: Interview "On parle de 150 000 à 200 000 enlèvements d'enfants par an au Japon, c'est énorme" : Guillaume Senez, réalisateur du film "Une part manquante"
Après Nos batailles, le réalisateur franco-belge Guillaume Senez met en scène dans son nouveau film un drame qui touche de nombreux parents japonais et étrangers. Entre 150 000 et 200 000 enfants sont chaque année "kidnappés" par l'un des deux parents. En cas de séparation, la législation japonaise accorde la garde à celui des deux parents qui s'empare le premier des enfants. Cette règle, qui a changé il y a quelques mois, a incité de nombreux parents séparés ou divorcés à enlever leurs enfants.
Le réalisateur aborde cette question à travers l'histoire de Jay (Romain Duris), qui vit depuis plusieurs années à Tokyo dans l'espoir de retrouver sa fille Lily, enlevée par sa femme et sa belle famille. Il ne l'a pas revue depuis ses 3 ans et s'apprête à quitter le Japon quand un jour, par hasard, Lily monte dans son taxi.
Guillaume Senez livre à franceinfo Culture ce qui a motivé son envie de raconter cette histoire, comment il s'est emparé des témoignages des parents pour en faire une fiction et comment s'est déroulé le tournage au Japon avec Romain Duris, qui a dû apprendre le japonais pour se fondre dans ce rôle de père bouleversant.
Franceinfo Culture : Comment est née l'idée de ce film ?
Guillaume Senez : Après Nos batailles, on s'était dit avec Romain qu'on avait envie de retravailler ensemble, qu'on avait envie de refaire un film ensemble. On commençait un peu à discuter de sujets, on brainstormait. Et puis, on a été invité à Tokyo pour la sortie de Nos batailles au Japon. Romain a toujours été très fasciné par ce pays. Moi, j'étais curieux comme n'importe qui va visiter le pays. Ce n'était pas pour moi un fantasme d'aller filmer là-bas comme ça peut l'être pour beaucoup de cinéastes européens. Et puis un soir, à Tokyo, on a rencontré des expatriés français qui nous ont parlé de cette problématique d'enlèvement d'enfants, de cette garde alternée non respectée. Et ça nous a touchés. On a été émus par ces histoires.
C'était une sorte de variation possible de votre précédent film ?
Il y a eu comme une espèce d'évidence, oui, une espèce de continuité par rapport à Nos batailles. Donc on a commencé à y réfléchir. Romain est rentré à Paris, moi, je suis rentré à Bruxelles, on a continué à échanger. Donc ce film est un peu né d'un hasard, d'une belle rencontre nocturne.
Comment vous êtes-vous emparé de ce fait de société pour en faire de la fiction ?
On a rencontré des papas, des mamans qui sont confrontés à ces problématiques-là, et très vite, on s'est dit, ce qui est important, ce qu'on veut transmettre, c'est une émotion. On a été ému par ces témoignages, mais on va créer notre propre dramaturgie, notre propre trajectoire, notre propre récit. Et pour ça, il faut s'éloigner de toutes ces histoires qu'on a entendues. Par contre, on va y puiser des petites choses, des détails, des aspects véridiques, juridiques. Et même si on avait rencontré plein de papas et de mamans, on voulait rester dans la fiction. C'était vraiment très clair pour nous, depuis le début, qu'il ne fallait pas raconter l'histoire d'un papa ou d'une maman précisément, mais qu'il fallait créer notre propre personnage, avec sa propre empathie. On avait envie d'une vraie dramaturgie à nous.
D'autant que c'est un sujet qui se prête bien à la dramaturgie ?
Oui, tout à fait. On pourrait faire cent films autour de ces problématiques. On a tellement entendu d'histoires, des histoires d'exfiltration, de détectives privés... En 2010, trois Français, je crois, se sont suicidés, il y a eu des féminicides, la grève de la faim de Vincent Fichot... On a entendu tellement de choses. Des choses vraiment horribles. Quand je suis allé manifester avec Vincent Fichot à Tokyo, les gens qui étaient là ont su que j'étais cinéaste. J'étais avec mon co-scénariste et ils sont tous venus nous voir pour nous raconter, chacun leur histoire. On a recueilli tellement de témoignages. C'est à ce moment-là que j'ai pris vraiment la mesure de l'ampleur du phénomène. J'ai vu autant de Japonais que d'étrangers, autant d'hommes que de femmes, avec chaque fois des histoires différentes, et surtout tellement de souffrance... On parle de 150 000 et 200 000 enlèvements d'enfants par an au Japon, c'est énorme.
