: Interview Léa Drucker en experte d'art fantasque dans "Le Tableau volé" : "Je pense que les comédiennes de ma génération ont cette chance de pouvoir incarner des personnages féminins plus complexes"
Couronnée par le César de la meilleure actrice en 2019 pour Jusqu'à la garde, nommée pour le même trophée cette année pour son rôle dans L'Été dernier de Catherine Breillat, Léa Drucker est à l'affiche du nouveau film de Pascal Bonitzer, Le Tableau volé, en salles le 1er mai.
Ce film choral en forme de comédie dramatique raconte l'histoire incroyable d'un tableau d'Egon Schiele, Tournesols, disparu depuis 1939, retrouvé dans un pavillon de la banlieue de Mulhouse, dans une famille qui vivait sans le savoir avec ce chef-d'œuvre accroché au mur. Léa Drucker y incarne Bertina, un personnage d'experte en art expressionniste, un brin fantasque, ex-épouse d'un commissaire-priseur infecte interprété par Alex Lutz.
La comédienne explique à franceinfo Culture ce qui l'a attirée dans ce scénario et confie ce qu'elle aimerait ajouter à une carrière partagée entre le cinéma, le théâtre et la télévision.
Franceinfo Culture : qu'est-ce qui vous a séduite dans le scénario de ce film ?
Léa Drucker : J'avais envie, ça me faisait bien plaisir de travailler avec Pascal Bonitzer parce que j'aime ses films et puis j'aime beaucoup son écriture. On s'était rencontrés il y a longtemps, mais on n'avait jamais travaillé ensemble. Il avait collaboré aussi au scénario de L'Été dernier avec Catherine Breillat et j'étais très contente qu'il me propose ce film. C'est un univers qui me passionne, même si je le connais très mal. Je pense qu'on est nombreux à connaître assez mal le milieu des ventes aux enchères, des commissaires-priseurs... Ce monde qui est à la fois autour de l'art, mais aussi de la finance, avec des enjeux financiers quand même assez importants.
"On découvre dans à quel point ce milieu est compétitif. Je ne savais pas à quel point il y avait cette férocité, comme dans le monde de la finance."
Léa Druckerà franceinfo Culture
J'ai grandi avec une mère passionnée par les musées, les galeries, les tableaux... Elle a monté une petite galerie dans sa maison en Normandie, donc avec des moyens beaucoup plus modestes que les personnages de ce film. Mais ça montre bien que cette passion-là appartient à tout le monde. Ça me plaisait bien d'être dans une sorte de comédie un peu immersive dans ce milieu, avec tous ces personnages. Et puis je trouvais très habile la manière dont Pascal Bonitzer voulait raconter toutes ces choses-là.
De quelle manière ?
Ça a l'air léger, mais en fait, il y a aussi des choses dans ce film qui sont très humaines, très sensibles. Je trouvais que Pascal Bonitzer était assez audacieux d'oser montrer des personnages, notamment le personnage que joue Alex Lutz, André Masson, un commissaire-priseur, et le mien aussi, qui est une experte en art expressionniste, dans leur versant sinistre. Ce ne sont pas des personnages uniquement vertueux. Ils sont dans ce milieu-là, et donc ils sont passionnés, mais ils sont aussi ambitieux, et parfois même un peu cyniques. Lui, il aime le luxe. Elle, elle aime les bains. Ils étaient ensemble avant, ils le sont plus, mais ils sont toujours réunis autour de cette même envie d'aventures. Ce sont des aventuriers en fait.
C'est un scénario assez foisonnant, avec une intrigue principale et pas mal d'intrigues secondaires, ça ne vous a pas fait peur ?
