Le cinéma ibérique au Festival du Film d'Histoire de Pessac : des dictatures, des résistances et du romanesque
C'est le rendez-vous annuel des cinéphiles et amateurs d'Histoire. Le festival du film d'Histoire de Pessac propose cette année 59 réalisations en provenance de la péninsule ibérique, dix longs métrages en compétition et plus d'une vingtaine de documentaires jusqu'au dimanche 24 novembre.
Un large panorama des cinémas de ces deux nations. Et quelques surprises hors de ces deux pays.
Deux dictatures, deux cinémas
Qu'est-ce qui pourrait rapprocher les rĂ©alisateurs de la pĂ©ninsule quand ils racontent l'histoire de leur pays ? Entre Manoel de Oliveira et Maria de Medeiros, mais aussi Almodovar, Carlos Saura, Luis Bunuel ou RaĂąl Ruiz ? Tous sont imprĂ©gnĂ©s dans leur rĂ©cit par cette chappe de plomb qui ensevelit leurs nations.Â
Jean-NoĂ«l Jeanneney, historien et prĂ©sident d'honneur du festival, le rĂ©sume ainsi : "Nous rencontrerons la violence des dictatures, entre Salazar et Franco, la vaillance de ceux qui les ont combattues et la façon propre Ă chaque nation dont elles en sont sorties : leur cinĂ©ma en fournit un reflet puissant".Â
Ces deux régimes ont enfermé leurs pays dans un isolement politique et culturel. François Aymé, président du festival et responsable de la programmation, explique à Franceinfo Culture, les conséquences de ce repli des deux nations : "Je dirais que les points communs entre le cinéma espagnol et portugais, c'est d'avoir deux industries qui ont été soumises à la dictature longtemps, très longtemps. En gros, du début du parlant jusqu'au milieu des années 1970, c'est le moment où il y a un formidable essor pour les autres cinématographies."
Ainsi, le cinéma hollywoodien, la Nouvelle vague en France ou la comédie italienne sont largement ignorés d'une grande partie de la population. Un trou béant dans la cinéphilie.
Paulo Branco, producteur historique du cinéma portugais
S'il est un personnage qui peut conter le cinéma portugais, c'est bien Paulo Branco. Il est producteur de cinéma et président du jury. Au matin et au café, accoudé au comptoir, il confie que l'histoire du cinéma ne retiendra pas le nom des producteurs. Pourtant, son nom est associé aux grands réalisateurs portugais Manoel de Oliveira et João César Monteiro, mais aussi à Raul Ruiz, Win Wenders et Chantal Akerman entre autres. Plus de 300 films, une liberté et des sorties de route qui le font parfois sourire.
Sur la pĂ©riode de la dictature au Portugal, il nous dit : "Pendant tout le temps de Salazar, contrairement Ă d'autres rĂ©gimes dictatoriaux, il se mĂ©fiait du cinĂ©ma, mĂŞme pour la propagande, mais il y a eu des petits Ă®lots de rĂ©sistance, notamment Manoel de Oliveira". Et il rajoute les mesquines astuces d'une censure dĂ©guisĂ©e : "Salazar se mĂ©fiait tellement du cinĂ©ma que les films Ă©trangers passaient sous-titrĂ©s et pas doublĂ©s". Pratique, une large partie des spectateurs Ă l'Ă©poque peinent Ă lire les sous-titres.Â
Sur la Révolution des œillets, il précise avec son sens de la formule qu'"on n’avait pas besoin du cinéma pour faire la révolution". "On a fait la révolution sans le cinéma", ajoute-t-il, "mais on a fait la révolution dans le cinéma, on n’avait pas besoin de se raconter des histoires car la révolution elle-même suivait son cours, c’est notre chance."
Manoel de Oliveira, lui, fait sa révolution derrière la caméra. "Je crois que j'ai une responsabilité dans le sens ou j'ai voulu que le cinéma portugais libéré de la dictature soit vu dans le monde entier." Au festival sont projetés, Porto de mon enfance (2020) et Non, ou la vaine gloire de commander (1990) et le producteur se souvient de l'énergie et du désir du réalisateur, jusqu’à sa mort à l'âge de 106 ans, d'être derrière la caméra et de raconter des histoires au cinéma.
