: Interview "Voir sur grand écran des personnages que vous avez inventés dans votre tête, c'est une grande émotion, c'est un vertige" : Nicolas Mathieu spectateur emballé par l'adaptation de "Leurs enfants après eux"
Fidèle au roman, le film raconte l'histoire d'Anthony, un adolescent de 14 ans qui grandit dans une vallée en crise de l'est de la France, entre un père violent et alcoolique et une mère qui tente de sauver ce qu'elle peut.
Son coup de foudre pour Stéphanie, une jeune fille du coin issue d'un milieu plus élevé que le sien, va entraîner une série d'événements qui vont modifier le cours de sa vie. Leurs enfants après eux sort dans les salles le 4 décembre 2024.
Nicolas Mathieu confie à Franceinfo Culture comment il a accompagné cette adaptation et l'effet que lui a fait le spectacle de son roman projeté sur grand écran.
Franceinfo Culture : Qu'est-ce qui vous a décidé à accepter l'adaptation de ce roman par ces deux réalisateurs ?
Au tout début, il y a eu plusieurs offres sur ce roman qui a intéressé différents cinéastes et producteurs. Et puis Gilles Lellouche m'a fait une offre, juste après le Goncourt, tout début 2019, que je ne pouvais pas refuser. Il s'est montré très convaincant, il m'a donné envie.
Ce roman est une chronique sociale, mais ça n'est pas que ça, c'est aussi l'histoire d'ados qui ont la rage de vivre, qui ont la peau qui les démange. C'est l'histoire des pères et des fils, des pères et des mères. C'est plein de choses comme ça. C'est l'histoire d'une vallée.
“J'avais envie que tout y soit. J'avais envie d'un film qui soit une fresque et qu’il soit capable en même temps de montrer la peau et l'intimité.”
Nicolas Mathieuà franceinfo Culture
Gilles Lellouche m'a dit que c'était ce qu'il voulait, qu'il y aurait plein de musique et ce serait populaire. Pour moi, c'est très important que mes romans soient accessibles à tout le monde, que ce soient des romans que ma mère puisse lire, aussi bien que les intellos. Et j'avais envie que le film remplisse un peu les mêmes obligations.
C'était Gilles Lellouche qui devait le réaliser au départ et en fait, quand vous avez dit oui, c'était lui qui le faisait mais le projet a changé de mains entre-temps ?
Absolument. Gilles Lellouche a été détourné par un autre projet, un petit film qui lui a pris du temps [L'amour ouf] (sourire). Et donc, ensuite, on m'a présenté les frères Boukherma. J'ai vu leur film Teddy dans lequel il y avait plein de choses qui coïncidaient bien avec ce qu'il y avait dans le roman, des choses qui m'ont donné confiance. Et puis le roman est né en partie de Bruce Springsteen et notamment de la chanson The River, alors quand j'ai vu qu'un des deux frères avait un tatoo Born To Run derrière l'oreille, ça m'a semblé de bon augure.
Quel rôle avez-vous joué dans la fabrication de ce film ? Est-ce que vous êtes intervenu dans la rédaction du scénario par exemple ?
Pas du tout. J'ai eu des échanges avec Gilles au départ, puis avec les frères Boukherma sur l'esprit que je souhaitais, afin que l'on se mette d'accord sur deux, trois choses. Je voulais que ce soit du cinémascope. Je voulais que ce soit large, qu'il y ait de la vitesse, de la jouissance... Pour le reste, l'idée, c'était qu'ils fassent leur film.
“Je venais d'avoir le Goncourt, il fallait que j'écrive un autre roman. C'était ça ma hantise à ce moment-là. Donc, je n’ai pas du tout participé à la rédaction du scénario.”
Nicolas Mathieuà franceinfo Culture
Mais ils étaient très sympas, on se passait des coups de fil, ils me racontaient. Je n'ai jamais donné d'ordres ou de consignes, ni fais le chef des travaux finis. Je ne me sentais pas tenu de faire respecter exactement le contenu du livre. Mon seul souhait, c'était que le film soit bon. Il s'avère finalement que le film est très fidèle au livre.
Pour un lecteur, cela peut être difficile d'aller voir un film qui est une adaptation d'un livre qu'on a aimé, comment ça se passe pour celui qui a écrit le livre ?
D'une certaine manière, il faut faire son deuil du livre. Ça, c'est quelque chose que j'ai accepté dès le départ, avant que le film n'existe. On sait que c'est un processus de dépossession, que ça va devenir autre chose. Et si on n'accepte pas ça, c'est une souffrance, parce que c'est forcément autre chose. Et puis, il y a des moments un peu bizarres (long silence), qui désorientent.