Non, justement, ce que j'aimais beaucoup dans le scénario, c'est cette rencontre entre deux mondes qui n'ont rien à voir. Le milieu des enchères et de l'art d'un côté, et de l'autre, le milieu ouvrier, incarné par le personnage de Martin, joué par Arcadi Radeff, qui lui, en revanche, est un personnage très vertueux. Un très beau personnage, vraiment un héros de roman, qui se confronte malgré lui à cet univers et s'en trouve complètement déstabilisé, effrayé. Tout ça est réuni autour de ce tableau volé. Donc ça parle aussi de l'histoire de la Shoah, de la spoliation des juifs pendant la guerre. Le tout dans une comédie qui parle aussi de sentiments, de quête personnelle, d'amour avec des personnages assez seuls en fait... Pascal Bonitzer réussissait à très habilement mélanger toutes ces dimensions, donc, ce scénario je le trouvais hyper intéressant.
Un scénario foisonnant, et aussi un film choral, avec de nombreux personnages qui ont chacun une place importante, donc avec pas mal d'ellipses, de hors-champ... Comment faites-vous pour faire exister un personnage quand il y en a autant dans un film ?
C'est souvent ce qui peut effrayer quand on lit un scénario, on se dit "Ah, c'est choral, comment je vais faire exister mon personnage ?" Parce qu'en effet il y a des tas de choses qui ne sont pas racontées. Mais c'est suffisamment bien écrit pour qu'on comprenne. Et Pascal Bonitzer, qui aime les acteurs et les actrices, sait très bien qu'on va y amener quelque chose d'autre que ce qui est écrit. Donc le scénario permettait ça. Je savais dans quelle scène j'allais pouvoir transmettre quelque chose de cette femme. Souvent, c'est ce que l'on fait, on se concentre sur cet endroit des possibles. Pour moi, j'ai tout de suite vu que c'était la scène dans la cuisine avec le personnage de Martin, et celui de sa mère, interprétée par Laurence Cotte. On est là, réunis autour d'un café et on discute avant d'aller vérifier l'authenticité de ce tableau, ce moment où Bertina parle de l'histoire de ce tableau. Je savais que je pouvais y mettre quelque chose de plus intime et de plus personnel. Et c'est ce qui fait qu'on va aussi, je pense, s'intéresser à Bertina, et en faire un personnage qui ne sera pas que frivole, qu'une femme "qui aime prendre des bains", même si c'est très rigolo et amusant à faire. J'aime bien ces personnages de passionnées, d'experts passionnés, même s'ils sont un peu cyniques.
Vous êtes aussi le personnage qui révèle l'humanité bien cachée du personnage d'André Masson, votre ex-mari dans le film,non ?
Malgré le fait qu'ils ne sont plus en couple, et que lui est assez infernal, ils s'entendent toujours autour de cette passion qu'ils partagent. Et autour de ça, ils arrivent aussi à se soutenir sur des enjeux plus personnels, plus intimes. La fantaisie de Bertina sans doute, et le fait qu'elle est encore attachée à lui, pas amoureuse, mais attachée, ça le rend un peu plus sympathique. Il y a dans le personnage que joue Alex Lutz quelque chose qui m'intéresse. On peut se demander comment ces gens deviennent ce qu'ils sont, comment un type comme ça devient dur, cynique, très ambitieux, aimant le luxe... Évidemment, ça cache un complexe. Est-ce que c'est un complexe social ? Je trouve qu'Alex Lutz laisse la possibilité d'imaginer ça.
"Les personnages qui ne sont pas aimables ne me dérangent pas, à condition qu'on ait une petite fenêtre sur ce qui est humain chez eux, et que l'on puisse avoir de l'empathie pour eux."
Léa Druckerà franceinfo Culture
Et Bertina, elle a de l'empathie pour André, parce qu'elle sait qu'il est très seul, que ses relations avec les femmes ne sont pas terribles. Mais il est très bon dans ce qu'il fait, c'est un érudit, donc, elle éprouve toujours de l'admiration.
Il y a aussi justement tout cet arrière-plan historique, la Shoah, la collaboration et la spoliation, un sujet qu'on voit régulièrement traité dans la presse mais rarement au cinéma. En quoi un film peut éclairer cette histoire ?