Il nous confie : "Manoel voulait rattraper le temps perdu. La seule chose qu'il voulait, c'est réaliser son prochain film, il se foutait de sa place dans le cinéma, mais à 82 ans il me disait : je n'ai plus que le cinéma, il faut que vous me permettiez de faire mon prochain film."
"Capitaine d'Avril", la RĂ©volution des Ĺ“illets sur grand Ă©cran
Le 25 avril 1974, la dictature portugaise est renversée pacifiquement. En à peine 24 heures, ce sont 41 ans d'un régime autoritaire qui s'écroulent. Ce jour-là , rentrés dans l'Histoire avec celle qu'on appelé la "Révolution des œillets", quelques capitaines avec le soutien de la population changent la face de l'Europe.
Les dictatures grecques et espagnoles ne tarderont pas Ă tomber. Capitaines d'Avril, rĂ©alisĂ© en 1999 par Maria de Medeiros, prĂ©sentĂ© au festival, raconte ce jour d'espoir. Aujourd'hui prĂ©sidente du jury Ă©tudiant du festival, l'actrice et cinĂ©aste se souvient de cette Ă©poque. NĂ©e Ă Lisbonne, pour elle, la RĂ©volution des Ĺ“illets est un "formidable moment de l'Histoire".Â
Son premier film en tant que réalisatrice était "un projet de jeunesse", dit-elle à Franceinfo Culture. "C'est mon premier film, j'avais 21 ans quand j'ai commencé. Dans mon esprit, c'est un film de guerre, j'ai voulu raconter la Révolution comme les capitaines d'avril l'avaient vécu". Treize ans de travail et de préparation sont nécessaires pour rendre hommage aux capitaines du 25 avril : "Je voulais raconter ces jeunes hommes qui accomplissaient un acte historique. Ils en avaient conscience mais ils étaient emplis d'humilité, ils avaient aussi conscience qu'ils ne savaient pas faire la guerre urbaine. Cette Révolution est à la fois épique et à hauteur d'homme."
Et elle se souvient de leurs témoignages. "Je me suis plongée dans leurs écrits et tous disaient : je me suis vu dans un film. Pour certains c'était comme dans un film de guerre d'Oliver Stone, d'autres parlaient d'un film de Charlie Chaplin : alors mon film est un hybride entre Oliver Stone et Charlie Chaplin."
Le mensonge d'Enric Marco
Il n'y a pas que de belles histoires dans ce festival. En avant-première, Marco, l'énigme d'une vie présenté à la Mostra de Venise en septembre dernier, est projeté cette semaine. Cette histoire d'un grand mythomane dépasse l'entendement. Durant 36 ans, Enric Marco s’est fait passer pour un survivant des camps de concentration jusqu'à devenir le porte-parole de l’association espagnole des victimes de la Shoah. Charismatique et chaleureux, il a trompé les médias et même sa propre famille, construisant un récit complexe.
Marco, l'énigme d'une vie réalisé par Aitor Arregi et Jon Garaño décrypte l'engrenage dans lequel Enric Marco s'est engagé, lui qui jusqu'à sa mort plaida pour sa bonne foi. Eduard Fernández qui interprète Enric Marco, au-delà de la ressemblance, insuffle le mystère de cet homme sans foi ni loi mais qui demeure attachant.
Le scénariste du film Jorge Gil ne porte aucun jugement sur cet homme. "Je suis très attiré par sa personnalité", confie-t-il à Franceinfo Culture, "car il réussit à mentir si longtemps aux anciens déportés et même à sa famille pendant 30 ans".
Presque avec gourmandise il nous avoue que l'histoire est surtout intéressante "pour nous en tant que scénariste parce que nous sommes des conteurs et que Marco est un très bon conteur. Cela fait partie de l'ADN du conteur de mentir, c’est la raison principale pour laquelle nous nous sommes intéressés à lui. Le cinéma ne pouvait pas passer à côté d'un personnage aussi ambigu". Le film sortira dans les salles françaises le 11 juin 2025.
