De l'Adamant à "Averroès et Rosa Parks", le documentariste Nicolas Philibert poursuit son voyage dans la psychiatrie
Après avoir filmé le quotidien de l'Adamant, un bateau amarré quai de la Rapée à Paris, qui accueille de jour des personnes atteintes de troubles psychiatriques, Nicolas Philibert poursuit son travail en posant cette fois sa caméra au cœur de la psychiatrie, entre les murs d'un hôpital, dans les unités de soin Averroes et Rosa Parks de l'hôpital Esquirol à Saint-Maurice, en région parisienne, autrefois appelé "asile de Charenton".
En salles le 20 mars, Averroes et Rosa Parks est le deuxième volet d'un triptyque, qui se clôturera avec la sortie le 17 avril 2024 de La machine à écrire et autres sources de tracas.
Le film s'ouvre sur un plan aérien, qui survole des bâtiments bien alignés. On revient sur terre avec des patients qui regardent les images sur l'écran d'une tablette que leur présente le médecin. Ils commentent. Petit moment de vie. Ces moments de vie sont moins nombreux que sur l'Adamant.
Ici, on est au cœur du soin psychiatrique, et c'est essentiellement entre le patient et son thérapeute que Nicolas Philibert glisse discrètement sa caméra. "Pour moi c'était l'occasion de montrer un autre aspect d'une même psychiatrie, de cette psychiatrie qui essaye quand même, malgré tout, malgré tout ce qui l'écrase, d'accueillir la parole singulière des patients", confie le documentariste dans un grand entretien.
"On vit dans notre jardin"
Dans le premier entretien ils sont deux, face au patient, pour lui faire une proposition : un hébergement en colocation. Ils expliquent patiemment comment les choses pourraient se dérouler, répondent aux questions, recentrent les échangent sans brutalité quand le patient s'engage en boucle dans des discours délirants. Un discours construit autour de la pratique de sa religion, nourri d'un vocabulaire choisi, qu'il débite avec plus ou moins d'agitation.
On sent son inquiétude de quitter un environnement qui le sécurise, même si parfois comme d'autres, il en a marre de la psychiatrie. "On est en guerre contre nous-même, on rumine, on a besoin d'oxygène. Déjà dehors pour nous c'est irrespirable, alors si à l'hôpital on ne peut pas respirer, on est foutu ! Même pour les soignants, ce n'est pas bon non plus d'entendre parler de psychiatrie toute la journée", affirme Olivier lors d'une réunion "soignants-soignés".
"On vit dans notre jardin". Des phrases comme celle-ci, énigmatiques, poétiques, chargées d'une souffrance incompressible, jaillissent souvent, à l'improviste de la bouche de ces êtres qui citent volontiers les philosophes.
"Elle a des oreilles partout"
"J'ai peur. Elle me brutalise", souffle de sa voix rauque Laurence, une vieille dame recroquevillée sur sa chaise, le visage penché vers celui, incliné et tout proche, du médecin. "Elle a des oreilles partout. J'ai tellement peur que j'ai envie de crever pour ne plus souffrir", ajoute-t-elle.
Des patients, on en retrouve certains déjà croisés sur l'Adamant. Les séances se déroulent dans un bureau, parfois dehors, sur un banc. Le patient parle, le psychiatre écoute, relance, tente de creuser, de rassurer. "J'ai un visage qui fait peur", affirme l'un d'eux, ses yeux immenses et doux fixés sur son interlocutrice. "Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?", lui demande la jeune interne, un visage de madone éclairé par la lumière qui vient du dehors.
On entend aussi Monsieur Clichy, qui parle de souffrance au travail et qui voudrait bien payer des impôts, pour avoir "une identité sociale". On entend François, déjà croisé sur l'Adamant, qui parle de ses rêves d'enfant. Il voulait être footballeur professionnel, mais son père n'a rien voulu savoir.
Plus tard, deux médecins écoutent un professeur en burn-out. Il se dit "juif boudhiste", et "caméléon de la métaphysique", et leur fait part de ses projets de réforme pour l'Education nationale. "J'ai bien conscience d'être complétement mégalomane", dit-il. Entre deux entretiens, des images des couloirs, du jardin. Un homme marche sur ses mains, un autre joue de la guitare.
"Tu ne vas pas commencer à m'embêter avec ta réalité"
Olivier, qu'on avait vu dessiner sur l'Adamant, explique qu'il a retrouvé son père, son grand-père, sa grand-mère, parmi les patients de l'hôpital. Il répète aussi qu'il veut s'occuper de ses filles. Il en a deux, élevées dans deux familles différentes. La psychiatre reprend, reformule, tente de raccrocher le discours à la réalité.
Sa mère est là, entre Olivier et la thérapeute. "C'est logique", lâche-t-elle. "Mais ce n'est pas la réalité" dit-elle avec douceur à son fils. "Tu ne vas pas commencer à m'embêter avec ta réalité", répond le jeune homme. Le sourire de cette mère, plein de tendresse, plein de tristesse, suffit à lui-seul à exprimer la douleur sourde des familles.
"On essaie d'accompagner les patients vers ce qui les mène vers la vie", explique un médecin au cours d'une réunion avec les patients. Un travail que la caméra de Nicolas Philibert, beaucoup plus effacée ici que sur l'Adamant, capte avec respect. Respect pour les lieux, respect pour les soignants, respect pour les patients. Les cadres sont fixes, souvent en plans moyens. Ils se font plus proches quand l'échange se resserre, visages filmés comme des paysages tourmentés, ou plus larges quand il faut respirer.
"Je veux la paix"
Après Sur l'Adamant, Ours d’Or au Festival de Berlin en 2023, ce deuxième film de la trilogie éclaire un autre aspect de la psychiatrie, celui du soin et d'une psychiatrie qui n'a pas renoncé à écouter, au sein même de l'hôpital, la parole du patient.
Même s'il est plus en retrait, Nicolas Philibert, dont on sent en permanence la présence dans le hors champs, est bien là pour nous accompagner dans ce voyage. Une présence qui lui permet une fois encore de saisir, l'air de rien, et sans déranger, la quintessence d'une humanité cabossée, fragilisée, pleine de questionnements, et de fouler les terres étranges de la maladie mentale.
"Je vous remercie de vous occuper de moi", finit par lâcher la veille dame effrayée du début. "Je veux la paix", dit-elle, refermant par ces mots la porte entrouverte sur la folie, et à travers elle sur l'état du monde et des hommes, par ce nouveau documentaire captivant de Nicolas Philibert.
La fiche :
Genre : documentaire
Réalisateur : Nicolas Philibert
Pays : France
Durée : 2h23 min
Sortie : 20 mars 2024
Distributeur : Les Films du Losange
Synopsis : Averroès et Rosa Parks : deux unités de l’hôpital Esquirol, qui relèvent - comme l’Adamant - du Pôle psychiatrique Paris-Centre. Des entretiens individuels aux réunions « soignants-soignés », le cinéaste s’attache à montrer une certaine psychiatrie, qui s’efforce encore d’accueillir et de réhabiliter la parole des patients. Peu à peu, chacun d’eux entrouvre la porte de son univers. Dans un système de santé de plus en plus exsangue, comment réinscrire des êtres esseulés dans un monde partagé ?
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