Interview "Après le tournage du film, moi aussi, j'ai fait un voyage, mais pas dans un bateau" : le tour du monde selon Xavier Beauvois dans "La Vallée des fous"

Le réalisateur signe sans doute avec le récit de cette aventure son film le plus personnel.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 15min
Le réalisateur Xavier Beauvois, à Paris, le 4 novembre 2024. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

Après Albatros, Xavier Beauvois revient avec un nouveau long-métrage dans lequel il raconte l'aventure d'un homme un peu perdu, qui s'enferme dans son bateau au fond de son jardin pour faire le Vendée Globes avec un jeu vidéo.

Mais son aventure est avant tout l'histoire d'un voyage intérieur. Xavier Beauvois nous raconte le chemin d'un homme qui a perdu le contact avec la réalité et avec son entourage familial, pour qui ce Vendée Globe va devenir le tour de son propre monde. Un chemin vers lui-même qui lui permettra de se retrouver et de retrouver ses proches.

Nous retrouvons Xavier Beauvois à Paris quelques jours avant la sortie de La Vallée des fous, en salles le 13 novembre 2024. Chemise fleurie, veste sans manches et bonnet sur la tête, il est précédé par son petit chien blanc, celui qu'on aperçoit dans les dernières images du film. Tout en sirotant une menthe à l'eau, le réalisateur confie à franceinfo Culture la genèse et les coulisses de ce merveilleux film, aussi drôle que touchant.

Franceinfo Culture : Comment est venue cette idée de Vendée Globe au fond du jardin ?

Xavier Beauvois : Je joue à ce jeu vidéo, Virtual Regatta, depuis vingt ans. J'ai déjà fait quatre fois le Vendée Globe comme ça. Et même en me levant la nuit, en faisant tout bien comme il faut, j'ai fait 65 000 sur 1 000 000. C'était mon meilleur classement. C'est très difficile. C'est comme ça que j'en suis venu à me demander comment faisaient ceux qui gagnent. Et je me suis dit, tiens, qu'est-ce que ça donnerait si on faisait la course en vrai pour de faux. Et cette idée de faire la course en vrai pour de faux m'a donné l'idée du film.

Qu'est-ce qui vous plaît dans ce jeu ?

Il fait vraiment voyager ce jeu en fait. C'est tout pareil que dans la vraie course. Ce sont les mêmes vents, les mêmes tempêtes. On a des concurrents, qu'on peut suivre, et après, c'est à vous de prendre les options. La seule différence, c'est qu'on ne peut pas casser son mât, et qu'on ne peut pas attraper les "ofni", ces objets flottants non identifiés, des cétacés ou des conteneurs. On maîtrise le bateau. On se dit, là, est-ce que je pars vers le Brésil, parce qu'il y a le "Pot au noir", alors est-ce que je contourne ? Si je descends en Afrique pour passer le cap de Bonne espérance, ça va durer beaucoup plus longtemps, mais peut-être qu'il vaut mieux que j'en perde pour après en reprendre dans les alizés... On s'y croit vraiment. C'est un jeu dans lequel la géographie est vraiment présente. Moi, je ne suis pas très jeux vidéo, mais celui-là, il est spécial. Je suis accro et je suis déjà prêt pour le prochain.

Vous vous êtes dit qu'en faisant la course dans les conditions réelles, on avait plus de chances de gagner ?

Bah oui, peut-être, enfin c'est ridicule, mais oui, c'est ce que je me suis dit.

À partir de cette idée un peu farfelue, vous avez quand même réussi à construire un film qui parle de tout un tas de sujets, comme les traumatismes de l'enfance, les relations familiales, la solitude, l'alcool, l'amitié, et même la gastronomie raisonnée !

Oui, ça, c'est tout le travail d'écriture du scénario. J'avais le point de départ de l'histoire et il a fallu imaginer le personnage, la famille, les problèmes.

Qu'est-ce que vous aviez envie de dire, au-delà de cette aventure qui se déroule au fond du jardin ?

Ce que je voulais dire, c'est que parfois, on a des choses importantes tout près de nous et qu'on ne les voit pas. Parfois, il faut faire un chemin pour les trouver. Un spectateur m'a dit, et je trouve ça assez juste, que mon film, c'était un peu comme Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge. Ils font le tour du monde alors qu'en fait, le trésor était chez eux, sous leur nez. Et puis aussi, je voulais dire que parfois, on a besoin de faire une pause pour avoir les idées claires.

Le personnage de Jean-Paul se sent seul alors qu'il est très entouré, c'est un peu paradoxal non ?

