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Jean-Baptiste Thoret, directeur de collection DVD : "La fascination pour les années 70 signifie que l’on ne regarde plus que dans le rétroviseur"

Rencontre avec Jean-Baptiste Thoret, dont la collection DVD Make My Day reflète ses goûts éclectiques pour un cinéma au-delà des clivages entre films de genre et films d’auteurs.

Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 20min
Jean-Baptiste Thoret, historien, théoricien du cinéma, réalisateur et directeur de la collection DVD "Make My Day" (Ed. Potemkine) (Jacky Bornet / France Info Culture)

À l’origine critique, puis historien, théoricien du cinéma et réalisateur, Jean-Baptiste Thoret nous parle de sa collection de films Make My Day qu’il dirige pour les éditions StudioCanal. Tous ces titres ont en commun sa volonté de les défendre et de les faire découvrir. Des premiers films d’Alain Corneau et Bertrand Blier, à Mario Bava, en passant par Peter Bogdanovich, Richard Fleisher ou Nagisa Oshima, le panorama inédit d’un cinéma autre qui brise les barrières entre films de genre et films d’auteur.

France Info Culture : votre collection Make My Day rassemble des films pour beaucoup des années 70, rares ou indisponibles depuis longtemps, voire inédits. Pourquoi cette collection et cet intitulé ?

Jean-Baptiste Thoret : Make My Day, parce que cela signifie faites-moi plaisir. Pour moi, le cinéma relève du plaisir, du divertissement, de la jouissance. Je crois au cinéma qui peut faire jouir et faire réfléchir en même temps. On n’est pas obligé de s’ennuyer pour réfléchir et de se divertir stupidement. Quand je vois des films de Risi, de Bertolucci, de Cimino, de Peckinpah, je ne me dis pas c’est ou ce n’est pas un film d’auteur, peu importe. Est-ce que La Prisonnière du désert de John Ford est un film pour intellos ou pour le grand public ? Je n’en sais rien. Les grands films s’adressent à tous les publics. Et à tous les âges où vous pouvez le voir. Que vous le voyiez à 20 ans, à 40… vous découvrez d’autres choses. On ne voit pas Le Guépard à 20 ans, comme à 40 ou à 60, ou plus tard.



Concernant l’origine de la collection, elle vient de Canal+. Quand Bolloré est arrivé à la tête de la chaîne, ils se sont rendus compte qu’ils avaient un catalogue de films énorme, 15 000 à 18 000 titres, et que très peu étaient exploités, seulement 5 à 6%. De plus, ils ne savaient pas ce qu’ils avaient dans ce catalogue, ce capital dormant. Sur les 18 000 titres, ils en connaissaient 300. Ils sont donc venus me voir pour savoir si j’estimais que des titres valaient la peine de sortir. À la lecture des titres, c’était évident, et de fil en aiguille, ils m’ont demandé si je voulais faire une collection. J’ai donc été d’accord, à la condition d’avoir carte blanche, du choix du film à la conception de la jaquette, en passant par les bonus, les compléments…

Quant au nom de la collection, il vient d’une réplique de Clint Eastwood dans Magnum Force (Don Siegel, 1973) quand l’inspecteur Harry procède à une arrestation, en menaçant son suspect de son arme. Il lui dit "Make my day", "Fais-moi plaisir".


Le marché du DVD/Blu-ray n’est pourtant pas très favorable au lancement d’une collection aujourd’hui ?

Oui, il ne faut pas se leurrer. La vingtaine d’éditeurs qui s’intéresse au cinéma patrimonial ne survit que grâce à l’aide du CNC (Centre National du Cinéma). De plus, ces films touchent un public de cinéphiles, et relèvent donc d’une diffusion réduite, entre 400 et 1500 unités. C’est ça, la réalité du marché aujourd’hui. Quitte à toucher cette communauté, 50 000, 100 000 personnes, je ne saurais pas trop la quantifier, eh bien, respectons-la et allons-y franco. J’ai vu plus d’un éditeur à la programmation exigeante, mais qui d’un seul coup se sont mis à faire marche arrière, notamment sur les compléments. Alors qu’il y a une réelle demande. Les cinéphiles n’en ont jamais assez quand on leur parle de cinéma.

