: Grand entretien "Mon cinéma, c'est un cinéma de la rencontre" : le documentariste Nicolas Philibert donne à voir cette psychiatrie "qui essaye d'accueillir la parole singulière des patients"
L'espace est paisible, beaucoup de livres, de la lumière. Yeux bleus pleins de patience, cheveux blancs dressés sur la tête, sous la moustache, un sourire qui invite à entrer, c'est chez lui, à Paris, que Nicolas Philibert, le réalisateur d'Être et avoir (2002) nous accueille pour parler de ses deux derniers films.
Après Sur l'Adamant, le cinéaste poursuit son travail documentaire sur la psychiatrie avec Averroès et Rosa Parks, qui sort le 20 mars, tourné au sein de deux unités de soin de l'hôpital Esquirol en banlieue parisienne et La machine à écrire et autres sources de tracas, une tournée dans l'intimité des patients. Ce dernier volet du triptyque consacré au Pôle psychiatrique Paris Centre, sort le 17 avril. Une rétrospective consacrée à l'oeuvre de Nicolas Philibert est également programmée à la Cinémathèque de Paris du 18 au 31 mars 2024.
franceinfo Culture : Pourquoi avez-vous décidé de filmer un prolongement à votre film Sur l'Adamant ?
Nicolas Philibert : Le projet initial, c'était un seul film, et c'est en cours de route que l'idée de faire deux autres films a surgi. Cela aurait été une erreur de montrer l'Adamant comme un îlot isolé, parce que ce n’est pas ça. L’Adamant est une structure parmi un ensemble qui forme le Pôle psychiatrique Paris Centre. En France, la psychiatrie est sectorisée, ça signifie que si vous habitez dans tel arrondissement de Paris et que tout d'un coup vous souffrez de troubles psychiques et que vous avez besoin de consulter, vous serez orienté vers tel CMP (Centre médico-psychologique, NDLR), ou tel centre de jour, et si besoin, vers vers tel hôpital. Donc il fallait au moins faire comprendre ne serait-ce que par allusion que l’Adamant n’était pas un lieu isolé, mais une partie d’un ensemble. On comprend à travers une conversation que François, l'homme qui chante la bombe humaine au départ de Sur l'Adamant arrive de l'hôpital, et qu'il va y retourner. Olivier, cet homme qui dessine ses deux filles jumelles à l'atelier dessin, et qu'on reverra plus tard dans le film quand il va pour la première fois tenir la buvette, arrive lui aussi de l'hôpital.
Bref, j'ai pensé que c'était important de faire comprendre qu’il y avait cette circulation dans cet ensemble, que c'est un tout dans lequel les patients naviguent, circulent, et que cette circulation est drôlement importante. Ça m'a conduit à rendre visite à l’hôpital à ces quelques patients que je filmais sur l’Adamant et qui étaient hospitalisés, en me disant que peut-être, à travers eux, je pourrais montrer cette circulation. Et puis, de fil en aiguille, ces visites que je leur faisais se sont transformées en repérages. J'ai commencé à parler avec d'autres patients, à rencontrer les équipes. Et l'envie de faire un deuxième film, à l'hôpital cette fois, a commencé à surgir. Comme le tournage sur l’Adamant se passait bien, le responsable du pôle Paris Centre, un psychiatre, a très spontanément accepté que je fasse ce second film à l'hôpital.
Ce n’est pas trop difficile de rentrer une caméra dans un hôpital psychiatrique ?
Ce n'est pas simple. Mais je dirais, heureusement que ce n’est pas facile. Au début, j'ai surtout filmé un peu l'atelier journal, la bibliothèque, la buvette. C'était une sorte d'introduction, un moyen de prendre contact avec les uns et les autres, dans l'idée de faire autre chose, ensuite. Comme la bibliothèque, les ateliers, sont animés par des soignants qui sont basés sur l‘Adamant je les connaissais, et c'est un peu grâce à eux que j'ai mis le pied à l'hôpital. J'y allais d'une manière un peu irrégulière. J’étais en train de monter le film Sur l'Adamant et donc de temps en temps j'allais y passer une journée.
Comment avez-vous procédé, pour filmer les entretiens ?
Pour les entretiens, j'ai choisi bien sûr les personnes avec qui j’avais un bon lien. Je ne me suis pas adressé à des patients qui me semblaient trop délirants, à des patients qui venaient d'arriver, ou à des personnes qui n’allaient vraiment pas bien. Je voulais plutôt filmer des personnes dont je pensais qu'elles seraient à même de pouvoir être pleinement conscientes de ma demande.
"Il y a des gens en psychiatrie qui sont très demandeurs pour être filmés, mais ils ne se rendent pas compte des effets que cela peut avoir sur eux-mêmes, sur leur avenir."