Il est entouré comme les marins du Vendée Globe sont entourés. Ils sont seuls mais ils sont entourés en permanence. Il y a des médecins, ils peuvent parler avec leurs familles, il y a le PC de course. Ils sont seuls mais il y a leur équipe. S'il y a des avaries, leur équipe essaie de comprendre comment réparer... Tout ça, ils y ont droit. Ils n'ont pas droit à des routages météo, mais ils ont droit à une assistance technique.

Ça, c'est l'aspect technique, mais il se sent seul aussi humainement, par rapport à sa famille. Le soir de Noël par exemple, il fait cette espèce de scène à sa famille. Il est tellement centré sur lui-même qu'il en devient odieux non ?

Oui, je crois qu'il a besoin de ce voyage. Parce que si on ne fait rien, il ne se passe rien. On a besoin d'un électrochoc parfois. Et là, s'il n'avait pas eu cette idée ridicule, rien n'aurait changé, mis à part que son restaurant aurait coulé, et qu'il aurait été encore plus dans la merde... À un moment, il faut un déclic. Et le déclic, ça peut être n'importe quoi mais il faut qu'il y en ait un.

C'est aussi l'histoire d'un sevrage ?

Au départ, il ne fait pas ça exprès. À la base, il pense aller s'enfermer dans son bateau avec ses bouteilles. C'est son père, joué par Pierre Richard qui, mine de rien, parce qu'il est beaucoup plus malin qu'on ne le croit, se dit que c'est peut-être l'occasion ou jamais de l'en sortir... Il dit à son fils "tu es ridicule, tu es pathétique". Ce qui était mon cas à moi aussi. Après le tournage du film, moi aussi, j'ai fait un voyage. Pas dans un bateau, dans une clinique. Et maintenant, je suis à la menthe à l'eau.

Donc c'est quelque chose qui vous est familier ?

Que je connais, oui.

Il y a d'autres choses chez Jean-Paul, qui vous ressemblent ?

Bah forcément un peu, oui.

Quoi d'autre par exemple ?

Je ne sais pas trop. Mais justement si je fais des films, c'est parce que je n'aime pas en parler.

Habituellement, les films s'inspirent de la vie, et là, c'est un peu l'inverse, c'est la première fois que ça vous arrive ?

C'est le cas de celui-là particulièrement.

C'est un film qui parle beaucoup des relations familiales, sur plusieurs générations, et notamment entre un père et un fils, c'est un sujet qui vous préoccupe ?

On a tous plus ou moins des histoires comme ça dans nos vies. Ce n'est pas si simple.

Le film montre aussi un rapport étrange au réel, pourquoi ?

Eh bien, je crois que c'est un peu notre époque, malheureusement. Je ne sais pas, les gens se parlent peut-être plus facilement via un écran qu'en vrai aujourd'hui. Parfois, ça me fait pitié. Récemment, j'étais sur le parking d'un supermarché, j'attendais mon épouse et il y a une femme qui arrive avec ses trois mômes, elle poussait son chariot et les trois étaient sur un écran. J'ai aussi vu un bébé dans une poussette avec un téléphone en bois. On lui met ça dans les mains avant même d'apprendre à jouer ? Ça fait peur. Et le pouvoir que ça représente tout ça, le pouvoir que des gens comme Elon Musk ont entre les mains. La vérité n'est plus quelque chose d'important maintenant. La vérité est devenue quelque chose de relatif.

Et pourtant, dans votre film, c'est bien derrière un écran que les personnages réussissent à se parler, à se dire leurs vérités, non ?

Oui, il y a des choses qui éclatent. Ils s'engueulent. À Noël, par exemple, il y a des abcès qui pètent. Et ensuite, quand ils se retrouvent, le père et le fils, c'est en vrai. Pour la première fois, ils se parlent en vrai, et pour ça, ils ont besoin de se voir en face-à-face.

Il y a beaucoup de métaphores dans les situations et les dialogues, est-ce que vous aviez conscience de tout ça au moment de l'écriture, ou bien c'est venu avec le film ?

Je crois que c'est un mélange de tout ça. Comme disait Truffaut, "le tournage, c'est la critique du scénario et le montage, c'est la critique du tournage". J'essaie d'inventer des choses en fonction de ce qui se passe. Il faut écouter ce que dit le film. Le film dit des choses, et il faut l'écouter, il faut le suivre.

Jean-Paul Rouve et Madeleine Beauvois dans "La Vallée des fous" de Xavier Beauvois (2024). (GYV FERRANDIS)

Dans ce film, il y a aussi une sorte de miroir entre le travail de cinéaste et celui des navigateurs en solitaires ? Il y a un cousinage entre ces deux activités ?