Après, j’avais quelques idées sur le type de films, mais il n’y a pas de ligne éditoriale dans la collection. Ma seule ligne, c’est que ce sont des films que j’aime. Il n’y a pas de catégorie, cinéma asiatique ou années 70… Le seul point commun c’est que ce sont des films à 90% inédits et que j’ai envie de défendre. C’est ce qui me plaisait en me lançant dans cette collection, c’est qu’il y ait de tout. Si je n'avais réussi qu'à éditer Mandingo (1975) de Richard Fleisher, j'aurais déjà fait le job.


Je suis très heureux par exemple de sortir en double programme France Société anonyme (1974) d’Alain Corneau et Hitler... connais pas (1963) de Bertrand Blier, deux premiers films pratiquement inconnus de grands réalisateurs. En plus Blier a accepté un entretien un peu long et il était très content d’en parler.


Le Cinéma à beaucoup à voir avec l’enfance, non ?

Evidemment, c’est très vrai. J’aime les cinéastes qui ont un problème avec l’âge adulte, qui sont des enfants mélancoliques. Peckinpah, Cimino, Melville, Leone… tous ces gens-là ont gardé une sorte de naïveté, de fraîcheur, d’enthousiasme. Ils ne sont pas naïfs, loin de là… mais quand-même. C’est un peu ce que voulait dire Orson Welles quand il comparait la réalisation d’un film à un "grand train électrique".

Avec votre documentaire We Blew it (2017) vous reveniez sur le cinéma et les réalisateurs des années 70, quel regard portez-vous sur cette époque ?

Pour moi, les années 60-70 sont une espèce d’âge d’or, à la fois du cinéma, de la musique, de la politique… C’est un âge d’or du cinéma parce que c’était une grande époque. Sans doute que des cinéastes de cette période n’auraient pas fait d’aussi grands films dix ans plus tard ou dix ans avant. Il y a un moment de grâce qui irait de la moitié des années 60 jusqu’à la fin des années 70. C’est vrai en Italie, c’est vrai au Japon, c’est vrai aux États-Unis, mais sans doute un peu moins vrai en France.

C’est comme ça que je suis entré dans le cinéma. J’ai vu les films de Peckinpah avant ceux de Ford. Dans les années 80, on commençait à voir des films en vidéo, il y avait l’apparition de Canal+, et j’ai découvert ainsi beaucoup de films de cette période-là, puis je suis allé vers les classiques après avoir vu les films des seventies. Je crois en plus que c’est le dernier âge d’or. C’est ce qui m’intéressait en réalisant We Blew it : comment cet âge d’or a pris fin ? Comment s’est refermée une telle parenthèse enchantée ? Alors apparaissent des raisons politiques, industrielles, une lassitude des gens… Comme disait Fitzgerald, l’assiette se casse, mais elle était fêlée depuis longtemps. J'ai donc mené mon enquête, je suis parti à la rencontre de personnes de cette époque-là aux États-Unis, pour savoir si ce n’était pas un regard européen, un fantasme d’Européen de voir les années 70 comme un âge d’or. Et puis je voulais savoir comment ils interprétaient cette fin, comment ils s’en étaient remis ou pas, comment ça a disparu et pourquoi ça continue de hanter notre époque.

Qu’entendez-vous par hanter notre époque ?

Pour moi, parler des années 70, c’est parler d’aujourd’hui. Pourquoi notre époque est à ce point hantée par les années 70 ? Le dernier Tarantino (Once Upon a Time… in Hollywood) se déroule en 1969 par exemple. C’est dire que notre époque n’a pas d’horizon. Cette fascination pour les années 70 traduit quelque chose de très inquiétant sur notre présent. Comme si l’on ne regardait plus que dans le rétroviseur.

Dans les années 60-70, tout un chacun aspirait à être différent, l’on cherchait des musiques, des livres, des films, des cultures différentes. Aujourd’hui, il semble que tout le monde veuille voir la même chose. Il faut avoir lu ou vu ceci ou cela… Étes-vous d’accord avec ce constat ?