“Que des réalisateurs donnent des corps à des personnages que vous avez inventés dans votre tête, qui sont un peu vous et qui sont aussi un peu des gens que vous avez connus, qui fusionnent plein de choses de votre vie et de vos désirs... Que d'un coup, ils soient là, devant vous, avec de la vraie peau... C'est très troublant.”
Nicolas Mathieuà franceinfo Culture
Et puis il y a aussi le fait de voir sur grand écran les endroits où vous avez enquêté, des lieux où vous avez grandi, des scènes qui font écho à celles de votre vie, c'est fort, c'est une grande émotion, c'est un vertige.
Ça, c'est ce que vous avez ressenti quand vous avez vu le film terminé ?
Oui. J'étais très, très ému.
Est-ce que ça fait le même effet que quand on va voir quelqu'un sur scène qu'on connaît ? Est-ce que d'une certaine manière, on peut aussi avoir une forme de gêne ou de trac ?
De trac, oui. Au début, oui, on peut ressentir même un malaise. On se dit est-ce que ça va être à la hauteur, est-ce que ça va être bien ? On a la trouille, oui. Mais là, plus le film avançait, plus je me sentais à l'aise. Puis à la fin, il y a deux trois scènes du dernier tiers du film qui m'ont vraiment scotché !
Lesquelles ?
Le feu d'artifice avec Johnny, le baiser, la scène avec le père, et quand Anthony va voir Steph pour la dernière fois et qu'il lui dit (ému, chuchotant) "Je pense à toi tout le temps"... Des petits trucs comme ça, ça m'a...
Ce sont des scènes qui sont dans le livre !
Oui, ce sont des scènes de fiction, mais qui font écho à des choses qui trouvent leur origine dans des choses profondes en soi.
Parce que tout à coup, c'est incarné ?
Exactement, c'est incarné et surtout, c'est démultiplié. C'est sur grand écran. À chaque fois qu'on écrit, on essaye de mener sa petite guerre contre le temps qui passe et là, de fixer les choses, ce sont des images, et c'est là pour toujours. Théoriquement. Donc ça, c'est hyper émouvant.
Est-ce que vous pensez que l'écrivain, l'auteur, peut avoir un regard critique sur l'adaptation cinématographique de son propre roman ?
Je ne pense pas que je sois capable d'une objectivité scientifique radicale. Voilà. Et en plus, ça n'a pas lieu d'être puisque c'est un objet artistique. Mais je veux dire par là que je suis forcément engagé à différents endroits : l'affection pour les gens qui ont réalisé le film, le désir que ce soit bon pour moi, la fidélité à mes engagements. Mais si c'était vraiment mauvais, je pense que je me rendrais compte quand même ! (rires) Mais je pense bien que je ne le vois pas comme vous, c'est sûr, oui.
Est-ce qu'il y a des choses par exemple, pour lesquelles vous vous êtes dit, tiens, ça, je ne l'aurais pas vu ou fait de cette manière ?
Oui ! (éclat de rire, il n'en dira pas plus)
Qu'est-ce que le cinéma peut dire que la littérature ne peut pas dire, et inversement, qu'est-ce que la littérature peut dire que le cinéma ne peut pas dire ?
Chacun travaille avec ses armes. Le cinéma peut beaucoup avec des silences et des regards. Et ça, en littérature, c'est très difficile. C'est faisable, mais c'est beaucoup plus difficile. À l'inverse, le cinéma a beaucoup moins accès à l'intériorité. Par exemple, tout le passage de Stéphanie dans la piscine quand elle s'offre une escapade toute seule et qu'on a tout son monde intérieur, son rapport à son corps, à son passé. Pour tout ça, le cinéma, il rame. Donc chacun a les possibilités de ses moyens.
“En littérature, on n’a pas besoin de fermer la porte du frigo, on peut se contenter de l'ouvrir. Au cinéma, il faut la fermer. Le rapport à la matérialité des choses est beaucoup plus exigeant au cinéma.”
Nicolas Mathieuà franceinfo Culture
L'écrivain a plus de latitude pour plonger à l'intérieur, ou dans le passé, parce que les flash-back, c'est possible en cinéma, mais ce n'est pas aussi simple qu'en littérature, où vraiment d'un paragraphe, tac tac tac, on mène son lecteur vraiment comme on veut.
C'est-à-dire qu'il y a une forme de légèreté dans la littérature qu'on ne peut pas se permettre au cinéma ?
Une sorte de vivacité, oui. On est moins dépendant du monde matériel et on peut se permettre des voyages plus expéditifs dans l'univers de l'histoire. On peut rentrer dans la tête d'un personnage, puis dans celle d'un autre. Avec un adverbe, hop, on est dans l'ironie, on vient de décoller de la scène. Le cinéma, ce n'est pas pareil. Voilà, donc chacun fait avec ce qu'il a comme moyens.
Cette dimension de l'ironie et de l'humour qu'on trouve dans vos livres a un peu disparu dans le film, non ?