Oui, c'est ce que me disait Jean Le Cam, on n'est pas si éloignés l'un de l'autre. Son bateau coûte à peu près le prix que coûte un film. Il faut aller chercher des sponsors ou des producteurs. Le Vendée Globe, c'est 74 jours, c'est à peu près la durée d'un tournage. C'est une aventure aussi, à chaque fois. On est tout seul. Même si on a une grande équipe, on est quand même le seul maître à bord. Et puis il y a tous ces écrans à bord. Les navigateurs sont filmés en permanence. Ils sont obligés d'envoyer des vidéos sur YouTube tous les jours... Et puis là, dans le film, le personnage fait la course avec des images. C'est un peu comme un film, chaque spectateur vit l'aventure, et prend le pouvoir sur le film. Donc les deux sont liés. La métaphore du cinéma est omniprésente.

Dans votre cinéma il y a une bonne place pour le silence, c'est important ?

Le silence fait peur à beaucoup de gens. Moi, ça ne me fait pas peur. Je suis quelqu'un d'assez taiseux. Chaplin disait que le plus grand luxe que l'homme puisse s'offrir, c'est le silence. Au cinéma, le silence ça fait du bien, et puis souvent, ça raconte beaucoup de choses. Je cite toujours le film de Garnier Deferre La Horse, avec Jean Gabin. C'est un film magnifique. C'est l'histoire d'un petit-fils d'un paysan normand qui fait du trafic de drogue. À la fin, il se retrouve devant le juge et le grand-père passe par tous les états. C'est quinze pages de scénario, et il ne fait rien. Tout passe par ses yeux. C'est époustouflant ce qu'il fait Gabin, ce qu'il fait passer dans ses yeux, sans rien faire... C'est un des plus beaux trucs d'acteur.

Jean-Paul Rouve dit de vous que vous dirigez les acteurs par télépathie, c'est vrai ?

C'est lui qui pense ça. Mais Jean-Paul Rouve, c'est un acteur, pas un comédien. Il ne joue pas le personnage, il est le personnage. Il a trouvé très vite le personnage en étant le personnage. Jean-Paul dit lui-même qu'il l'a dans les pattes, ce personnage. Donc moi, à partir de là, je n'ai pas grand-chose à faire, à part des petits ajustements minimes. Un acteur, c'est un peu comme une voiture. Si vous filez le volant à quelqu'un qui conduit mal, au bout de 200 mètres, vous êtes stressé. Vous lui dites, ralentis, accélère, ne fais pas comme ci, fais comme ça... Mais si la personne conduit très bien, vous êtes en confiance, vous regardez devant ou vous dormez. Un acteur, c'est pareil, quand ça roule bien, ça roule. Alors parfois, oui bien sûr, il y avait des choses dans les dialogues qu'on ne sentait pas tous les deux, donc on l'enlevait, et d'autres fois, au contraire, on rajoutait des choses. Mais on faisait ça ensemble. Il n'y avait pas de discussion. C'était une espèce de symbiose, et ça se voit dans le film, je trouve.

Donc vous êtes aussi un taiseux comme directeur d'acteur ?

Non, pas vraiment. Parce que quand c'est bien, il faut le dire aussi, parce que l'acteur n'est pas forcément au courant que ce qu'il propose est bien. Il faut rassurer les acteurs à chaque fois. Il ne faut jamais les laisser dans le silence, ça non. Mais oui, par contre, je suis taiseux dans le sens de ne pas baratiner ou de dire n'importe quoi avant les scènes, juste pour dire quelque chose. Je vais plutôt faire des blagues ou si possible parler d'autre chose avant de prononcer le mot action.

Dans ce film, il y a aussi Pierre Richard, qui joue le rôle du père. On le voit comme on ne l'a jamais vu, tout en retenue, comment ça s'est passé avec lui ?

Il est incroyable. On dit parfois qu'il faut donner envie d'avoir envie, avec lui, c'est tout l'inverse. Il faut canaliser ses envies, mais il est vraiment incroyable, c'était un bonheur de tourner avec lui.

Ce film est aussi un hommage aux navigateurs ?

Oui. Pour moi, Le Cam et Desjoyeaux sont des mythes vivants. Ils ont été formidables. Desjoyaux, qu'on appelle "Le professeur", nous a tout expliqué sur la vie à bord. À la fin du film, quand Jean-Paul et sa fille montent sur le bateau de Jean Le Cam, c'est la première sortie en mer de son nouveau voilier. J'ai pu filmer ça, c'était très émouvant, c'était magique. Mon chien est entré dans le champ, ce n'était pas prévu du tout mais je ne pouvais pas refaire la prise !

Qu'est-ce que représente ce film dans votre carrière ?

Alors ça, je n'en sais rien.

Mais pour vous ?

Quelqu'un m'a dit que je fendais l'armure dans ce film, un peu plus que dans les autres. Donc c'est peut-être ça. C'est peut-être mon film le plus personnel.

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