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“La société japonaise a toujours tendance à privilégier le collectif sur l'individuel” : rencontre avec Kôji Fukada, réalisateur de “Love Life”

Kôji Fukada, figure du jeune cinéma japonais, est de retour dans les salles françaises le 14 juin avec “Love Life”, un mélodrame inspiré par une chanson.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Le réalisateur japonais Kôji Fukada à Paris le 8 juin 2023 (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

En compétition officielle à Venise en 2022, Love Life, en salles le 14 juin, raconte l'histoire d'une famille recomposée, bouleversée par un événement tragique. Dans une mise en scène savante, le réalisateur japonais de 43 ans, dont on avait découvert une partie de la filmographie en 2022, évoque avec finesse la fragilité de l’existence et la complexité des relations humaines. De passage en France pour présenter son nouveau film, Kôji Fukada a confié à franceinfo Culture la genèse et les intentions de mise en scène de ce nouveau long-métrage.

Franceinfo Culture : Comment est née l'idée du film ? 

Kôji Fukada : Il y a une vingtaine d'années, j'ai découvert une chanson, Love Life, d’une autrice compositrice japonaise qui s'appelle Akiko Yano. Dès que je l'ai entendue, je l'ai immédiatement aimée, adorée même. Je l'ai écoutée en boucle inlassablement, et à force de l'écouter, m’est venue l'envie de faire un film, d’imaginer une histoire à partir de cette chanson. 

De quoi cette chanson parle-t-elle ? 

Alors, d’abord c'est une très belle chanson, et les premières paroles disent ceci : "Quelle que soit la distance qui nous sépare. Rien ne m’empêchera de t'aimer". C'est une chanson d'amour, et au départ c'est comme ça que je l'ai entendue. Mais à force de l'écouter, je me suis rendu compte que c'était aussi une chanson qui partait du postulat qu'entre les gens, il y a une distance, et que nous sommes séparés les uns des autres. Et donc à partir de là m'est venue l'envie d'explorer un peu plus cette question de la distance entre les êtres, et aussi peut-être de leur solitude.  

Qu’est-ce que vous aviez envie de dire avec ce film ?

Au départ, quand j'ai entendu cette chanson, je me suis imaginé l'histoire de deux amoureux. Mais à force de l'écouter, je me suis rendu compte que l'amour dont il était question était peut-être un amour plus large, qui pouvait concerner beaucoup d'autres types de relations. Ça pouvait être un amour familial. Ça pouvait être un amour amical. Ça pouvait être un amour entre des parents et des enfants par exemple, ça pouvait être un amour entre un être encore en vie et un être disparu, et donc je trouvais que cette question de la distance, elle pouvait s'appliquer vraiment à tout type de relations humaines et donc ça m'a donné encore plus envie de l’adapter. Et je crois que si j'ai eu envie d'adapter cette chanson en images, d'en faire un film, c'est aussi parce qu’elle laisse la place à tout un tas d'interprétations. Je pense que si ça avait été une chanson plus imagée avec des images plus détaillées, visuellement, plus précises, je pense que je n’aurais peut-être pas eu cette envie. Mais là, il y a une telle possibilité. Il y a un tel champ des possibles à l'interprétation... Je crois que ça a d'autant plus stimulé mon imagination.

Le film commence comme une romance, mais un événement survient, qui crée une rupture, et plonge le film dans un registre plus dramatique. Pourquoi ? Comment est venue l'idée d'introduire un événement tragique (que l’on ne dévoilera pas) ?

On en revient encore à la chanson. En l’écoutant j'ai imaginé qu'elle était peut-être chantée par quelqu'un qui avait vécu une perte immense. Donc c'est à partir des paroles de la chanson que j'ai imaginé cet événement. Par ailleurs, je crois que faire des films, comme toute autre forme d'art, c'est exprimer un peu la conception que l'on a du monde, c’est un peu le regard que l’on porte sur les choses, sur la vie. Or moi, j'ai vraiment profondément ancré en moi cette idée selon laquelle la vie est imprévisible, c'est-à-dire que du jour au lendemain, elle peut être complètement bouleversée par un événement.

