: Grand entretien "Sans le cinéma, je serais devenu fou", confie Rithy Panh, le réalisateur de "Rendez-vous avec Pol Pot"
Avec ce film de fiction, qui figurait dans la sélection du Festival de Cannes 2024, le réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh ajoute une nouvelle pierre à son travail de mémoire sur l'histoire de son pays. Rendez-vous avec Pol Pot, en salles le 5 juin, est l'histoire du séjour sous haute surveillance au Kampuchéa démocratique de trois Français : une journaliste, incarnée par la comédienne Irène Jacob, un photographe et un militant d'extrême gauche sympathisant du régime.
Au fil de leurs visites très encadrées, ils découvrent peu à peu ce qui se cache derrière les discours officiels et les décors factices qui leur sont présentés.
Rencontré à Cannes, Rithy Panh a confié à Franceinfo Culture ce qui a motivé la réalisation de ce long-métrage de fiction, ses choix de mise en scène et son rapport quasi vital au cinéma.
Franceinfo Culture : Pourquoi vous aviez envie de raconter avec cette histoire ?
Rithy Panh : Parce qu'il y a pas mal de gens qui ont visité le Cambodge à cette époque-là, des Occidentaux, comme les trois personnages du film, mais aussi des gens des "pays frères", qui étaient invités, des gens du Parti communiste français par exemple. Et pourtant, je n'ai jamais lu de livres qui témoignaient de ce qu'ils ont vu là-bas. Ils se sont tus jusqu'à aujourd'hui. Il y a aussi ces intellectuels qui, dans la pureté de leur pensée, dans la pureté des idées, continuent à défendre l'indéfendable.
Encore aujourd'hui ?
Oui, encore aujourd'hui. Pour vous dire, j'ai repris des éléments de discours d'un homme politique français d'aujourd'hui, que j'ai glissés tels quels dans la bouche d'un des acteurs qui joue un Khmer rouge dans le film, et personne n'a rien remarqué !
Comment avez-vous choisi les profils des trois personnages du film ?
Je voulais parler de l'idéologie, de ce que c'est que l'idéologie. Donc il y a l'intellectuel, le sympathisant du régime, parce que les gens comme lui ont sincèrement cru à cette utopie, à la liberté des peuples, à cette idée de rendre le pouvoir au peuple. Et puis, il y a une journaliste, qui s'interroge : qu'est-ce qu'elle doit dire, qu'est-ce qu'elle doit voir ? Qu'est-ce qui est visible, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qu'est-ce que le silence, qu'est-ce que la manipulation ? Elle tente de poser des questions mais si elle demande trop, elle peut mettre en danger les autres, les personnes qu'elle interroge, et peut-être aussi son amie traductrice, avec qui elle a travaillé autrefois et dont elle n'a plus de nouvelles. Et puis, il y a le photographe, qui ne parle pas beaucoup, mais qui voit. Peut-être parce qu'il a traversé des conflits en Afrique, qu'il a vu la famine en Éthiopie ou l'arrestation de Lumumba... Peut-être qu'à cause de tout ça, il voit des choses que les autres ne voient pas.
En plus, il est photographe, c'est l'œil de ce trio non ?
Oui, il voit, il détaille, il creuse, il sent et il trouve. La suite, je ne vais pas la raconter, il faut aller voir le film...
En fait, on ne leur montre rien, tout est faux ?
Oui, c'est presque un théâtre, c'est ce fameux "village Potemkine". Et c'était vraiment comme ça. Quand je vois certaines photos des communistes européens qui voyageaient dans ces pays-là à cette époque-là, c'était carton-pâte et pourtant, ils y ont quand même cru.
Ils voulaient y croire peut-être coûte que coûte, non ?
Oui, peut-être. Mais surtout tout était contrôlé, comme pour les trois personnages du film. On ne peut pas faire un pas de côté sans que quelqu'un intervienne, ou interprète, ou dicte ce qu'il faut dire ou ne pas dire. D'ailleurs, souvent, ce n'est même pas nécessaire, tellement les gens ont peur.
"Je trouve qu'aujourd’hui, la guerre de la communication sur les réseaux sociaux pose exactement les mêmes questions. Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui n’est pas vrai dans tout ce que l'on voit, dans tout ce qu'on nous raconte ?"
Rithy Panhà franceinfo Culture
Ce qui a changé aujourd'hui, c'est la vitesse. On nous somme de choisir notre camp immédiatement. Il faut tout de suite se positionner, sans prendre le temps de réfléchir. Il y a des professionnels qui font ça très bien, qui détournent l'information, qui manipulent les symboles et les mots, qui vous intiment l'ordre de choisir. C'est pour ça que c'est très important de dire aux gens : vous avez droit de faire trois pas en arrière. La technologie existe, cherchez les informations, et essayez de comprendre. Aujourd'hui, on a les moyens de vérifier.