Aujourd’hui on cherche la conformité, comme si la masse tuait la culture de masse, Baudrillard a très bien expliqué cela. Ce qui dominait dans les années 70, c’était la singularité, donc une période d’inventivité, d’euphorie, de liberté, alors qu’aujourd’hui, on est dans une époque extrêmement conformiste, puritaine, fermée. Donc, les années 70 sont un âge d’or pour toutes ces raisons. Ça a toujours été un phare pour moi. Depuis, on ne cesse de régresser. Ce phénomène m’intéresse. Cette obsession des années 70, on la retrouve chez des cinéastes comme James Gray, David Fincher, Michael Mann, tous ces gens ne font que dialoguer avec les années 70. Mann m’intéresse particulièrement car il est le seul à traiter des années 70 tout en parlant de l'époque actuelle. Je le mets à part, pour moi, Mann est le plus grand cinéaste américain en activité. Comme dirait l’autre, les aigles ne volent pas au milieu des pigeons.


Cet intérêt pour les années 70 aujourd’hui démontre bien la pauvreté de notre époque contemporaine. Ce qui ne veut pas dire que c’était mieux avant, dire cela ou que c’était moins bien avant est ridicule. Il faut simplement évaluer le devenir des choses. Un domaine où c’est particulièrement vrai, est la musique de film. Où sont les Morricone, les Mancini, les Schifrin, les de Roubaix d’aujourd’hui ?

Vous êtes réalisateur, mais aussi compositeur de musique.

La musique, avec le cinéma, est mon autre passion. Pour moi, le cinéma est indissociable d’une bande originale. Quand on pense à Leone, Melville, Siegel, ou Les 7 Mercenaires, on a tout de suite Morricone, Bernstein ou Schifrin en tête. Que serait The Party sans la musique d’Henry Mancini ? Dernier domicile connu sans François de Roubaix, ou Le Samouraï sans Delerue ? En Italie, quand on pense à Cipriani, Nino Rota… Aujourd’hui, la culture musicale des cinéastes est faible. On ne peut pas demander à des boîtes de vous fournir une musique pour un film. Cela doit venir du cinéaste. Il y a bien sûr encore de bons compositeurs, comme Zimmer, mais il n’y a pas le foisonnement que l’on trouvait dans les années 70.

Depuis ses débuts, le bruit court que le cinéma est mort. La fin des Lumière, la fin de Méliès, la fin du muet allait enterrer le cinéma en passant au parlant, l’arrivée de la télévision, et on se souvient des déclarations de Wim Wenders dans les années 70 sur la mort du cinéma… Ne pourrait-on pas dire à l’inverse qu’à chaque fois, il y a un cinéma qui meurt, et un autre qui naît ? Que le cinéma est un phénix qui renaît toujours de ses cendres ?

Non, je ne crois pas. J’aimerai bien me dire ça. Penser que le cinéma est mort depuis ses débuts, et en déduire qu'il n’est pas plus ou moins mort ou vivant aujourd’hui à cause de cela, est une erreur. À mes yeux, avec l’arrivée du capitalisme culturel et l’évolution du mode de production, des choses ont été fixées dans les années 80 dont on n’est pas sorti depuis. Je ne vois pas de renouveau. Il y aura toujours un cinéma sud-coréen, où à tel endroit, à Hong Kong ou ailleurs qui renouvellera les choses. Mais je pense qu’en Occident, c’est très compliqué. Le vrai problème est que plus l’industrie domine, plus elle produit des films de super-héros, ou plus globalement du cinéma mainstream, Ce qui m’inquiète n’est pas tant qu’il y ait des films de super-héros, mais qu’ils marchent. Car cela veut dire que les regards ont été formatés : cela fait maintenant 30 ans que ça dure. Le problème, c’est la quantité de ces films.

Mais cela entraîne le public à aller encore dans les salles de cinéma et peut-être l'inciter à aller voir autre chose.

