: Interview "Les Barbares" : pour Julie Delpy, l’idée était de "traduire cette crise des migrants à travers un microcosme"
Après My Zoé, la comédienne et réalisatrice Julie Delpy, est de retour avec une comédie hilarante sur le rififi provoqué par l’arrivée dans un petit village breton d’une famille de réfugiés syriens.
Avec un casting trois étoiles (Sandrine Kiberlain, Laurent Lafitte, India Hair...), Julie Delpy aborde avec humour des questions au cœur de l’actualité sociale et politique du pays.
Julie Delpy, qui vit entre Los Angeles et la France depuis trente ans, a confié à franceinfo Culture comment est née l’idée de ce scénario digne d’un album d’Astérix, et ses secrets de fabrication pour faire rire avec des sujets graves.
franceinfo Culture : vous revenez à la comédie après un film dans une veine plus grave, My Zoé, sorti il y a quatre ans. Ça vous plaît de changer de registre ?
Julie Delpy : Oui, j'adore ça justement. Enfin, je fais du cinéma parce qu'en tant que spectatrice, j’aime des cinémas très différents, des styles de films très différents. J’aime les films de science-fiction, les films d’action, les westerns, mais aussi les comédies, comme Les bronzés ou Le Père Noël est une ordure, en passant par Cassavetes. J'aime Kiarostami. Bergman, j'adore... Donc vraiment, mon goût de cinéma est très large. J'ai du mal à me limiter à un genre. Mais comme réalisatrice, c'est vrai que la comédie me vient assez facilement. Donc voilà, j'y vais. Et puis surtout, quand on tourne les comédies, on s'amuse beaucoup.
Comment est née l’idée de ce scénario à la Goscinny ?
La première impulsion, ça a été la crise des migrants. De voir des gens mourir en Méditerranée. Tout ça a commencé avec un truc très douloureux, qui m'a beaucoup marqué. Je me suis sentie très triste de ce manque d'humanité. Ensuite j'ai imaginé comment ça se passerait dans un village comme ça, un peu tiraillé entre deux extrêmes, avec d’un côté des gens qui sont pleins de bonne volonté, qui sont contents de recevoir ces réfugiés, et d'autres moins. L’idée c’était de traduire cette crise des migrants à travers un tout petit village, à travers un microcosme.
Donc l’origine de ce film, c’est une tragédie ?
Oui, c’est une réelle tragédie, et d’ailleurs, j'ai construit le film comme une tragédie. Il y a 5 actes, comme une tragédie classique, mais en fait, c’est une comédie, c’est fait sur le ton de l’humour.
Et pourquoi avoir choisi le registre de l’humour ?
Justement, peut-être parce que je ne me sens pas capable d'aborder le sujet autrement. C'est-à-dire que c'est un sujet qui me qui m'émeut tellement... Je crois que je pleurerais chaque seconde de la journée. Je ne suis pas quelqu’un qui peut amener de la distance dans le drame, je suis à fond dedans, et j’ai du mal à y amener de la distance. Et quand je suis dans le drame, je ne sais pas si j’arriverais à le gérer émotionnellement. Donc, d'une certaine manière, par l'humour, d’écrire les travers des gens et la barbarie, le manque d'empathie de certains personnages, ou à l’inverse, le trop-plein d'empathie pour d'autres, c'était plus facile pour moi.
Vous vous moquez de tout le monde en fait, dans cette histoire ?
Alors, oui, mais je ne me moque évidemment pas des réfugiés. Le film ne se moque pas des réfugiés. Mais ce sont des gens qui peuvent avoir de l'humour comme le personnage du grand-père par exemple, ou de l’espoir, comme le personnage de la jeune fille.
En fait, ils ont leur singularité, ce ne sont pas les anonymes, comme c'est souvent le cas dans le traitement du sujet dans l’actualité. Vous leur redonnez un visage, des noms ?
