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Récit De "La Haine" à l'amour : comment le film culte de Mathieu Kassovitz a conquis Cannes, avant de marquer toute une génération

Il y a 25 ans, le 31 mai 1995, ce long-métrage désormais classique sortait sur les écrans des cinémas français. Quelques jours avant, il avait déjà fait sensation sur la Croisette.

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Une partie de l'équipe de "La Haine" lors de la projection au Festival de Cannes le 27 mai 1995. De gauche à droite : François Levantal, Vincent Cassel, Saïd Taghmaoui, Mathieu Kassovitz, Christophe Rossignon, Hubert Koundé et Marc Duret. (ERIC ROBERT / SYGMA / GETTY IMAGES)

Un accident entre un homme à moto et une voiture de police, une blessure à la jambe et des circonstances troublantes mettent le feu aux poudres. En pleine épidémie de coronavirus, le 19 avril dernier, un quartier de Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine) s'est embrasé et des heurts ont opposé des habitants aux forces de l'ordre. Des faits qui font résonner, vingt-cinq ans plus tard, le point de départ du film La Haine, qui a marqué toute une génération.

Le réalisateur, Mathieu Kassovitz, le trio d'acteurs principaux du film, Vincent Cassel, Hubert Koundé et Saïd Taghmaoui, le producteur du film, Christophe Rossignon, et toute l'équipe ont passé deux mois à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) pour tourner ce long-métrage qui raconte vingt-quatre heures de la vie de trois jeunes de cité. En un quart de siècle, La Haine est devenu culte. Un statut qui a commencé à s'écrire bien loin de son lieu de tournage, dans le Sud, où tout ce petit monde s'est retrouvé en mai 1995 au pied des marches du palais des Festivals de Cannes (Alpes-Maritimes) pour un choc des cultures entre smoking, strass, paillettes, merguez et rap.

La relation entre Cannes et le film débute quelques mois auparavant. Christophe Rossignon dévoile à Gilles Jacob, alors directeur du Festival, une version non définitive. "Il manque quelques sons, le film n'est pas encore mixé, détaille le producteur. Gilles Jacob tombe de l'armoire et m'assure qu'il va le sélectionner. 'Faites tout pour être prêt pour le Festival', me dit-il." Une fois le film terminé, le producteur organise quelques projections pour la presse avant le rendez-vous cannois. Le magazine Premiere, alors dirigé par Alain Kruger, fait partie des chanceux. "C'était une claque, on est sortis emballés par le film, raconte l'ancien rédacteur en chef du mensuel. On décide dans l'urgence de faire la une du numéro spécial Festival avec le film."

Croisette des mondes

Le critique Jean-Jacques Bernard interroge 25 personnes du film et envisage une photo de groupe pour la couverture. "Mais ça ne fonctionnait pas, on a donc décidé de mettre Mathieu Kassovitz." Ce sera donc la tête du réalisateur en très gros plan. "Avec le recul, quand je la revois, je la trouve moche cette couverture", concède aujourd'hui le journaliste. Elle lui vaudra aussi une belle engueulade du réalisateur. "Je lui ai dit que je ne voulais pas que ce soit moi en une. Or là, on ne peut pas faire plus gros...", peste encore aujourd'hui celui qui s'était fait connaître deux ans plus tôt avec Métisse

Cette anecdote illustre le malentendu naissant entre le réalisateur et les journalistes. A Cannes, Mathieu Kassovitz, qui n'aime pas la promotion, enchaîne les interviews. Radio, quotidiens, hebdomadaires, télévisions, tout y passe. Saïd Taghmaoui, Shurik'n – membre du groupe de rap IAM – et lui ont même pris l'avion pour retourner à Paris, la veille de la projection du film, pour participer à l'émission de Bernard Pivot "Bouillon de Culture", afin d'y évoquer la banlieue. "Cela m'avait choqué que Bernard Pivot, un homme de lettres que j'admire, n'arrive pas à prononcer correctement NTM, s'étonne encore aujourd'hui le réalisateur. On était dans un autre monde." 

On n'était pas prêts pour la médiatisation. On a découvert les photographes qui t'insultent pour que tu tournes la tête vers eux pour avoir la bonne photo.

Mathieu Kassovitz, réalisateur

à franceinfo

Le décalage entre ces jeunes artistes, venus défendre un film sur les quartiers, et le monde des médias éclate. "Personnellement, être à Cannes me fait flipper. Ça me fait peur d'être confronté à ce genre de situations (être interviewé par un journaliste)", concède Vincent Cassel à l'époque"Mais dans 99% des cas, ça s'est très bien passé avec la presse", tempère Mathieu Kassovitz.