Le cinéma peut mettre l'accent sur une partie de l'histoire ou sur un sujet qu'on ne connaît pas bien et nous aider à le comprendre. Moi, j'ai appris plein de choses en allant au cinéma. La Shoah, ce n'est pas le sujet principal du film, mais il est quand même là, en arrière-plan, et le tableau incarne un voyage à travers l'histoire qui a été un voyage extrêmement douloureux, puisant sa source dans la tragédie. Alors peut-être que ça peut permettre de se dire qu'un tableau ce n'est pas juste un tableau. Un tableau, ça a une histoire. Comment ce tableau arrive là, devant nous ? Là, en l'occurrence, c'est une histoire exceptionnelle parce qu'il est retrouvé dans une petite maison à Mulhouse. C'était complètement improbable et d'ailleurs, les experts n'y croyaient pas du tout. Le tableau était sali, parce que pas entretenu, puisque les gens qui le possédaient ne savaient pas du tout ce que c'était. C'est assez bouleversant. Et ce qui est beau, c'est qu'on finit quand même par le découvrir, par le retrouver.
C'est aussi une histoire de réparation ?
Oui, il y a quelque chose de cet ordre, où l'on rend justice. Même s'il y a toujours cet aspect matériel, ce qui me fascine, c'est que des spécialistes savent que ce tableau a disparu en 1939. On connaît son histoire, et à travers cette histoire, on peut raconter l'histoire du monde. Ce qui est beau aussi, c'est de voir la découverte par le personnage de Martin, et de voir comment cette découverte bouscule complètement sa vie, son monde. Il devrait être content parce qu'il va gagner beaucoup d'argent, mais en fait, ce n'est pas si simple que ça. C'est un personnage très pur et très beau. Il dit qu'il ne veut pas avoir de sang sur les mains. Il n'aime pas ce que ce tableau lui raconte, donc il met du temps à accepter cette idée. Je trouve que l'événement est vraiment bien traité dans le film de Bonitzer parce que ces deux mondes socialement différents se confrontent, en tout cas se rencontrent autour d'un enjeu qui échappe à Martin et à sa mère. C'est une façon très intelligente de raconter cette histoire de spoliation.
Est-ce que cela vous renvoie à votre propre histoire ?
Dans ma famille, on a une histoire différente. Mes grands-parents ont survécu, ils ont eu cette chance de ne pas être assassinés. Dans une autre partie de ma famille, des gens n'ont pas survécu. Mais nous, on n'a pas eu des préoccupations comme ça. C'était des gens très modestes, même si ces tableaux de maître n'appartenaient pas forcément qu'à des familles riches. On leur a volé leur vie, et on leur a aussi volé leurs biens. Mais dans ma famille, il n'y a pas d'histoires comme ça.
Votre carrière a pris de l'ampleur au fil du temps, avec de plus en plus de rôles de premier plan, jusqu'à ce César de la meilleure actrice décroché cette année pour votre rôle dans le film de Catherine Breillat. C'est le hasard ou bien votre tempérament qui veut ça ?
Les rencontres sont parfois des hasards, mais en tout cas, il n'y a rien sur mon chemin dont je me dis je n'aurais pas dû faire ci ou que je n'aurais pas dû faire ça. Tout se nourrit de ce qui s'est fait avant. Et je pense que si j'ai pu faire le film de Catherine Breillat, c'est peut-être parce que j'avais fait des spectacles au théâtre, qui étaient très baroques, avec beaucoup de contraintes dans la direction, qui permettent d'accepter de se glisser dans l'univers d'une personne, qui peut avoir un fonctionnement très directif et très contraignant, qui m'a permis de "rentrer dans un tableau" en fait. Donc tout se nourrit un peu de toutes les expériences que j'ai eues, des joies, des frustrations bien sûr, et puis surtout des rencontres, le fait d'avoir fait de la comédie du drame, des courts-métrages, des téléfilms... Mais d'en arriver là ne me met en aucun cas dans un état de confiance. Absolument pas, au contraire.
Même un César ?