Ah, merci de le noter ! Moi aussi, je trouve que mes bouquins sont drôles, mais tout le monde n'y a pas accès manifestement. C'est sans doute que j'ai l'ironie un peu flaubertienne, avec ce regard un petit poil en surplomb, pas méprisant, mais avec cette petite distance qui fait que c'est un peu marrant par moments.
Est-ce que vous avez déjà eu envie de faire vous-même du cinéma, de réaliser des films ?
Non, non, non, non, non. J'ai été manager une fois dans ma vie, ça s'est très mal terminé par un burn-out assez rapidement.
“Être réalisateur, c'est donner des ordres, commander des équipes, savoir où on va, subir du stress, répondre à des questions. Je suis un indécis hardcore, donc s'il faut que je fasse dix choix par minute, c'est vraiment un cauchemar pour moi.”
Nicolas Mathieuà franceinfo Culture
Et puis, je ne me repère pas très bien dans l'espace. C'est d'ailleurs pour ça que dans mes romans, j'invente des espaces. Le cinéma, ce n'est pas seulement faire jouer des comédiens et faire un cadre, c'est organiser les espaces entre eux. En tout cas, la mise en scène pour moi, c'est ça, et je crois que je ne serais pas capable de faire ça.
Quand on va voir un film adapté d'un livre, ça referme quelque chose quand même un peu, est-ce que ça fait ça aussi pour l'écrivain ?
Un peu, oui, je crois. C'est un peu le bout du destin de ce livre, quelque part.
Et ça ne vous attriste pas ?
Eh bien non, au contraire, parce que maintenant, ce livre, je le porte un peu aussi comme un boulet (éclat de rire). C'est-à-dire que c'est quand même le livre marquant, et j'essaie d'en écrire d'autres derrière. Donc, non, je suis vraiment tourné vers l'après. Quand je fais la promo d'un bouquin et que les gens me disent "Ah c'était quand même bien Leurs enfants après eux", il n'y a rien de pire, je me foutrais en l'air !
Donc finalement, le film offre une belle conclusion au livre ?
Oui et non. Ça ne conclut pas tellement puisque le livre continue à se vendre. C'est un "long-seller" maintenant (sourire, un brin fier). Chaque été, il s'en revend. Il y a des gens qui continuent à le lire, et c'est ça, c'est cool. Je ne dis pas que ça va durer soixante ans mais il continue à être lu. Et puis peut-être que le film va lui apporter aussi d'autres lecteurs. Voilà, mais c'est vrai que là, on se dit qu'il ne peut plus arriver grand-chose de plus.
Comme vous le disiez, un film fige en quelque sorte le livre dans des images, alors que la littérature, ça reste toujours un champ ouvert. En relisant le livre à différents âges de la vie par exemple, on peut imaginer les personnages autrement. Est-ce que vous, en tant qu'auteur, vous avez aussi cette impression ?
C'est très juste. Je n'y avais pas pensé. Oui, c'est vrai. Je pense que maintenant, les personnages du film, même pour moi, ils auront toujours un peu ces traits-là.
Et ça, ça ne vous dérange pas ?
Je n'y ai pas pensé comme ça... Si un peu en fait (rire). Vous m'avez fait de la peine là (rire).
Connemara, votre dernier roman, va aussi être adapté, non ?
Oui et d'ailleurs je vais leur dire d'arrêter tout de suite le tournage (rires). Non. Oui le film est réalisé par Alex Lutz. Il est du Grand Est comme moi, il est de 1978, et puis j'avais été ébloui par son film Guy... Il y a un côté petit génie chez lui, donc j'étais curieux de voir ce qu'il ferait de ce roman. Ils sont en train de tourner à Épinal à la patinoire, je vais bientôt aller les voir.
Avec tout ça, est-ce que vous avez encore le temps d'écrire ?
Oui. Je m'y suis remis là, depuis la rentrée, ça faisait longtemps que j'étais un peu en jachère pour plein de raisons. Là, en ce moment, il y a des journées où c'est plus difficile que d'autres, mais je ne suis pas mobilisé autant que les réalisateurs ou les acteurs pour la promo du film. J'écris le matin. J'essaie au maximum de sanctuariser cinq, six matins par semaine pour écrire.
C'est un roman qui se déroule dans les Vosges toujours ?
C'est un roman qui est moins situé. On peut présumer que c'est quand même dans l'Est, mais il est moins situé que les deux précédents.
Et on avance en âge pour les personnages ?
Oui, d'un roman à l'autre, je reprends des sujets. Il y avait eu les ados, les jeunes filles qui s'arrachaient à leurs origines grâce aux études entre le premier et le deuxième. Et dans celui-là, je m'attache davantage aux lignages patrilinéaires, les pères, les fils...
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