"Au-delà de considérations rationnelles, sans motif particulier, d'un coup, d'un seul, notre vie peut être bouleversée et cela donne lieu à un sentiment d’instabilité, d'appréhension, d'angoisse permanente."

Kôji Fukada

À franceinfo Culture

Je pense qu’à travers mes films, s’expriment cette conception et ce sentiment et donc c'est aussi pour cette raison que cet événement intervient à ce stade du film. 

Comment avez-vous imaginé la mise en scène, pour montrer ces sentiments très subtils, très abstraits comme la distance entre les personnages ?

Une fois encore, ça nous ramène aux paroles de la chanson, comme il y a au début de cette chanson cette phrase : “quelle que soit la distance qui nous sépare”. La question de la distance à la fois physique et émotionnelle entre les personnages était vraiment primordiale dans ce film. D'autant plus que la distance, évidemment, est modulable, elle est variable, elle évolue au fur et à mesure de l'histoire. Donc il fallait pouvoir montrer ces variations. J'avais donc cette contrainte d'exprimer la distance émotionnelle entre les personnages, c'est très abstrait.

"On ne peut jamais accéder à l'intériorité du personnage, la caméra ne peut pas le filmer, donc ça a été important pour moi de réfléchir à un dispositif qui permettrait, à travers la distance physique, la distance géographique entre les personnages, de donner des indices sur l'évolution de leur relation."

Kôji Fukada

À franceinfo Culture

C'est ainsi que j'ai imaginé par exemple ces deux tours qui se font face, avec les personnages qui se déplacent entre ces deux espaces. C’est aussi pour cette raison que le personnage de Park apparaît au départ dans un endroit assez éloigné, dans un parc public, et puis il va se rapprocher, emménager dans l'immeuble d'en face, puis emménager dans l'appartement, puis finir par se retrouver dans une très grande proximité physique avec l'héroïne, dans la salle de bains. Ces déplacements géographiques permettent de donner un indice de l'état de la relation qui unit les deux personnages.

Le silence est très présent dans vos films : dans "Soupir des vagues" il y avait déjà un personnage silencieux, et dans ce nouveau film il y a le personnage de Park, l’ex-mari qui est malentendant, et avec qui Taeko communique en langage des signes. Pourquoi ces personnages silencieux ?

Effectivement, on peut rapprocher ces deux films, Le soupir des vagues et Love Life avec ces personnages qui ont un rapport au langage qui est un peu décalé. Dans le cas du Soupir des vagues, le personnage de Raul est silencieux, mais son silence n'est pas de la même nature que le silence de Park dans Love Life, puisque Park parle malgré tout dans la langue des signes. Il est silencieux mais il s'exprime.

Au-delà de ces deux personnages, il y a dans vos films des silences, des espaces vacants, pourquoi ?

En effet, je trouve que cette question des espaces vacants comme vous dites, est toujours présente et importante dans mon cinéma. Au-delà de ces personnages, ce qui compte pour moi, c'est de toujours laisser un certain espace au spectateur, parce que je crois que c'est ce qui permet à la fois de susciter son imagination et puis aussi de l'impliquer dans le film. Je crois que ce silence, finalement, cet espace, c’est le meilleur moyen d'éviter qu'un film veuille à tout prix imposer un message ou servir à des fins de propagande. Je crois que le silence, c'est vraiment ce qui permet au spectateur de se sentir libre.

Il y a aussi dans vos films, et dans celui-ci en particulier, des sortes de métaphores cinématographiques, comme si vous vouliez dire les choses mais de manière indirecte. Pourquoi ?

Je ne sais pas si ça va vraiment répondre à votre question, mais il y a une chose à laquelle je fais toujours attention quand je réalise un film, c'est d'essayer de ne pas être trop explicatif. Il y a beaucoup de films, je pense, qui ont tendance à donner trop d'explications, à travers le jeu des acteurs, parfois un peu excessif, ou alors à travers une expression de visage très parlante, une attitude et aussi très souvent dans les répliques.

"On a tendance à vouloir expliquer qui est le personnage et ce qu’il ressent au moment où on le voit vraiment à l'écran. Pour ma part, j'essaie toujours de prendre un peu de distance par rapport à ça. J'essaie de ne pas être trop pédagogique dans la façon dont j'envisage les personnages."