C’est-à-dire que nous, on a nos singularités de réaction à leur venue, et eux, ils ont leur singularité face à nous. Le père, par exemple, ne ressent pas la situation de la même manière que la mère ou que la sœur. Et ça, c'est important parce que tout d'un coup, ça devient des individus, et pas juste des réfugiés. Les réfugiés, ce n'est pas une masse de gens qui pensent tous pareils, qui sont tous pareils. C'est l'inverse. Chaque personne est un individu qui souffre de différentes manières, qui vit les choses de différentes manières, qui a des aspirations particulières.
C’est une manière de porter sur les réfugiés un autre regard ?
Oui c’est une manière de les humaniser, parce qu'on les déshumanise quand même beaucoup. Et ce qui m'a beaucoup choqué, c'est évidemment quand il s'est passé la guerre en Ukraine. Tout d'un coup ces réfugiés étaient humanisés alors qu'on avait et qu’on continue à déshumaniser les autres. Ce sont des masses de gens qui meurent dans la Méditerranée sans nom, sans rien. Il n'y a plus d'humanité. C'est absolument dingue quand on y pense. Et en fait, c'est pour ça que je n’ai pas voulu montrer les images quand la famille présente son histoire au villageois. On est tellement habitué aux images qu'en fait il n’y a plus de connexion.
C’est la raison pour laquelle vous montrez l’horreur à travers les réactions des villageois, à travers ce qu’on peut lire sur leurs visages ?
Oui, les visages des villageois qui voient, qui découvrent ce que ces gens ont traversé, mais aussi les visages de la famille de réfugiés. Ils n’arrivent plus à réagir. Ils ont vécu trop d'horreurs. Et d’ailleurs nos magnifiques acteurs syriens, palestiniens, libanais, ont été complètement bouleversés par cette scène à la suite de laquelle on a dû les laisser partir une bonne heure, pour qu’ils digèrent. Donc mine de rien, on a fait une comédie, mais avec un sujet qui bouleverse.
C’était important de parler de ce sujet, pour vous ?
Je ne sais pas comment être utile dans ces crises parce que je ne sais pas comment faire, comment aider, à part envoyer de l’argent. Je ne suis pas bonne dans les trucs humanitaires, je suis nulle pour toutes ces choses-là. Donc ce film, c'est un peu pour répondre à cette question : qu’est-ce qu’on peut faire en tant que personnes ? Nos gouvernements donnent de l'argent et soutiennent Bachar El-Assad, Qu'est-ce qu'on fait, nous, on donne de l'argent à nos gouvernements qui soutiennent Bachar El-Assad ? C'est compliqué quand même.
Donc ce film, c'est un peu votre contribution d’une certaine manière ?
Oui enfin c'est vraiment minime. Et c’est dans l’humour, parce que je ne voulais justement pas que les gens se sentent jugés. Je ne veux pas donner des leçons à qui que ce soit. Qui suis-je pour donner des leçons ? Je n’ai pas cette prétention.
D’ailleurs dans le film, tout le monde en prend un peu pour son grade, pas seulement les racistes, mais aussi ceux qui sont très engagés dans l’autre sens, comme votre personnage par exemple ?
Oui, oui, tout à fait. Mon personnage qui est un peu aussi à côté de ses pompes d'une certaine manière. Elle veut sauver le monde, elle ne sait pas comment faire, elle est un peu perdue, elle fait n’importe quoi, elle fait des faux papiers…
Trop de bonne volonté ?
Trop de bonne volonté, voilà.
Et alors sur le registre de la comédie, vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère, vous ne craignez pas de choquer ?
La langue de bois ce n’est pas du tout mon truc. Je vais peut-être en froisser quelques-uns, mais c’est vraiment sur le ton de l’humour, donc ce n’est pas grave, on ne peut pas plaire à tout le monde. Mais encore une fois, j’ai vraiment voulu faire un film sans trop juger les gens. J’ai des amis avec qui je ne suis pas d’accord politiquement. Je ne suis pas quelqu'un qui juge les gens sur ces choses-là.
