme du continent africain et le monothéisme catholique.

Vous mettez aussi beaucoup l'accent sur les relations filiales dans ce film, aussi bien du côté des marrons que des chasseurs d'esclaves. Madame La Victoire est aidée par ces deux fils. Pourquoi insistez-vous sur cet aspect ?
Simon Moutaïrou : Le film se passe trente ans avant la Révolution française. Sur le front de la pensée vis-à-vis de l'esclavage, tout est en train de s'enflammer. Les jeunes générations ont raison face aux anciennes. Dans le film, le trajet de Massamba est de comprendre que sa fille avait raison également. Le personnage incarné par Benoît Magimel, Eugène Larcenet, qui est propriétaire d'esclaves, lui, fait face à son fils interprété par Félix Lefebvre, Honoré Larcenet, un abolitionniste avant l'heure. Lui aussi a raison face à son père. On pourrait dire la même chose du fils de Madame La Victoire, qui quitte la quête après avoir croisé le regard de Massamba. Il le voit bien : son humanité est impossible à nier. L'esclavagisme est une atrocité et une absurdité.

Mon scénario est ainsi construit pour faire écho à notre époque. J'ai deux filles et je trouve que la jeune génération, dans son rapport au climat, à l'identité, a souvent raison. Du moins, plus que nous. Je voulais mettre ce conflit générationnel au cœur du film.

On sait tous beaucoup de choses sur l'esclavage, mais la violence de certaines scènes fait encore sursauter. Qu'avez-vous appris de plus, Simon Moutaïrou, en faisant ce film et qu'avez-vous découvert, Ibrahima Mbaye, en incarnant Massamba ?

Ibrahima Mbaye : D'abord, le marronnage. Cette histoire m'a beaucoup appris sur l'état d'esprit et la bravoure de toutes ces personnes. Ensuite, l'existence de cette communauté wolof qui a vécu à Maurice et dont on retrouve les traces encore aujourd'hui dans l'île. Il y a un quartier, le camp Jolof et "Jolof" n'est rien d'autre que wolof. Enfin, en ce qui concerne mon rôle, j'ai approché à travers Massamba la souffrance endurée par ces personnes réduites en esclavage. Cela m'a nourri pour relever le défi de les incarner dans la plus pure vérité.

Simon Moutaïrou : Je me suis entouré de beaucoup d'historiens pendant mes recherches sur le film. Elles m'ont permis de comprendre quelque chose dont je n'avais pas saisi l'ampleur : esclavage et marronnage sont indissociables. Il y a toujours eu de la résistance, de la révolte. C'est quelque chose que j'ai vraiment appris en me documentant pour le film. J'ai également appris l'existence des communautés marronnes [d'esclaves en fuite]. Dans l'océan de souffrance de l'esclavage, il y a vraiment eu ces communautés diverses où l'on pouvait retrouver, comme dans le film, des Malgaches, des Wolofs ou encore des Yorubas. Les gens se retrouvaient et retrouvaient leur culture, à travers elle, leur dignité. La résistance ne s'est pas faite que par le courage, elle s'est aussi faite par la culture.

J'ai aussi appris sur moi-même et ce grand comédien qu'est Ibrahima : dans ce genre de projet, il faut aller au bout de nous-mêmes. C'est une histoire qui est plus grande que nous et nous en sommes, d'une certaine manière, les fils. Je sais que j'étais en mission, que j'avais un acteur principal qui était en mission. Autour de nous, tout le monde nous regardait et avait parfois peur. Mais nous, chaque soir ou chaque matin, on se retrouvait, on n'avait pas besoin de beaucoup se parler, mais chacun savait que l'autre était en mission et qu'il fallait qu'on aille au bout ensemble. C'est quelque chose que je n'oublierai jamais.

Que souhaitiez-vous transmettre avec ce film ?
Simon Moutaïrou : J'adore Frantz Fanon et il dit : "La colonisation a détruit l'amour de soi du colonisé." Et notre amour de soi, il est où ? Dans notre histoire. Si on nous apprend juste que l'on a été des esclaves, d'où viendra la fierté ? Il faut parler des royaumes africains, du Dahomey [l'actuel Bénin]... Il faut rappeler qu'avec l'esclavage, il y a toujours eu marronnage. On a besoin de connaître notre histoire.

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