Comment s'est passé le travail avec Romain Duris, il était très impliqué dans le projet, non ?
Oui, il m'alimentait en m'envoyant des articles sur le sujet. Je lui envoyais le scénario au fur et à mesure et il me faisait des retours... Donc oui, il s'est vraiment beaucoup impliqué, c'était chouette. J'aime bien travailler avec Romain, d'abord parce que c'est un très bon acteur. Et puis on avait déjà travaillé ensemble, donc il y avait cette confiance mutuelle, et comme on avait découvert cette histoire ensemble, il y avait aussi cette envie partagée. S'il y a une envie commune et une confiance mutuelle, ça roule tout seul. Je pense que la direction d'acteur, c'est d'abord ça. Si un acteur est en confiance, tout est beaucoup plus facile. Je ne pourrais pas travailler avec des comédiens avec qui je ne m'entends pas. Il faut qu'humainement, ça se passe bien. Il faut que je puisse manger avec lui et refaire le monde jusqu'à deux heures du matin ou partir en week-end, ou juste boire un verre le soir après une journée de tournage. Et c'est pareil avec toute mon équipée technique, je travaille toujours avec les mêmes personnes.
C'est une famille de travail ?
Oui. J'ai peut-être du mal à donner ma confiance, mais une fois que je la donne, je la donne à vie. Ce rapport humain est très important pour moi parce que j'ai toujours considéré un tournage comme un sport collectif, où chacun donne de sa personne, où chacun donne son avis. On travaille ensemble, on sait où on va, on ne sait pas comment on va y aller, mais on y va ensemble et on propose des choses, on réfléchit ensemble. Et Romain, il est comme ça, il est dans le travail, il propose des choses, on s'en parle. Il me parle de ses doutes, c'est chouette, c'est nourrissant. On crée ensemble, et ça, c'est précieux. C'est comme ça que je conçois le cinéma.
Le fait de travailler avec une autre langue, cela n'a pas été trop compliqué ?
Romain a d'abord appris un peu phonétiquement le japonais avec une coach japonaise, et puis on s'est vite rendu compte que c'était un japonais trop parfait. Les expatriés ne parlent pas comme ça. Ils parlent avec des accents, avec des fautes de grammaire. Donc il a fallu que Romain désapprenne tout, et qu'il réapprenne un japonais moins châtié. Ça représente des mois de travail. C'est vraiment un bosseur. Et puis une fois sur place, on était à Tokyo, on n'était pas enfermés dans des studios. Quand il allait au restaurant le soir, quand il allait faire ses courses, on lui parlait japonais, et l'équipe technique était en grande majorité japonaise. Donc il a puisé là-dedans, et après une ou deux semaines de tournage, il a commencé à glisser un petit mot par ci, un petit bout de phrase par là. On se regardait avec mon consultant japonais, et on se disait, mais qu'est-ce qu'il fait, il improvise ! Et donc il a réussi à insuffler ces petits moments de spontanéité que j'aime beaucoup. Il nous a bluffés.
Au cœur de ce nouveau film, il y a la question de la parentalité, qui est omniprésente dans toute votre filmographie, pourquoi ?
Oui, c'est vrai que c'est un sujet qui est là depuis le début, depuis mon premier long-métrage. Keeper et Nos batailles, c'était quelque chose de plus intime, quelque chose que je n'ai pas vécu moi-même, mais que j'ai connu de près, il y avait quelque chose de ma vie privée. Ici, c'est à nouveau la parentalité, en l'occurrence la paternité, mais avec quelque chose que je n'ai pas connu. C'était important pour moi de me prouver que j'étais capable d'écrire aussi quelque chose de plus éloigné de moi. Mais effectivement, je continue à creuser mon sillon.
Vous n'avez pas encore épuisé le sujet ?
Ce sont des sujets qui continuent à me toucher, à me bouleverser, à me parler, à m'émouvoir. Et donc, dans ce cas, je pense qu'il ne faut pas se poser trop de questions. Si ça m'émeut, si ça me touche et si ça me travaille, c'est que c'est viscéral et donc, il faut y aller. C'est tellement difficile de monter un projet de long-métrage. Ça prend tellement de temps, on essuie tellement d'échecs, on prend tellement de baffes dans la figure, on tombe tellement souvent. Si on n'apprend pas à se relever et à avancer parce qu'on veut vraiment faire ce film, parce que ça nous parle vraiment, alors au premier échec, on laisse tomber, on passe à autre chose, on fait un autre truc. Donc il faut que ce soit viscéral. Il faut qu'on puisse se dire, quoi qu'il arrive, je ferai ce film, même avec un téléphone portable. Je crois que c'est comme ça qu'on arrive à continuer à trouver l'énergie de faire des films, je pense.