Federica Montseny, l'indomptable
Dans la salle de projection voisine, le spectateur passe du portrait d'un "salaud" à celui d'une femme politique admirable, Federica Montseny. Pourtant elle apparaît peu dans les livres d'Histoire de l'Espagne. Anarchiste, elle est élue ministre de la Seconde République en 1936. Elle milite pour la contraception, le contrôle des naissances, les droits des mères célibataires et des prostituées. Elle impose le droit à l’avortement quarante ans avant Simone Veil en France. Dans les camps des perdants, après la Guerre d’Espagne, elle prend le chemin de l’exil vers Toulouse où elle poursuivra sans relâche son combat en faveur des idées libertaires.
"Quand j'ai découvert sa vie, je me suis dit que c'était justice de lui rendre la parole", nous dit Jean-Michel Rodrigo, le réalisateur d'un documentaire qui lui est consacré. Il nous explique aussi l'invisibilité de Federica Montseny : "Parce que c'est une femme, puis après-guerre, le récit de la guerre d'Espagne ça a été le récit des gagnants, les franquistes d'un côté, et les perdants, les communistes de l'autre. Les anarchistes ont disparu de l'histoire."
Dans cet émouvant hommage, le spectateur découvre aussi qu'après "la Retirada", le dramatique chemin de l'Espagne à la France en exil, elle continue d'écrire. Ce sera des centaines de petits livrets d'éducation populaire dans la lignée de ses combats en Espagne.
"Ces livres, les histoires qu’elle raconte, c'est tout ce qu’on évoque aujourd'hui dans la société : le féminisme, le combat des LGBT, les questions de l'environnement, l'amour libre, le droit des prostituées. Ce sont les combats des femmes espagnoles et républicaines parce qu'elles se battaient contre leur père, contre leur mari, contre le machisme espagnol de l'époque", conclut le réalisateur.
Olympe, une femme dans la RĂ©volution
Il n'y a pas que l'Espagne et le Portugal dans la vie du festival. Olympe, une femme dans la Révolution est projeté au festival avant sa diffusion prochaine sur France 2. C'est la première fois que la vie d’Olympe de Gouges est portée à l'écran. Comme pour Frederica Montseny, c'est une réhabilitation.
Sa vie est un vrai synopsis de film. Paris, juillet 1793. Quatre ans après la prise de la Bastille et le début de la Révolution., la Terreur bat son plein. Au milieu de ce monde de violences et de mutations, une seule constante à peu près immuable : les femmes n’ont droit à rien. L’une des très rares à oser s’élever contre cette injustice, c’est Olympe de Gouges. Femme de lettres, femme de combats, Olympe s’oppose frontalement à Robespierre. Arrêtée par la police d’État, on la transfère finalement vers une maison d’arrêt dans laquelle elle attendra son procès. Au milieu des autres condamnées de toutes conditions, Olympe va continuer de lutter. Elle paiera ses engagements et son courage, elle sera la deuxième femme après Marie Antoinette à être guillotinée durant la Revolution.
Julie Gayet réalise ce film avec Mathieu Busson et interprète Olympe de Gouges. Elle est venue défendre ce personnage qui lui tient à cœur. "Quand j'ai lu le petit livre de Benoit Groult, Ainsi soit Olympe de Gouges, j'ai été très impressionnée de voir tout ce qu'elle avait fait, toute sa pensée, c’est quand même fou !".
Julie Gayet insiste sur le trajet d'Olympe en cette fin du XVIIIe siecle : "J’ai Ă©tĂ© saisie. J’ai lu ses Ă©crits, j'ai dĂ©couvert que cette femme Ă©tait autodidacte, qu’elle arrivait de Montauban, qu'elle parlait occitan... Ensuite qu'elle ait pu autant Ă©crire !". Pour conclure, l'actrice et realisatrice souligne l'Ă©cho que'Olympe de Gouges a toujours aujourd'hui : "En plus d'une femme, c'est une humaniste, une vraie revolutionnaire, elle s'est battue contre l'esclavage, c'est un exemple". Le film Olympe, une femme dans la rĂ©volution sera diffusĂ© sur le 8 mars sur France 2.Â
Festival International du film d'Histoire de Pessac jusqu'au 24 novembre 2024.
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