Kôji Fukada

À franceinfo Culture

Dans la vraie vie, je pense que l’on ne réagit pas en fonction d’une image prédéfinie. Ce n’est pas parce qu'on a tel tempérament que l’on va réagir de telle manière. On n'est pas si prévisible que ça, et surtout on ne peut jamais vraiment savoir ce que l'autre pense. Je trouve que cette incertitude-là est importante à mettre en scène. Au cinéma, vouloir tout expliquer, cela revient finalement à demander aux acteurs de s'éloigner de ce que nous vivons réellement au quotidien de façon plus authentique. Et ça, j'ai toujours une réticence à le faire.

Il y a par exemple cette scène où Taeko essaie à tout prix de protéger l’ordre des pions sur le jeu pendant une secousse sismique. Qu’est-ce que vous vouliez montrer ? 

On dit qu'une des plus grandes découvertes du 20e siècle, c'est celle de l'inconscient. Jusqu'au 19e siècle, on considérait que l'être humain avait un contrôle absolu et total sur lui-même et à partir du 20e, on découvre qu'en réalité, l'être humain ne se connaît pas mieux lui-même que les autres ne le connaissent. Je crois très fortement à ça, et c'est aussi ce qui explique probablement ma manière de faire du cinéma. D'une part, on ne sait jamais en effet ce que l'autre pense, mais même parfois quand on est convaincu soi-même de dire la vérité, il se peut que quelque chose continue de nous échapper malgré tout, non pas qu'on soit volontairement dans le déni, mais que, vraiment, inconsciemment, on n’accède pas réellement à ce qui nous traverse. Et ça, je l'ai toujours en tête quand je mets mes personnages en scène.

"Quand j'écris un scénario ou que j'imagine une histoire, j'essaie toujours de préserver ce territoire de l'inconscient le plus possible."

Kôji Fukada

À franceinfo Culture

Donc là, vous vous citez la scène où Taeko protège le plateau du jeu Othello. Quand je la mets en scène, j'essaie vraiment de faire en sorte que ce soit quelque chose d'assez instinctif, comme si elle n’avait pas prévu, comme si même elle n’avait pas imaginé que c’était ce qu’elle allait faire. Je trouve que cette imprévisibilité-là, elle est importante.

"Love Life" est un film qui parle de choses très intimes, et en même temps ça parle aussi du Japon d'aujourd'hui. Qu’est-ce que vous aviez envie de montrer avec ce film de la société japonaise ? 

Je garde dans le film ce qui transparaît de la société japonaise. Par exemple dans le film on voit ces sans-abri qui vivent dans des conditions de précarité assez avancée, mais mon intention n’était pas de faire un film social. Mon intention n'était pas de faire un film qui mettrait en lumière spécifiquement cet état de la société japonaise. Pour autant, à l'heure actuelle, dans la société japonaise, il y a beaucoup, et de plus en plus, de précarité, de plus en plus de gens qui se retrouvent à dormir dehors. Et ça, j'avais envie de le montrer non pas comme une chose exceptionnelle, mais vraiment en inscrivant la fiction dans la réalité, c'est-à-dire d'ancrer mon histoire dans le contexte social actuel.

Il y a aussi l’évocation, à travers l’attitude du beau-père vis-à-vis de cette famille recomposée, de la persistance de certaines rigidités et notamment par rapport à la place de la femme dans la société japonaise. C’est une question qui vous paraît importante ? 

Placer le personnage de Taeko dans cette société patriarcale, ça me semblait important. Taeko vit encore sous la pression de ce système, qui a certes été plus fort autrefois, mais qui persiste quand même aujourd'hui encore au Japon.

"Donc la question de ces pressions subies par les femmes à l'intérieur de la société ou de la famille me semblait aussi importante à montrer."

