"Ma créativité vient de l’émotion que j’éprouve avec les gens" : le désarroi de Marjane Satrapi face au confinement et à la crise que traverse le cinéma
L’auteure de bande-dessinée et réalisatrice confie à France Info Culture ne pas se reconnaître dans cette période de confinement, mais garde bon espoir.
Sorti le 11 mars en salles, le biopic sur Marie Curie Radioactive, de Marjane Satrapi, n’a pas pu rencontrer son public, en raison du confinement instauré pour contrer l’épidémie de coronavirus. Le film est distribué depuis le jeudi 30 avril en VOD sur la plateforme de streaming StudioCanal. Nous avons demandé à l’artiste ce qu’elle pensait de ce mode de diffusion, de l’état de la culture en cette période de crise, et des sentiments qu'elle lui inspire.
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France Info Culture : Comment vivez-vous ce confinement ?
Marjane Satrapi : Assez mal, à vrai dire. Contrairement à certaines personnes, je ne trouve pas que cette période me rende ni créative, ni calme, ni rien du tout… Pour moi, la créativité vient de l’émotion que j’éprouve en rencontrant les gens, les gens que je voie. Si je ne vois personne, je n’ai aucune émotion. Quand je marche dans Paris, qui est une ville que je vénère, et que je traverse ses rues, vois ces beaux bâtiments sans personne, je n’éprouve plus rien. Toute mon énergie, je la puise en étant à côté des gens, pas en les côtoyant, mais en sentant l’énergie de la vie, leur énergie. Ce sont eux qui me donnent des idées, des envies, alors comme il n’y a plus personne, je n’ai aucune idée.
Et toutes ces salles de théâtre qui n’ont pas de date de réouverture ?
Le théâtre, c’est la catastrophe. Tous ces spectacles annulés, alors que tous ces gens ont travaillé pendant un an, deux ans, pour s’y préparer. C’est toute une chaîne qui est impactée, des auteurs, aux attachés de presse, en passant par les directeurs de salles, tout y passe. Je trouve ça indécent quand j’entends beaucoup de gens trouver du charme à ce confinement, alors que beaucoup en souffrent. Je pense à ceux qui vivent à plusieurs dans vingt mètres carrés, ou qui vont perdre leur boulot, qui vont tout perdre. Alors parler d’un retour à la créativité ou à la découverte de leur intériorité, quand cela va créer autant de problèmes dans notre société, je trouve cela indécent. Je suis en colère et angoissée pour vous dire la vérité. Mais bon, il faut attendre.
Ce confinement est tombé quelques jours après la sortie de votre dernier film, Radioactive, le 11 mai. Il vient d’être accessible en VOD sur la plateforme StudioCanal depuis le jeudi 30 avril. Que vous inspire cette nouvelle forme de distribution d’un film destiné à la salle de cinéma ?
Au départ, je me suis dit, "quelle catastrophe !" Après, j’ai relativisé. Canal+ m’a contactée en me proposant cette sortie en VOD, et je leur en suis très reconnaissante. Pour moi, l’aventure du film était finie, j'étais allée jusqu’à sa promotion. Vous imaginez ceux qui ont dû arrêter en plein tournage ! Comme il n’y a pas de clause pour épidémie dans les contrats, rien de moins sûr que les assurances remboursent, ils ne savent même pas si le film pourra reprendre. Même ceux qui ont fini le tournage, il y a la postproduction, la promotion, il n’y a pas de date de sortie, il n’y a rien. Pour tous ces gens, c’est bien pire que pour moi. Dans mon malheur, je suis tout de même heureuse que le film existe. Même si je ne suis pas fan de VOD, je n’en regarde jamais.
J’aime trop la salle de cinéma. C’est une des raisons pour lesquelles j’adore vivre à Paris qui à un tel parc de salles, c’est extraordinaires toutes ces salles de cinéma partout, toute cette culture cinéphile aussi. Le cinéma reste une grande sortie à Paris. Je ne peux pas parler pour toute la France, étant vraiment Parisienne. Mais ici, on se retrouve pour aller voir un film, on boit un verre avant, on dîne après, on parle du film… Cela reste un beau moment de partage.
Bon, cette sortie VOD me chagrine un peu pour toutes ces raisons, mais il existe, les gens pourront le voir et c’est ce qui compte.
Pensez-vous que le film ressortira en salles, une fois qu’elles rouvriront ?