Nicolas Philibertà francenfo Culture
Je voulais des patients qui pourraient, en connaissance de cause, dire oui ou non à ma demande. Donc j'explique toujours les tenants et aboutissants. J'explique que c’est un film qui sortira dans les salles, qu’on les verra sur un grand écran, puis qu’il sera sur les plateformes, puis en DVD, à la télé... Et je leur explique aussi que s’ils acceptent, ils n’auront pas de droit de regard sur le montage. Donc ce que je demande aux gens, c’est de me faire confiance, et ce n'est pas rien. On vous fait une belle confiance et vous portez une responsabilité. Parce que filmer c'est enfermer. Je vous filme, je vous enferme, je vous fige dans le temps et dans l'espace. Donc il y a là une responsabilité.
Vous en avez discuté aussi avec les soignants ?
Je disais à tel ou tel soignant, voilà j'ai en tête tel ou tel patient. Qu'est-ce que vous en pensez si je propose à telle personne ? Et ils me répondaient parfois que c'était une bonne idée, et d'autres fois aussi que peut-être ça valait la peine d'attendre un peu.
Comment est née l'idée de faire La machine à écrire, le troisième film de la trilogie ?
À peu près au même moment, j'ai appris qu’il y avait un petit groupe de quelques soignants bricoleurs qui vont régulièrement chez tel ou tel patient qui se trouve tout d'un coup confronté à un problème domestique. Ils prennent une caisse à outils et ils essayent d'aider la personne à réparer ce qu'il y a à réparer. On comprend bien que c'est en même temps un prétexte pour prendre des nouvelles et pour aider la personne à retrouver un peu d'élan, au fond.
Et une manière pour vous d’entrer dans l’espace intime des patients ?
Oui, absolument. Cette question de l'espace est très importante parce qu'on est tous extrêmement sensibles à l'espace, aux espaces. On voit bien qu’entre l'Adamant et l'hôpital, on n'est pas au même endroit. Les espaces sont chaque fois très fortement caractérisés. L’Adamant, son emplacement sur la Seine, la proximité de l'eau, la beauté des matériaux, la chaleur du bois, les grandes baies vitrées. L'hôpital bon, c'est un lieu plus âpre. Encore que cet hôpital Esquirol, quoique très dégradé, n'est pas le pire environnement. Il y a des lieux bien pires, bien plus glauques. Il y a des patios, donc un peu de verdure, quelques arbres, cette serre où ont lieu les réunions "soignants/soignés", qui est un endroit que les soignants ont aménagé. Ils y ont mis beaucoup de plantes, des rayonnages, il y a plein de livres, des romans, de la philosophie, de la poésie, des fauteuils, une armoire pleine de crayons, et de feuilles de papier, du matériel pour dessiner, des jeux, une cafetière. Il y a une petite buvette. Enfin voilà. Ils en ont fait un endroit d'accueil agréable, qui est très lumineux.
Mais ce n'est pas là-dessus que vous attardez le plus. Dans "Averroès et Rosa Parks" vous vous êtes concentré sur les entretiens des patients avec les soignants, pourquoi ?
Je n'avais pas envie de faire un film trop proche du film que j'ai tourné sur l'Adamant. Pour moi c'était l'occasion de montrer un autre aspect d'une même psychiatrie, de cette psychiatrie qui essaye quand même, malgré tout, malgré tout ce qui l'écrase, d'accueillir la parole singulière des patients, et qui tente de les aider à renouer, à retisser un lien avec la cité. Dans chacun des trois films, je montre un aspect de cette psychiatrie. Une psychiatrie humaine, une psychiatrie qui repose en grande partie encore, sur la parole. Une psychiatrie qui considère que les médicaments, ça ne suffit pas.
En quoi cette psychiatrie est-elle menacée ?
Cette psychiatrie-là est en passe de s'effondrer faute de moyens. Faute de moyens humains. Faute de lits. Faute d'attractivité pour les médecins, pour les soignants. Quand vous êtes infirmier en psychiatrie et que peu à peu vous voyez que ce pour quoi vous avez voulu faire ce métier vous n'arrivez plus à le faire parce que vous êtes assailli par la paperasse, des tâches administratives, des tableaux Excel à remplir, des comptes rendus à faire, que vous êtes de moins en moins nombreux et que donc vous avez, années après années, de moins en moins de temps pour écouter les patients, pour être avec eux, pour créer du lien, ou animer un atelier, quand vous apercevez que vous êtes de plus en plus comme une sorte de surveillant et que du coup, les patients sont livrés à eux-mêmes et tournent en rond dans la cour ou dans le patio, et bien vous finissez par déserter ce métier.