Alors que pour les trois personnages, on voit bien qu'à l'époque, c'était beaucoup plus compliqué de rechercher la vérité ?
Oui. Ils sont sur le terrain, il n'y a aucune communication avec l'extérieur, et ils risquent leur vie.
Ce que montre votre film, c'est aussi le pouvoir du langage, des mots, non ?
Oui, c'est intéressant d'observer le langage. Les Khmers rouges ne disaient pas "tuer", ils disaient "détruire". Et détruire, c'est plus que tuer. Quand on tue, il reste un cadavre, on rend un cadavre à la famille. Quand on détruit, il ne reste rien. Les mots sont des âmes, et les politiques savent très bien que les mots sont des âmes et savent s'en servir pour chauffer le peuple. Le peuple fonctionne à l'émotion, et certains en profitent pour le manipuler.
"On va peut-être penser que mon film est un film sur l'horreur, mais ce n'est pas ça le sujet. Le sujet, c'est la manipulation, l'idéologie, le langage et le rôle de chacun là-dedans."
Rithy Panhà franceinfo Culture
Il faut se mettre à la place des trois personnages du film et essayer de comprendre leur cheminement. Peut-être que quelques jours après avoir vu le film, les choses vont prendre un autre éclairage, et peut-être que cela donnera matière à discuter, à débattre.
Vous avez réalisé de nombreux documentaires sur cet épisode de l'histoire du Cambodge. Votre nouveau film aborde une fois encore cette question, mais cette fois, sous forme de fiction, pourquoi ?
J'ai réalisé pas mal de documentaires. C'était important et nécessaire de le faire. C'est mon histoire, c'est l'histoire de mon pays, ça fait partie de ce que j'appelle le "travail de mémoire". Ce n'est pas un devoir, c'est un travail. Et comme c'est un travail, ça prend du temps. Ça prend des années, si on veut travailler correctement. Donc voilà, je suis parti sur une série de films documentaires.
"J'espère, et je le dis avec beaucoup d'humilité, que ce que j'ai écrit avec mon cinéma, avec du son et des images, fait partie du 'livre' collectif du Cambodge, parce qu'une fois qu'on a écrit, on peut tourner la page."
Rithy Panhà franceinfo Culture
J'ai aussi déjà fait des fictions, mais j'avais tant de films documentaires à faire sur cette histoire, que je n'ai pas trop eu de temps pour ça. La fiction, c'est le plaisir de travailler avec des comédiens superbes, de faire croire, de renouer avec le plaisir de faire jouer, de mettre en scène. Cela me permet de sortir un peu du documentaire, où il y a une forme de rigueur obligée. Avec la fiction, il y a plus de liberté, en tout cas, une autre forme de liberté. Cela permet aussi plus de légèreté, comme dirait Kundera, "une insoutenable légèreté" ou "une légèreté insoutenable".
Pensez pouvoir en avoir fini un jour avec ce sujet ?
Ne plus parler de ce sujet ? Cela me paraît un peu ambitieux. Il fait partie de ma vie. Quand je dis que j'aimerais faire une comédie, que j'aimerais faire une comédie musicale, je ne plaisante pas. Le cinéma m'a sauvé. Sans le cinéma, je serais devenu fou. J'ai appris à faire des films, j'ai appris à aimer faire des films. Après, il fallait choisir les sujets, et moi, je devais faire ces films sur le Cambodge. Je ne peux pas dire ça y est, que je ne ressens plus rien, que ça y est, c'est guéri. Non. Je le porterai en moi jusqu'à ma mort.
"C'est arrivé, ça m'est arrivé, c'est comme ça. La question est de savoir quoi faire de cette douleur, de cette mort qui est à l'intérieur de moi. Comment en faire quelque chose de digne. Comment rendre hommage à l'humain."
Rithy Panhà franceinfo Culture
Il me faut trouver une forme de langage cinématographique. J'essaie d'être l'élève de ceux qui ont expérimenté cette liberté avant moi, comme Charlotte Delbo, Chris Marker, des gens qui nous disent à travers leurs œuvres que la vie vaut la peine d'être vécue.
Vous avez donné une forme très particulière à ce film, très singulière, d'où cela vous vient-il ?