Je ne sais pas du tout encore. Mais je pense qu’il a été dit, notamment par les exploitants, que les films sortis en salles le 11 mars auront une deuxième vie, peut-être pour une, deux semaines, je l’espère. Le problème, c’est qu’on ne sait pas quand les salles pourront rouvrir. C’est pour cela que je trouve que StudioCanal a été élégant, ils ne m’ont pas dit, voilà, ça va se passer comme ça ! Non, ils m’ont consultée et m’ont demandé si j’étais d’accord.
Le problème c’est la date de réouverture des salles, juin, juillet, août, septembre... ? Est-ce que les gens vont avoir peur de revenir ? Est-ce qu’il y aura moins de sièges libres, quarante spectateurs par salle… ? On n’en sait rien. Donc, dans ce flou, je préfère quand-même que le film soit visible sous cette forme que pas du tout. Dans ce scénario cauchemardesque, c’est ce qu’il y a de mieux. Après tout, je suis contente.
Avez-vous des échos de professionnels concernant l’impact du confinement sur leurs projets en cours ?
Ah, oui, oui, bien sûr, je côtoie beaucoup de personnes du milieu culturel et je constate le désarroi le plus total. J’ai une amie qui a mis longtemps à se décider à faire du théâtre, parce qu’elle est actrice de cinéma. Finalement elle l’a fait, et le jour de la première représentation, c’était le premier jour de confinement, alors tout a été annulé, et pour toujours.
Le problème il est là. Je comprends parfaitement les restrictions dues à la pandémie, mais en même temps, la culture, c’est le ciment de la société. Nous ne sommes pas des briques entassées qui formons un mur. C’est le ciment qui tient toutes ces briques ensemble. Et ce ciment, c’est la culture. Vous retirer la culture à n’importe quelle société, elle n’existe plus, c’est ce qui relie les gens entre eux. Le pire est qu’on ne sait pas comment ce retour aux choses va se passer.
Mais ne trouvez-vous pas justement que cette période de confinement va entraîner une prise de conscience de cette importance de la culture dans nos sociétés ?
Oui, bien sûr, il y a toutes ces solutions offertes par l’informatique. Mais ça ne peut durer qu’un temps. On a besoin de contact, de voir les gens, il faut sentir, entendre, partager.
Une prise de conscience ? Vous savez comment fonctionne la nature humaine. Oui, dans un premier temps, on va discuter, bla, bla, bla… pendant deux semaines, et après paf ! on va retomber dans tous nos travers. Parce que notre cerveau permet de mesurer le danger immédiat et être réactif, mais on n’arrive pas à anticiper, à voir les dangers à venir. Tant que les choses ne sont pas devant nous, on ne réagit pas. Certains peuvent se projeter, mais la plupart des gens ne le font pas. Regardez le changement climatique, ou l’apparition de nouveaux virus, comme aujourd’hui. Eh bien tant que le nouveau virus n’est pas là, on ne l’envisage pas. Même étant là, on a mis du temps à l’accepter.
Pensez-vous que cette période de confinement va engendrer des romans, des films, des pièces de théâtre…
Oui, ça c’est sûr. Le phénomène n’est pas nouveau. C’est comme lors d’attentats terroristes, ou d’une guerre, dans la foulée vous avez 150 films sur le sujet. Ce sont toujours de grands sujets. Pour mon compte, ça ne m'intéresse pas, je préfère ne pas vivre dans la peur en abordant ce genre de thème.
Trouvez-vous que le gouvernement apporte de bonnes réponses aux problèmes que rencontre le monde culturel ?
Sincèrement, je n’ai pas vraiment d’avis là-dessus, car je me mets constamment à la place de l’exécutif qui doit décider de telle ou telle mesure. Ce sont des êtres humains. Alors, moi, à leur place qu’est-ce que je ferais ? Je viens du monde de la culture, je connais son importance, la place qu’elle a dans la vie, mais en même temps, je sais qu’il y a énormément de personnes qui ont du mal à payer leur loyer, qui vont se retrouver sur la paille. Il y a donc des problèmes immédiats pour la survie qu’il faut résoudre. C’est facile d’être dans son canapé et dire, moi j’aurais fait ceci, j’aurais fait cela. Après je n’ai pas tous les paramètres en mains, et il faut penser aux générations futures qui auront à payer la note.