Ça donne un peu confiance quand même, mais quand j'attaque un film, j'ai toujours des doutes, je me demande toujours si je suis à la hauteur du projet. Ce qui est certain, c'est que je n'arrive pas les mains dans les poches. Je travaille beaucoup en amont. Je prépare beaucoup, je réfléchis. Et après, j'oublie tout. Une fois que je suis sur un plateau avec le metteur en scène, je me laisse diriger. Mais c'est nourri de choses que je vois, de choses que je lis, de choses que j'écoute à la radio, de gens que je rencontre qui n'ont rien à voir avec le métier aussi. Ce qui n'est pas bon, il me semble, c'est de s'enfermer dans un cocon.
La plupart des actrices démarrent très jeune sur les chapeaux de roues, puis ont une carrière qui décline avec l'âge. Pour vous, ça a été plutôt l'inverse, non ?
La société s'est transformée ces dernières années. Elle a muté. Pour les femmes, c'est encore une quête, ce n'est pas du tout quelque chose d'acquis, mais je trouve quand même que les femmes ont pris une place de plus en plus importante dans le milieu du cinéma. Dans tous les milieux bien sûr, mais particulièrement dans le milieu du cinéma. Donc, dans l'écriture, je pense que les choses s'ouvrent aussi plus sur des personnages féminins qui peuvent être plus âgés. Avant, c'était en effet beaucoup écrit par des hommes, avec des histoires dans lesquelles le personnage féminin devait être une séductrice... Tout ça a quand même vraiment bougé, a évolué, avec des cinéastes qui ont œuvré, dans leur écriture et dans leurs films, à essayer de démonter ces schémas un peu systématiques.
"On peut tout à fait faire des films avec des personnages qui ont 20 ans, mais c'est aussi intéressant de raconter la femme qui a 40 ans, 50 ans, 60 ans."
Léa Druckerà franceinfo Culture
J'ai fait par exemple un film qui m'a beaucoup plu, Deux de Fillipo Meneghetti, qui raconte une histoire d'amour entre deux femmes de 65 ans. J'ai trouvé ça passionnant. Encore une fois, tout n'est pas acquis, c'est encore un combat, mais je trouve que ça évolue bien. Je pense que les comédiennes de ma génération ont cette chance de pouvoir vivre ça, de pouvoir incarner des personnages féminins plus complexes. Je ne dis pas qu'on n'a pas le droit de jouer un rôle de séductrice, ça peut être très intéressant, mais heureusement, il n'y a pas que ça.
Avec des personnages moins stéréotypés ?
Oui, même s'il y en a eu des très beaux dans le cinéma des années 1940, 1950, des grands personnages de femmes. Moi, j'adorais ces icônes. Ça fait partie du patrimoine aussi. Mais maintenant, on est dans un cinéma qui est plus ancré dans le réel, donc c'est différent. Je trouve ça super qu'il y ait de plus en plus de femmes sur les plateaux de tournage, dans les comités de lecture, dans les productions... Ça permet de raconter des histoires qui me paraissent vraiment intéressantes.
Est-ce qu'il y a des choses que vous n'avez jamais faites au cinéma ou au théâtre, que vous auriez envie de faire ?
J'aimerais beaucoup faire quelque chose avec la musique. Je ne sais pas exactement quoi. Peut-être un spectacle musical ou jouer un rôle en rapport avec la musique.
Chanter ?
Je chante, voilà. Je ne pense pas que les gens s'évanouiraient, en m'écoutant (rires) mais oui, j'adore chanter, et puis j'aime bien jouer des instruments de musique. Je joue en amateur, mais ça me plaît beaucoup. Donc, c'est quelque chose qui me plairait, de jouer une musicienne, de jouer dans un spectacle musical. J'adorerais ça. Ou chanter avec quelqu'un, mais plutôt dans un spectacle vivant. Et puis j'aimerais bien écrire, réussir à écrire quelque chose qui sorte de ma tête, raconter une histoire. J'aimerais mettre en scène et diriger des comédiens. C'est Maurice Bénichou, avec qui j'ai joué au théâtre, qui disait que chaque acteur, chaque actrice, devrait un jour mettre en scène, même si c'est une seule fois, pour voir ce qui se passe de l'autre côté !
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