Au-delà de ce sujet des "enfants volés" du Japon, qui est au cœur du film, vous montrez aussi la vie d'un Français qui vit dans un pays étranger, pas toujours très accueillant d'ailleurs, il y a un peu d'ironie, non ?
Non, pas d'ironie. J'essaie d'avoir un regard juste. J'essaie de montrer les choses comme elles sont. Je ne voulais pas être à charge. J'ai beaucoup apprécié ce pays, l'accueil que j'y ai reçu, l'équipe japonaise avec qui on a travaillé. Je n'avais pas du tout envie de stigmatiser qui que ce soit, mais c'est vrai que cette notion d'étranger m'a toujours intéressé. Donc effectivement, ce n'est pas le sujet du film, mais c'est plutôt un sous-thème, quelque chose qui est en filigrane. Je trouvais ça intéressant d'avoir un personnage étranger, qui émigre dans un pays plus riche que le sien, avec une autre langue, une autre religion, une autre culture. Et montrer que l'intégration, même dans ces conditions, reste difficile.
Le Japon est un pays raciste ?
Non, justement, l'idée n'était pas de dire regardez, le Japon est un pays raciste, mais de montrer qu'on a la même chose chez nous, ce racisme latent. On aurait pu filmer un personnage qui vient de Centre-Afrique ou des pays de l'Est, et qui émigre en France, qui essaie de s'intégrer, qui s'attache à devenir plus français que les Français et qui finit quand même par se faire expulser. Mais on a déjà vu beaucoup de films comme ça, et on a tendance à prendre trop la main du spectateur ou de la spectatrice. Donc je me suis demandé comment aborder cette question autrement, et je me suis dit, montrons l'inverse. Montrons un Français qui émigre, et montrons que c'est compliqué aussi pour lui.
Est-ce que vous pensez que la fiction, un livre, un film, peuvent faire évoluer la société ou la loi ?
Oui. L'histoire du cinéma nous l'a prouvé. En Belgique, par exemple, après la sortie et la Palme d'or à Cannes du film Rosetta, un Plan Rosetta a été mis en place en faveur de l'emploi des jeunes précaires. Je pourrais trouver des dizaines d'autres exemples comme ça. Mais je ne suis que cinéaste, je suis d'abord là pour susciter des émotions. Je n'ai pas la prétention de bouger les lignes. Si les gens sont touchés par le film, pour moi, c'est gagné. Si derrière cette émotion, il peut y avoir une réflexion, une conscientisation, la possibilité de découvrir un sujet, d'en faire des débats à l'occasion par exemple de la sortie du film au Japon, tant mieux, mais ce n'est pas l'objectif premier du film. Il faut rester à sa place.
Il y a une sortie prévue au Japon ?
C'est en cours, ça prend du temps au Japon. On l'espère parce que l'équipe est en majorité japonaise, on a envie de leur montrer. On a envie d'y retourner pour leur montrer ce qu'on a fait.
Est-ce que vous ne craignez pas que le film soit mal perçu au Japon ?
La plupart des gens veulent la garde alternée au Japon, donc au contraire, on nous a plutôt aidés à faire ce film. La seule question, c'est que je ne suis pas un réalisateur japonais. Mais mon consultant japonais, qui connaît bien le cinéma à Tokyo, est très confiant. Donc on a bon espoir.
Certains parents que vous aviez rencontrés ont vu le film, comme ça s'est passé ?
Vincent Fichot a déjà vu le film et il m'a appelé juste après. On s'est parlé longuement. Il était très touché, très ému. D'autres papas qui ont inspiré le film, dans la vie desquels on a puisé des petites choses pour amener la véracité dont on avait besoin, vont aussi venir voir le film. Mais je crois que ce n'est pas tant le film qui compte pour eux, que de pouvoir prouver à leurs enfants qu'ils n'ont jamais abandonné, qu'ils ont toujours été là. Et qu'ils ont participé à ce projet. Il y a leur nom au générique. Ils étaient là, ils ont rencontré l'équipe, ils ont fait des photos avec Romain... En fait pour eux, c'est une preuve. Le jour où j'espère, ils reverront leurs enfants, ils pourront leur dire, regarde tout ce que j'ai fait.
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