Kôji Fukada

À franceinfo Culture

Cela dit, le personnage de Taeko n'est plus totalement soumis au patriarcat. Je trouvais important quand même que l'on comprenne qu'elle s'est au moins émancipée d'un pas, et qu’elle est quand même capable, malgré les pressions qu’elle subit, de riposter, de répondre aux remarques de son beau-père. Cela me semblait important de montrer qu'elle avait quand même des ressources, cette force-là en elle. Et je crois que cette envie-là m'est aussi venue de l’actrice, Fumino Kimura, qui a cette force, qui a cette solidité en elle. Et donc je crois que c'est aussi sa personnalité qui a beaucoup influencé le personnage de Taeko. Cela dit, même pour des femmes comme ça, la pression exercée par le patriarcat reste forte, et c'est aussi pour cela que l’on peut voir à certains moments qu'elle craque, qu'elle cède à cette pression-là et cela permet d'apporter aussi une dynamique au personnage. 

Les personnages du film expriment leurs sentiments avec retenue, on a l’impression qu’ils ont du mal à exprimer leurs sentiments. Est-ce lié à l’histoire ou bien est-ce un trait de la culture japonaise ?

De mon côté, j'ai l'impression que les personnages de mon histoire sont plutôt dans la moyenne à peu près ordinaires. Cela dit, ce qui est étonnant, c’est de voir qu’au Japon, les spectateurs ont tendance à me dire : "mais qu'est-ce que c'est que ces personnages égoïstes, autocentrés ?". Et à l'inverse, en France, on a tendance à dire : "ah, mais qu'est-ce que c'est que ces personnages pudiques qui n'arrivent pas à exprimer leurs sentiments ?". Donc, je m'amuse du gouffre qu’il y a entre ces deux visions. Ce que je peux dire, c’est qu’il n’y avait pas de volonté de ma part de faire le portrait d'individus avec une personnalité particulière ou des tempéraments particuliers. J'ai le sentiment que c'était un peu la moyenne, le standard.

Donc c'est bien quelque chose qui est en rapport avec la culture ? 

Oui, bien sûr, c'est tout à fait culturel et je pense que, en effet, c'est assez propre à la culture japonaise. La société japonaise a toujours tendance à privilégier le collectif à l'individuel, c'est-à-dire la société et l'institution vont primer et c'est le rôle, la fonction occupée par l'individu qui l'emporte sur son individualité à proprement parler. Par exemple, on a tendance à appeler les gens par leur fonction, en gommant leur nom. Dans une entreprise par exemple, on va dire, “Monsieur le Directeur”, ou on va dire “manager” etc. Et c'est la même chose sur un plateau de tournage. On va appeler le réalisateur “kantoku” ("réalisateur"). À l’intérieur du foyer, c’est la même chose, à partir du moment où une femme donne naissance à des enfants, non seulement ses enfants l'appellent maman, mais en général son conjoint, l'appelle aussi maman. C'est la fonction, le rôle qu'elle occupe au sein de la famille qui prime.

"Love Life", de Koji Fukada, mai 2023 (2022 LOVE LIFE FILM PARTNERS & COMME DES CINEMAS)

À travers cela, on peut voir que la pression exercée par la société pousse l'individu à se fondre dans une fonction occupée dans le groupe, plutôt qu'à exprimer sa personnalité. Et donc ça, je pense qu'évidemment cela contraint l'individu qui a intégré ces codes, qui a intégré cette conception sociale, de taire finalement ce qui précisément fait de lui un individu, donc de faire taire sa voix. 

Cette spécificité freine-t-elle l’émancipation de Taeko par exemple ?

Je pense que dans le cas de Love Life, le personnage de Taeko s’est toujours défini par son rôle, qu’elle a toujours construit son identité dans sa relation à l'autre, par rapport au rôle qu'elle jouait pour les uns ou pour les autres. Elle s'est définie comme femme, comme épouse d'un homme. Elle s'est définie comme mère d'un enfant. Elle s'est définie comme personne un peu tutrice, responsable de son ex-mari, qu'elle considérait comme quelqu'un de vulnérable. Et au fur et à mesure de l'histoire, elle est obligée de se départir de tout ça. La vie fait qu'elle doit s'en départir, et donc elle accède finalement à sa condition individuelle, qui est quelque part, aussi, sa solitude. Et je crois que l'histoire de Love Life c'est aussi ça.

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