Evidemment, dans cette équation, j’aimerais qu’ils fassent plus pour la culture, avec des prises de position plus fortes, mais dans ce merdier, est-ce que je pourrais faire mieux ? Je ne suis pas sûr. J’imagine qu’ils essayent de faire de leur mieux, mais est-ce suffisant ? Certainement pas, mais je me mets à leur place.
Par exemple, cette Attestation de déplacement dérogatoire, ça me fait penser à quand j’étais gosse et que je faisais remplir à ma mère des permissions de sortie pour ne pas aller à l’école. J’ai l’impression qu’on m’infantilise. Comment un Etat qui ne fait pas confiance à ses citoyens veut-il que ses citoyens aient confiance en lui ? Tous ces flics qui doivent vous contrôler, je ne trouve pas ça bien. Ensuite y-a-t-il mieux à faire ?...
Mais revenons à la culture, ne trouvez-vous qu’il en est fait un usage de plus en plus individuel avec le numérique, et qu’il pourrait s’accentuer avec le confinement, alors que le partage est essentiel ?
Je pense qu’on peut en arriver à cela, ou exactement l’inverse. Je prends comme référence 1988, quand le conflit entre l’Iran et l’Irak a pris fin, après huit ans de guerre et un million de morts. Les gens se demandaient pourquoi a-t-on perdu autant de jeunes, à quoi ça a servi ? Mais on était tellement content de ne plus avoir de bombes sur la tête, On était juste heureux d’être encore en vie. Donc, vous voyez, ça peut avoir exactement l’effet inverse.
Moi, j’ai hyper hâte que les cinémas rouvrent. Je me suis promis que chaque jour de la semaine, j’irai à la séance de 9h00 ou de 11h00 pour aller voir un film. Alors qu’en temps normal, j’y vais une fois par semaine. Il peut y avoir une énergie folle pour combler la frustration. Les gens qui aiment aller au cinéma, aimeront d’autant plus y retourner. Et ceux qui aiment regarder les choses chez eux, le feront toujours.
Le cinéma est vraiment une machine à créer de la compassion, c’est une expérience, la salle noire. Vous ne pouvez pas mettre sur pause pour ceci, cela, ce l’autre, vous êtes là pour regarder un film pendant 1h30, 2h00 ou plus, et en France, il y a beaucoup de gens qui aiment ça. Je pense que ces amoureux du cinéma reviendront rapidement. Et pour le théâtre, c’est pareil, vous y aller pour voir des acteurs devant vous, ça n’a rien à voir avec l’écran d’ordinateur, où le spectacle n’est plus vivant. Je pense qu’il va y avoir une soif de revenir à cela.
En France, la vie se passe à l’extérieur, pas comme en Allemagne ou dans les pays nordiques, ça fait partie de la culture. Mes parents, à chaque fois qu’ils viennent le remarquent. A Paris, personne n’a une cuisine, tout le monde est toujours dehors, les restaurants sont toujours bondés. Je n’ai pas cette peur d’une désaffection des salles de cinéma. Je pense qu’il y a un mauvais moment à passer, mais ça va reprendre, là-dessus, je reste optimiste.
Ce qui me fait le plus peur c’est cette surveillance sur les téléphones mobiles, car ces informations collectées, prétendument détruites après, je n’y crois pas. Car l’or nouveau, c’est les Data, et on ne jette pas l’or par les fenêtres. Ça vaut du fric, on les revend. Je déteste une société où l’on vous dit, il faut faire un choix entre votre santé et votre liberté. Ma liberté, c’est ma santé mentale, donc aussi physique. Mais il y a un débat contradictoire là-dessus, tant mieux. C’est pour cela que je suis contente de vivre en France, au moins, il y a le débat.
Que faites-vous alors pendant ce temps de confinement ?
J’écris un peu, je peints un peu, mais c’est poussif, ce n’est pas un moment porteur d’espoir ou d’émotion, ou de créativité du tout, j’attends juste que ça passe. Après si je reste dans cet état-là, je ne vais pas tenir, je vais faire une dépression. Cela change de jour en jour, avec des phases positives et négatives, après je me dis, allez, vas-y ma fille, pousse-toi, pousse-toi et je refais des choses, mais ce n’est pas génial. Si je veux me retrouver avec moi-même, ou avec ma famille, je le fais quand je veux, je n’ai pas besoin d'y être contrainte pour le faire.
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