Les difficultés dans le monde hospitalier, ce n’est pas le sujet de vos trois films mais est-ce que c'est une des raisons pour lesquelles vous les avez réalisés ?
Sans doute. Ce n’est pas le sujet parce qu’en effet, je n'ai pas choisi de faire un film pour dénoncer mais plutôt pour énoncer quelque chose, pour montrer précisément à travers ces quelques lieux, qu’il y a encore des gens qui résistent à cet écrasement, à cet effondrement, et qui essaient de pratiquer cette psychiatrie-là. Aujourd'hui, tout le monde sait que le système de santé en France va mal. Donc je n'avais pas forcément envie d'enfoncer des portes ouvertes. Une des patientes, une jeune fille, raconte qu’elle n'ose pas aller voir les infirmiers parce qu'ils sont débordés. Ils courent tout le temps, les psychiatres courent tout le temps. Elle le dit. Un autre patient le dit aussi à un autre moment d'une manière plus véhémente. Donc je trouvais que c'était plus intéressant que ça soit dans la bouche des patients plutôt que de filmer un discours. Le système est malade, ça, on le sait. En revanche, ce qu'on n'entend pas souvent, c'est la parole des patients. Et c'est ça que j'avais envie de donner à entendre. Parce que les rencontres qu'on fait en psychiatrie sont souvent des rencontres très étonnantes, déroutantes aussi parfois, questionnantes, Elles ne nous laissent pas indifférents, loin de là.
Pourquoi ?
Ces patients ont toujours un lien avec le réel, un lien avec notre monde. Il y a ces clichés, où les personnes qui sont en psychiatrie sont vues comme des gens complètement hors sol, potentiellement dangereux, agressifs. J'avais profondément envie de travailler sur ces représentations-là, de déconstruire ces représentations. En psychiatrie, on rencontre des gens qui sont souvent des hypersensibles, parfois des gens qui sont à même de parler de ce dont ils souffrent avec une très profonde, une très grande lucidité. Ce sont souvent des gens intelligents, très intelligents, parfois très cultivés et qui en commun d'avoir une grande porosité aux choses et à la violence du monde, quand nous, nous arrivons ici ou là à nous en protéger.
Réaliser ces films, c'est aussi une manière de montrer aussi cette violence à travers leur parole ?
Oui. Ils expriment des peurs, des angoisses qui sont parfois semblables aux nôtres. Peut-être en plus exacerbées. Mais je pense à cet homme qui dit qu’il aimerait pouvoir retravailler et payer les impôts pour retrouver une forme de citoyenneté, sans quoi il n'est rien. Il se sent être “rien”. Je pense à cet autre qui parle de la peinture de son immeuble qui contiendrait du plomb et de l'amiante. Et ça l'angoisse, de même que la guerre russo-ukrainienne l'angoisse. À tel point qu'il fait sa valise et qu’il vient de lui-même à l'hôpital.
"Il y a certains de ces patients qui donnent l'impression d'être perpétuellement en quête de sens."
Nicolas Philibertà franceinfo Culture
Toutes ces questions qu'ils se posent sont loin d'être des mauvaises questions. D’une certaine manière, nous, on tourne le dos à plein de questions. Il y a tellement de choses, pour tenir, qu'on refuse de regarder en face. Et souvent, les patients, eux, affrontent ces questions. Et pour ces raisons-là, ils sont intranquilles.
On rit aussi parfois, et surtout on est frappé ce que racontent ces patients, on est frappé par la langue, par la manière dont ils jouent tous avec les mots, avec la polysémie des mots, on est frappé par la poésie qui les habite. Ce sont des choses auxquelles vous êtes sensible ?
C'est pour moi essentiel ce que vous soulevez là, parce que je suis très attaché à la parole, à ces échanges, à, comme vous dites, la polysémie des mots, à la manière dont chacun a sa propre grammaire. Comment chacun construit ses phrases, les tourne.
"Les mots qu'on évite de dire, ceux qu'on répète. Les gestes, les mimiques, les silences, les regards, la manière d'occuper l'espace. Les intonations, les timbres des voix. Je suis extrêmement attaché à ça. J'aime filmer ça."
Nicolas Philibertà franceinfo Culture
Je trouve que la télé, et certains films aussi, malheureusement, écrasent tout ça par le montage, par un montage extrêmement haché, comme si n'existait plus que le sens. Alors que pour moi, ce qui fait sens c'est tout ça, c'est tout ce que la transcription écrite efface, et qui revient quand on filme, qui est présent quand on filme.
C’est aussi la raison pour laquelle la plupart du temps le cadre est fixe, pour laisser vivre les moments à l’intérieur de ce cadre ?