Si malgré tout, la vie vaut la peine d'être vécue, il faut que je trouve les formes de cinéma qui me conviennent. La fabrication d'un film, c'est un peu chacun selon sa trajectoire, chacun selon son histoire personnelle. J'ai mon histoire, et je fais avec. Je tiens beaucoup à la poésie, parce que ça m'aide vraiment à vivre. Je ne suis pas là où je suis par hasard. Dans la vie, il y a des gens qui vous aident. Moi, j'ai pris le ticket de bus de quelqu'un, j'ai pris le bus, et la personne est restée. Alors une fois que je suis arrivé, quand je descends du bus qu'est-ce que je fais ? J'oublie ceux qui m'ont aidé, ou bien j'essaie de dire merci à ma manière, de rendre hommage à ma manière ?
À ceux qui sont restés ?
Oui, à ceux qui sont restés. Ils ne me demandent rien, ils sont morts, mais je les entends me dire : ne perds pas ton empathie, n'oublie pas les autres, ne te perds pas dans les choses insignifiantes.
Dans votre film, certaines parties de l'histoire sont racontées avec des figurines, est-ce que c'est votre manière de rendre visible ce qui est difficile à montrer au cinéma ?
Ce ne sont pas des choses difficiles à montrer, ce sont des choses que moi, je ne sais pas montrer autrement. Si je dois montrer des gens qui meurent de faim, des enfants amaigris, comment je fais ? Je passe par le numérique, je choisis des enfants maigres pour faire du cinéma, je fais maigrir les enfants pour mon film ? Non, ça, je ne peux pas, donc je me dis qu'il y a peut-être autre chose à faire. Alors je décide plutôt de faire appel à la sculpture, à la peinture... Et puis je fais un très grand travail sur le son, avec la musique, avec les ambiances. Je demande toujours aux ingénieurs du son de revenir sur les lieux après le tournage, pour faire des sons seuls.
"Je pense qu'il ne faut pas rester coincé dans quelque chose de trop figé. Je ne suis pas du tout dogmatique en matière de cinéma. Pour moi, il faut qu'il y ait du mouvement, il faut être capable d'évoluer, de pousser chaque fois un peu plus loin."
Rithy Panhà franceinfo Culture
Donc ces figurines, c'est ma marque de fabrique en quelque sorte. Ces petits personnages me permettent de mettre un peu de distance, de faire exister les choses de manière plus calme. C'est toujours important de mettre de la distance, sinon, on ne voit plus rien.
Est-ce qu'il y a aussi une question d'éthique dans la manière de montrer ou de ne pas montrer certaines choses ?
Je ne juge pas. Certains réussissent très bien à filmer les camps de la mort. Moi, je ne peux pas filmer les mises à mort. Je n'y arrive pas. Je ne sais pas filmer la mort. Ma manière à moi de faire, c'est de fouiller dans les détails. J'aime beaucoup filmer les détails, parce que comme les mots, les choses aussi sont des âmes. Sur le tournage de S21, un des témoins, qui est mort depuis, s'est mis à gratter le sol avec son pied, et il a trouvé un bouton. Tout le tissu était en lambeau, sauf le bouton, parce que c'est plus résistant. Le bouton, c'est quelque chose de vivant, quelque chose que quelqu'un a touché tout le temps. Plusieurs années après, j'ai vu ça aussi dans le film Le Bouton de nacre de Patricio Guzmán (2015), la découverte d'un bouton dans le désert, sur les vestiges d'un camp du régime Pinochet. Et puis, il a une autre histoire encore avec des boutons retrouvés sur les bateaux des esclaves... Ce sont des échos, comme ça, et ça se niche dans les tout petits détails.
"Je pense qu'on ne peut pas effacer les traces d'un être humain, complètement. J’ai toujours cru en ça donc je rôde, je cherche des choses physiques."
Rithy Panhfranceinfo Culture
Sur le tournage de S21 j'ai trouvé des traces d'ongles sur les murs. J'ai raconté ça au directeur de la prison de l'époque et il a fait venir tout un staff pour ausculter les murs de la prison. Ils ont recensé plus de 1 300 traces que les détenus avaient laissées sur les murs. Les gens laissent toujours quelque chose, des traces. C'est ça aussi le travail de mémoire. Quand vous réalisez un film, vous documentez. Et ensuite, c'est aux historiens de faire un travail scientifique.
C'est vous qui incarnez Pol Pot, pourquoi ?
Je ne l'ai pas incarné, j'ai prêté mon ombre. Pendant tout le film, on entend "Frère numéro 1". On l'entend, mais on ne le voit jamais. C'est ça justement qui fait peur. Pas besoin de voir. C'est comme Big Brother dans 1984. On ne peut pas incarner Pol Pot. Personne ne peut l'incarner. Au risque de tomber dans le ridicule, comme ces films qui montrent toujours Hitler en train de hurler, alors qu'il a forcément des moments de calme, et même des moments de silence. Les monstres sont aussi humains.
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