Les 1% restants ? Une entrevue avec un journaliste qui lui soutenait que Hubert, joué par Hubert Koundé, tuait Notre-Dame, le policier interprété par Marc Duret, à la fin du film. "Je lui ai demandé pourquoi il avait créé ça dans sa tête ?", explique le réalisateur. La conversation se terminera dans les larmes (de l'intervieweur). Mathieu Kassovitz ne goûtera pas non plus le traitement réservé au film par le magazine VSD. "L'hebdomadaire avait sorti un article 'Apprenez à parler banlieue'. J'ai dit aux journalistes que je n'avais pas aimé ce qu'elles avaient fait, qu'elles n'avaient pas compris le message qu'on voulait faire passer", se rappelle-t-il. "J'ai une grande gueule et je n'avais pas peur de dire aux journalistes qu'ils avaient tort", résume-t-il. 

Les copains d'abord

A Cannes, Mathieu Kassovitz, Christophe Rossignon et le trio Cassel-Taghmaoui-Koundé ne sont pas venus seuls. "On a invité des gens qui ont travaillé sur le film, des gens de Chanteloup, retrace le producteur. On voulait respecter la dimension collégiale du film." Ainsi, François Levantal, qui joue le dealer Astérix, ou encore Marc Duret sont de la partie. "Je n'avais travaillé qu'une journée sur le film, le dernier jour du tournage. Je me retrouve à Cannes et je n'ai toujours pas compris ce qu'il s'est passé", s'amuse François Levantal.

"C'est parti en vrille, l'hôtel Martinez doit encore se rappeler de ce mélange de gars du cinéma et de 'cailleras'", rigole-t-il. "C'était la banlieue qui débarque à Cannes, synthétise Marc Duret. Il y avait une volonté de faire connaître ce monde à celui du cinéma." Des rappeurs sont également de la partie car le long-métrage s'accompagne d'un disque – lui aussi devenu culte – La Haine, musiques inspirées du film. "Nous sommes arrivés à Cannes sans argent, avec 40 lascars", se remémore dans So Film Laurence Touitou, ancienne boss de Delabel, la maison de disques à l'origine du projet. Parmi eux figure aussi Nuttea, qui apparaît sur le titre d'IAM, La 25e image.

"J'étais un jeune artiste qui débarquait et j'étais autant émerveillé que consterné", affirme-t-il. Car la joyeuse troupe détonne dans l'univers cannois, attire les regards, les réflexions et, parfois, la bêtise.

Je portais des dreadlocks et j'étais inconnu du grand public. J'ai entendu quand je marchais dans la rue : 'Tiens il y a Yannick Noah' ou encore 'C'est qui ce nègre ?' C'est la première fois qu'on parlait de moi comme ça.

Nuttea, artiste reggae

à franceinfo

Mathieu Kassovitz se souvient lui d'un "joyeux bordel". L'équipe se laisse porter par l'euphorie. "On est vite devenus les chouchous du Festival. Cannes a besoin de ça, on a fait partie de cette énergie, on a apporté de la fraîcheur, assure le réalisateur. C'était la fête, on sentait que les gens nous aimaient bien." Toute la bande se prépare dans la bonne humeur à la projection du 27 mai. Encore faut-il que tout le monde ait une place.

Une tâche délicate à laquelle Christophe Rossignon va s'atteler en négociant avec le chef du protocole. "Il me fallait 100 places, on ne m'en donne que 50. Je négocie, j'insiste. Il finit par m'en donner 30 de plus en me disant qu'il fait un gros effort", sourit le producteur. Mais ce dernier ne lâche rien et assure qu'il ne laissera "personne sur le carreau". "Au bout de dix minutes, il me donne des places prévues pour d'autres, cinq par-ci, cinq par-là et me dit 'Sortez et ne dites jamais ça à personne'."

Toute l'équipe de "La Haine" juste avant de monter les marches du Festival de Cannes le 27 mai 1995. (POOL ARNAL/GARCIA/PICOT / GAMMA-RAPHO / GETTY IMAGES)

Tenue correcte exigée

Le protocole cannois est assez strict et ne badine pas avec la tenue lors de la montée des marches : smoking pour les hommes ou robe de soirée pour les femmes. "Pour un film intitulé La Haine, le protocole s'est un peu inquiété", glisse Christophe Rossignon. Certains s'y prêtent volontiers : "J'ai des origines un peu 'bourges', j'étais assez respectueux des codes, donc je n'avais pas honte du costume", assume François Levantal qui, comme Marc Duret, arbore un smoking pour l'occasion.