Il y a une quarantaine d’années, les gens allaient collectivement au cinéma, il y avait de la place dans les revues pour en parler, on en parlait à la télévision, à la radio. C’était quelque chose qui était partagé par la collectivité. Par les classes moyennes, qu’on soit intello ou non, ou ouvrier, on allait au cinéma. Aujourd’hui, le cinéma n’intéresse plus personne. Il y aura toujours des exceptions qui confirment la règle, comme le succès de Parasite en ce moment, mais ce n’est pas la généralité. Cela me rappelle ce que me disait Paul Schreider dans We Blew It, quand il estimait qu’aujourd’hui le cinéma est devenu de la musique classique. Il signifiait que la musique classique n’est pas morte, mais qu'elle ne touche plus qu’une communauté de gens initiés, même si tout le monde à vaguement entendu un Mozart, un Vivaldi, Beethoven, etc… Quand je dis cela, je parle du cinéma, comme art, comme langage, pas des films. La génération qui vient se fout complètement du cinéma. Elle va de temps en temps voir un film de super-héros ou n’importe quoi, elle voit des séries télés, elle voit des vidéos sur YouTube, elle ne comprend quasiment plus ces images-là. Je crois donc que le cinéma est la musique classique d’aujourd’hui. Il touchera toujours une communauté, avec parfois un film qui sera vu par un grand nombre de spectateurs, mais c’est l’exception.


Jean-Baptiste Thoret, historien du cinéma et réalisateur (2019). (Jacky Bornet / Culturebox)

On arrive à un moment où le cinéma devient un truc réservé à des initiés. Or le cinéma a été d’abord un art forain, de tripots, de bordels, un art populaire. Et puis, il a commencé dans les années 50 à être un peu plus élégant, la critique est née, puis est arrivée la Nouvelle Vague, le Nouvel Hollywood… Il reste aussi assez populaire dans les années 60-70, c’est l’âge d’or dont on parlait tout à l’heure. Dans les années 70, les grands films déplaçaient des foules. C’est ça qui est phénoménal à ce moment-là, cette coïncidence entre le populaire et les grands films. Les chiffres de la fréquentation étaient colossaux. Et peu à peu, le cinéma s’est rétracté pour plein de raisons. Aujourd’hui, le cinéma, c’est fini. Ça continuera toujours sur le mode qu'on connaît actuellement, mais maintenant, c’est la série télé qui domine.

Comment interprétez-vous ce transfert ?

Aujourd’hui, c’est le sentiment de vitesse qui domine. Le cinéma suppose du temps, de la distance. La série TV est chronophage, elle réclame du temps de cerveau disponible, pour reprendre la formule de Patrick Le Lay (alors PDG de TF1), mais ce n’est pas un art du temps. Le succès des séries reflète un désir d’histoire et de personnages. Le cinéma n’a rien à voir avec ça. Cela participe du cinéma bien sûr, mais le cinéma est avant tout une expérience, où interviennent la contemplation, le temps, l’espace… Quand on voit un film d’Antonioni par exemple, vous imaginez un film d’Antonioni en série ? Ses films ne reposent pas sur les personnages, sur l’histoire ou sur le cliffhanger qui oblige le spectateur à savoir ce qui se passe à la fin d'une scène ou d'un épisode. Cela fonctionne donc sur autre chose. Il n’y a pas d’esthétique de la série, même s’il y a de bons chef-op et de bons chefs déco, ce n’est pas ce que je veux dire, mais la série, en fait, ne raconte rien de plus que son scénario. Pour moi, le cinéma commence là où le scénario s’arrête. Il n’y a pas de plan dans la série, il y a des images. Quand les gens disent c’est beau, ils confondent le travail du metteur en scène et du chef déco, ou du costumier.

D’où viendrait ce malentendu ?

Il y a une régression de la qualité des regards. Ce qui explique aussi la fin de la critique. Elle ne parle quasiment plus à plus personne, du moins au plus grand nombre. L’opinion a remplacé la critique, ça n’a rien à voir. La fin de la critique est liée à l’industrie, qui détériore les regards par l’uniformisation. Si bien que le public ne sait plus lire une critique de film. Quand vous faites référence à Fritz Lang, Murnau ou King Vidor, vous parlez chinois. Il n’y a donc plus qu’une petite communauté d’initiés qui comprend. La mort du cinéma va de pair avec la mort de la critique.
Dans l’histoire de l’art, on est passé de l’opinion à la critique qui est parvenue à s’imposer. La critique ce n’est pas rien, car elle repose sur l’argument rationnel, la culture, le savoir… On était passé de l’opinion à la critique et on a régressé en revenant à l’opinion. On pense aujourd’hui que l’opinion, c’est la critique. L’argumentation en pâtit. Comme je dis souvent à mes enfants, On a les goûts qu’on peut, pas les goûts qu’on veut.

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