Mais oui, j'essaie de ne pas trop hacher en tout cas. C'est vrai que le film prend du temps, prend son temps, laisse se développer une parole, avec ses creux, ses pleins, ses pleins et ses déliés, on pourrait dire, ses moments suspendus. Averroès est un film qui joue beaucoup de ça dans la construction aussi.
De quelle manière ?
Prenez le premier entretien avec Monsieur Obadia. Monsieur Obadia est très volubile et il parle vite, il relance tout le temps, il pose plein de questions. Cet entretien qui est long, qui fait 16 minutes, c'est un flot de paroles. Celui d'après, avec Monsieur Rufinel, c'est l'inverse. Il y a des silences, des temps, des regards, des regards profonds. Le temps est suspendu. La jeune femme qui est en face le relance, il met du temps à répondre, il pèse ses mots. J'ai joué beaucoup de ça. Ce qui me fait choisir de mettre les entretiens dans un certain ordre, ce n'est pas seulement, et peut-être même assez peu, le sens. C'est en tout cas aussi toutes ces questions de rythme, de timbres de voix qui déterminent le montage.
C'est la musique que font toutes ces personnes que vous arrangez un peu comme une partition en fait ?
Mais oui, absolument. C'est tout à fait ça. J'ai réalisé un film à la Maison de la radio, qui joue énormément là-dessus. D'une certaine manière, oui, pour moi, le montage, c'est comme une partition musicale, c'est du même ordre.
Ce film est un documentaire, vous réalisez des documentaires, mais tout ce que racontent ces personnes, leur monde, ce n'est pas si éloigné que cela d'une certaine forme de fiction non ?
La parole, c'est le territoire de la fiction. D'une certaine manière, c'est un territoire de fiction parce que quand on parle, on invente. On exagère telle ou telle chose. Bref, raconter ce qu'on voit, raconter ce qu'on a vu, que ce soit par écrit ou par la parole, c'est remodeler le réel. C'est réinventer les choses, c'est réinventer le monde, c'est réécrire le réel. Le documentaire, c'est une autre façon de faire de la fiction, parce que mettre une caméra quelque part, c'est déjà un choix subjectif. Un autre cinéaste mettra à sa caméra à côté, ou ailleurs, ou sur l'épaule, ou s'intéressera à des choses que qu'on n’a pas vues. Raconter, c'est souvent réinventer. C'est donc une forme de fiction.
Mais comme Joy Sorman avec son livre "A la folie", vous faites partie de l'histoire ?
Ce qu'il y a de commun entre le livre de Joy Sorman et mes films, en particulier Sur l’Adamant, et La machine à écrire, c'est que la rencontre se fait par elle dans son livre, et par moi dans les deux films en question. Au fond, chez moi, le sujet c’est la rencontre. Dans mes films c’est ça. Mon cinéma, c'est un cinéma de la rencontre.
"Je fais des films pour aller à la rencontre d'un groupe, d'un collectif, d'un lieu, pour essayer de comprendre ce qu'on pourrait avoir en commun, ce qu'on pourrait avoir envie de se dire, pour essayer de comprendre ce qui me rapproche d'eux ou m'en distingue, c'est ça mon cinéma au fond."
Nicolas Philibertà franceinfo Culture
Le film n'est pas construit à partir d’un “vouloir dire”. Surtout pas. Mon travail consiste à essayer de faire surgir des choses, à essayer de faire naître des choses devant la caméra, à faire en sorte que les personnes qui sont là aient envie de nous donner quelque chose, de jouer le jeu, de jouer avec nous si j'ose dire, d'en être. Je suis celui qui essaie de faire naître ce désir-là chez les personnes qui sont là, celui qui essaie d'aller “à la rencontre de”, ou qui “fait un film avec”. Et je pense que dans le livre de Joy Sorman, il y a quelque chose d’un peu équivalent. Elle existe dans son livre, elle raconte les rencontres qu'elle fait.
Vous êtes à l'intérieur, et pas en surplomb, quand vous filmez ?
Je me sens concerné, je me sens interpellé. Je suis très souvent profondément touché par les personnes qu'on rencontre, dans ces lieux-là. Elles nous renvoient, elles me renvoient à moi-même. Je pense que ces personnes peuvent nous renvoyer à nos propres fragilités. Les spectateurs, c'est comme si je les prenais par la main en disant : Venez, il y a des personnes drôlement intéressantes à rencontrer, allons-y, venez !
- Averroès et Rosa Parks, sortie le 20 mars 2024.
- La machine à écrire et autres sources de tracas, sortie le 17 avril 2024.
- Rétrospective Nicolas Philibert, La Cinémathèque française, du 18 au 31 mars 2024.
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