Mais cette tenue correcte exigée n'était pas forcément dans les plans de tout le monde. "Je ne supporte pas les protocoles, confie Mathieu Kassovitz. Je me disais 'Je m'en fous, j'y vais en t-shirt'." Mais une heure avant la projection, il découvre que tout le monde est sur son 31, sauf lui. "Hubert était nickel, sapé comme un prince, Vincent et Saïd aussi étaient apprêtés", précise le producteur. Panique chez le réalisateur, qui court dans la première boutique venue. "J'ai vu un mannequin dans la vitrine, je suis entré, j'ai dit au vendeur 'Je veux ça'. Il m'a répondu que ça ne se passait pas comme ça, qu'il fallait faire des retouches... Je lui ai rétorqué 'Non, je le prends'". Et voilà comment le réalisateur s'est retrouvé avec une veste verte à carreaux et une cravate à pois sur le tapis rouge.

Il était habillé comme un clown alors qu'il aurait pu être tellement beau.

François Levantal

à franceinfo

Les rappeurs, eux aussi, ont dû respecter le protocole. "On a été louer des costards et des chaussures pour tout le monde. Je me souviens des essayages, des manches trop longues et de certains rappeurs comme Shurik'n pour qui il était hors de question de porter un costume. Christophe Rossignon me disait : 'Laurence, il faut qu'il mette son costume.' Je lui répondais : "Je ne peux plus là, j'ai tout essayé." C'était un moment anthologique", raconte à So Film Laurence Touitou. Nuttea s'y est plié et a pu monter les marches en smoking "et baskets". "Les membres d'IAM, de leur côté, ont refusé. Et il n'ont pas monté les marches", précise l'artiste reggae.

Au pied des marches, Christian Caujolle, à l'époque directeur de l'agence VU, invité lui aussi pour avoir collaboré avec le réalisateur au livre Jusqu'ici tout va bien (éd. Actes Sud), se souvient des rires. "D'habitude, une montée des marches, c'est formel. Là, on se marrait de se voir en costumes, il n'y avait pas de hiérarchie, c'était un jeu." Auquel participe d'ailleurs Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture de l'époque. "J'ai voulu monter les marches avec eux, c'était un choix politique, souligne-t-il. C'était un sujet majeur et le film mettait le doigt sur un état de fait jamais mis au grand jour."

Le ministre de la Culture Philippe Douste-Blazy aux côtés d'Hubert Koundé, Mathieu Kassovitz, Vincent Cassel et Saïd Taghmaoui lors de la montée des marches du film "La Haine" le 27 mai 1995. (POOL ARNAL/GARCIA/PICOT / GAMMA-RAPHO / GETTY IMAGES)

L'ancien ministre n'a pas oublié la scène du miroir de Vincent Cassel, "inouïe", ni cette fin "affreuse". A ce propos, Marc Duret, assis à côté de lui durant la projection, se souvient le voir mettre sa main devant les yeux pour ne pas voir le dénouement. "Je lui ai dit 'Monsieur le ministre, c'est mon moment. Ne vous cachez pas les yeux', raconte l'interprète du flic Notre Dame. Il m'a félicité après, mais il avait été secoué par le film."

Standing ovation, merguez et François Truffaut

Quand les lumières se rallument après la projection, "c'est un coup de poing qu'on vient de prendre", lâche Michèle Ray-Gavras, productrice et membre du jury présidée cette année-là par Jeanne Moreau. L'équipe a droit à une standing ovation. "C'est un tonnerre d'applaudissements, on kiffe, on est debout, on s'embrasse, on s'enlace", se rappelle Christophe Rossignon. Puis tout le monde file profiter de la soirée organisée sur le parking de l'hôtel Palm Beach avec enceintes, barbecues et merguez, pour mieux rejouer la fameuse scène du toit. "Tout le gratin du cinéma est venu en pingouin et il y avait les mômes de la cité aussi", se réjouit Christophe Rossignon.