Bon, je ne m'entends pas à fond avec les gens hyper racistes, hyper violents, qui veulent tuer tout le monde, mais a priori si les gens sont raisonnables, il n’y a pas de raison de les stigmatiser. J’ai aussi voulu faire un film qui fait du bien en fait. Avec ce qu'on vit dans le monde en ce moment, j'ai l’impression qu’on en a un peu besoin. C'est une prétention peut-être, de vouloir faire du bien, mais en tout cas je me suis fait du bien à moi-même, avec les acteurs avec qui j’ai travaillé, et avec l’équipe...
Quelle est votre méthode pour fabriquer de la comédie ?
Alors c'est minutieux, en fait. C'est vraiment du dosage. Il ne faut pas aller trop loin, et il ne faut pas aller pas assez loin, parce que sinon c'est plus drôle. Il ne faut pas avoir peur et y aller carrément sur certains personnages. Il faut aussi surprendre. Par exemple le flic, on se dit qu'il est plutôt sympa, puis il dit des trucs horribles, et puis il revient en arrière parce qu'il comprend qui il a face à lui. Donc en fait on voit des gens qui ne sont pas "une chose", parce que les gens ne sont pas "une chose", on peut changer d'avis. On peut se comporter d'une certaine manière, et puis après se rendre compte qu'on n'est pas censé être comme ça. Donc c'est vraiment un travail minutieux.
Et en plus c’est un film avec beaucoup de personnages, donc c’était compliqué non ?
Oui, ça a été un vrai travail de fond en écriture de faire exister tous ces personnages, avec très peu de scènes. J'avais envie que tous existent. Cette idée de reportage dans le village, avec les interviews, c’est un peu un “truc” pour présenter tous les personnages. Tout de suite on comprend qui le maire, qui est le plombier, on comprend qui est Anne (qui est déjà bourrée dès le matin), on comprend qui est Joëlle (qui dit j’ai vu “Nuit et Brouillard” et ça a changé ma vie) ... Ce sont des trucs simples, mais qui tout de suite définissent les personnages.
C’est un film qui colle à l’actualité, avec les scores du RN aux élections européennes et législatives.
Je dirais plutôt un film social. Mais c’est vrai qu’il y a aussi du politique. Je me suis amusée avec Macron. Le premier plan du film, c’est lui. Macron avec une petite musique... Le film, il a été pensé quand même pendant pas mal de temps, donc la sortie tombe à un moment comme ça. Je ne sais pas si c’est une chance, mais c'est en tout cas la situation telle qu'elle est.
"Moi qui vis à l'étranger, et qui reviens en France régulièrement, ça fait longtemps que je vois les choses se dessiner."
Julie Delpyà franceinfo Culture
Avec ces allers-retours, je vois les choses changer par à-coups. Je vois la société changer, les angoisses des gens changer, les médias changer. J'ai coécrit avec des Français qui vivent en France, mais je prends peut-être conscience des choses d'une manière différente. J'ai vécu l’arrivée au pouvoir de Trump. J'ai vécu ce que personne aux Etats-Unis ne pensait possible. Personne ne pensait qu'il allait gagner. Mais il a gagné.
Votre film est vraiment dans la tradition de la comédie à la française, l’humour à la française. On pense à Goscinny, à Jean Yann, au Splendid. Quelles sont vos inspirations ?
Oui j’aime ces films des années 70, comme les films de Jean Yanne. Pour moi, Le père Noël est une ordure, c’est un summum de la comédie. Mais j’aime aussi les films avec plein de personnages comme les films de Renoir, j’adore La règle du jeu, les films dans lesquels il y a un sous-texte social, ou politique, avec des dialogues très fleuris, très osés. À l’heure actuelle ça peut choquer certains, et sans doute que le film ne va pas plaire à tout le monde, mais je pense qu’il peut aussi beaucoup amuser.
Mais il y a un dénouement heureux, presque comme dans un conte de fées moderne ?
Oui, le film est quand même dans ce ton-là. C'est à dire qu’il y a une résolution. Les personnages évoluent. Ils s'habituent les uns aux autres, et ils finissent par réussir à vivre ensemble. C'est assez optimiste, voilà. Si ça pouvait créer une vague d'optimisme en France, ce serait pas mal (rires). Je ne suis pas sûre que ça va marcher mais on va essayer !
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