"Je ne me rappelle plus du tout de la soirée, mais je me suis bien comporté", rigole François Levantal. "Il y avait des merguez, mais aussi du champagne", sourit Christian Caujolle, et du "matos" – sous-entendu du shit –, précise un autre participant. "Ce n'était pas forcément la rencontre de deux mondes, Cannes et la banlieue, mais plutôt une sorte de reconnaissance, un regard différent sur ces gens originaires de cité grâce à la qualité du film", ajoute Christian Caujolle.

Le lendemain, pendant que l'équipe enchaîne encore les entretiens, le jury se retire pour délibérer sur le palmarès. "Très vite, on est tombés d'accord pour donner le prix de la mise en scène à Mathieu", retrace Michèle Ray-Gavras. La femme du réalisateur Costa Gavras se rappelle d'ailleurs d'un message laissé au rouge à lèvres sur la glace de la salle de bain par son fils, Romain, qui l'avait rejoint pour quelques jours : "Si Mathieu n'a pas de prix, ce n'est pas la peine de rentrer à la maison."

A l'époque, les Gavras et les Kassovitz sont voisins à Paris. Michèle Ray-Gavras a vu grandir Mathieu, elle ne peut contenir ses larmes quand il monte chercher son prix. "C'est la famille", souffle-t-elle. A 27 ans, au même âge que François Truffaut pour Les Quatre Cents Coups, il reçoit le prix de la mise en scène. "Mes parents étaient dans la salle, mon père [Peter Kassovitz, lui aussi réalisateur] n'a jamais eu ces honneurs et ne comprenait pas pourquoi j'avais fait ce film. Là, il a compris. Ce prix, c'était pour eux, raconte Mathieu Kassovitz. Après, mon père m'a dit 'C'est bon, tu as payé tes couches, tu ne ne me dois plus rien'." 

"Jusqu'ici tout va bien", ça fait partie de la culture nationale

L'accueil des forces de l'ordre avant la cérémonie, lui, est tombé dans les oubliettes. L'image a pourtant fait du bruit. Lorsque l'équipe du film monte les marches pour rentrer dans le palais des Festivals, les policiers présents pour assurer la sécurité montrent ostensiblement leur désaccord. "Je vois que les trois quarts nous tournent le dos. Sur le moment, j'hallucine de leur bêtise", souffle Mathieu Kassovitz. "Ils ont fait ce qu'ils ont voulu, mais ils n'avaient pas vu le film", regrette Christophe Rossignon, qui défend l'équilibre du long-métrage dans le traitement de la police.

Ils ont eu le cran de défendre leurs convictions, et je trouve ça très respectable. 

Mathieu Kassovitz

à franceinfo

Quatre jours après cette projection mémorable, le film sort en salles dans tout le pays. Et dépasse toutes les attentes. "Au départ, nous pensions tirer 50 copies. Après la sélection en compétition officielle à Cannes et le prix de la mise en scène décerné à Mathieu, nous sommes passés à 100 copies. En fait, dès le mercredi 7 juin, 260 copies seront en circulation", détaillait à l'époque Christophe Rossignon dans Le Monde. En fin de carrière dans les salles obscures, La Haine comptabilisera deux millions de spectateurs. Grâce au Festival, les ventes à l'étranger ont décollé. Le sous-titre et la traduction ont d'ailleurs occasionné de vrais fous rires au producteur. "Je ne suis pas 'fluent' donc pas forcément facile d'expliquer à quelqu'un comment traduire 'Ta sœur, elle suce des schtroumpfs'", rigole-t-il.

Aux Etats-Unis, c'est une certaine Jodie Foster qui a fait office de marraine. Elle a accompagné Christophe Rossignon et Mathieu Kassovitz dans leur promotion. "Elle m'avait envoyé un fax écrit par Steven Spielberg où il faisait une critique du film dans laquelle il faisait référence à Martin Scorsese", souffle, honoré, le réalisateur. De ce fax, il ne reste plus rien. Comme du prix cannois d'ailleurs, un papier enroulé dans du ruban rouge, reçu des mains de Jeanne Moreau. "Lors de la soirée après la cérémonie, j'ai ouvert le ruban et déroulé le parchemin. Il n'y avait rien dessus, j'étais choqué. On s'attend à un mot, un message, quelque chose d'important, mais non." Le papier est resté au fond d'une boîte de nuit de la Croisette. Le film, lui, a traversé les années. "'Jusqu'ici tout va bien', ça fait partie de la culture nationale, conclut Mathieu Kassovitz. Je suis super fier et vraiment chanceux d'avoir réussi ça avec un film politique."

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