"Menus-Plaisirs" de Frederick Wiseman : un régal de documentaire en immersion chez Troisgros, temple français de la gastronomie
Le geste, les gestes. Mille fois refaits. Parfaits. Un vrai ballet. Nous sommes en cuisine, un jour de travail ordinaire au Bois sans feuilles, le restaurant triplement étoilé de la vénérable maison Troisgros à Ouches, près de Roanne (Loire). Chacun est à son poste et à sa tâche, mais le calme règne - tout juste perçoit-on les cuillères tinter dans les casseroles et le grésillement des aliments poêlés. Ce climat presque feutré peut surprendre pour qui se figure les cuisines comme un lieu trépidant et bruyant où sont aboyés les ordres. Rien de tout cela chez les Troisgros, cuisiniers de pères en fils depuis quatre générations. C'est ce que montre "Menus-Plaisirs" de Frederick Wiseman, en salle mercredi 20 décembre.
Un hommage à la sensibilité des Troisgros
Il faut aborder ce copieux film documentaire comme un repas dans ce prestigieux établissement, en prévoyant quelques heures devant soi – quatre en l’occurrence. Car comme à son habitude, Frédérick Wiseman, 93 ans, prend son temps. Ces quatre heures, on ne les sent pas passer. Il faut bien ça pour se retrouver en immersion, pour voir et comprendre ce qui se joue en coulisse, la somme de travail, d'imagination, de rigueur et de réactivité que réclame la tenue de l'un des meilleurs restaurants du monde.
"En regardant César, Léo et Michel Troisgros au travail dans leurs cuisines, c’est comme si je me trouvais dans l’atelier de grands artistes", explique Fredérick Wiseman dans le dossier de presse. Son travail rend hommage à leur sensibilité, à leur intelligence et aux "multiples œuvres éphémères que chaque combinaison d’ingrédients représente dans chacune des assiettes servies à leurs clients."
Pour autant, ce film pris sur le vif n’est surtout pas une entreprise promotionnelle, pas plus qu’un documentaire formaté et ultra-léché à la Netflix, censé faire saliver les spectateurs.
Si Frederick Wiseman, documentariste de référence, est connu pour aborder des thèmes sociaux (prisons, hôpitaux, tribunaux, aide sociale, etc.), il s’est aussi penché sur des sujets moins "graves", et notamment en France, où il a exploré successivement les coulisses de la Comédie française (1996), du Ballet de l’Opéra de Paris (2009) et du Crazy Horse (2011).
Récompensé d’un Oscar d’honneur (2016) et d’un Lion d’or (2014) pour l’ensemble de sa longue et fructueuse carrière (une cinquantaine de films à son actif), le réalisateur est réputé pour son exigence fondée sur quelques principes immuables : ses documentaires ne comportent ni commentaire, ni voix off explicative, et sont exempts de musique additionnelle. Se fondre dans le décor, faire oublier la caméra, filmer en longueur, puis tout reconstruire patiemment au montage, qui tient lieu chez lui de commentaire, voilà tout l’art incomparable de Wiseman.
La sérénité au menu, en cuisine comme en salle
Le film ouvre sur le marché ensoleillé de Roanne. Nous sommes au printemps 2022. Les deux fils de Michel Troisgros, César et Léo, qui tient, lui, la Colline du Colombier, un établissement satellite à prix modéré, font leurs emplettes en toute simplicité chez les petits producteurs locaux. Peu après, on retrouve le trio autour d'une table, en pleine élaboration des menus des différents établissements familiaux, qui comprennent également Le Central, restaurant historique situé face à la gare de Roanne.
En cuisine, on l'a dit, ce qui frappe c’est le calme et le silence, fruits de la concentration intense de toutes et tous. Dans cet espace lumineux conçu sur mesure, le chef César Troisgros " dirige à l’œil et au geste. Il voit tout et tous le regardent", souligne son père Michel en faisant volontiers visiter des clients. Mais la sérénité, on la doit d’abord à sa philosophie à lui, qui veille toujours au grain dans cette ruche : jamais un mot plus haut que l’autre. Même en cas de bévue d’un commis, le rappel à l’ordre est énoncé sagement, sans éclat de voix.
En salle, cette même impression de paix et de cohésion chorégraphique des équipes règne, y compris durant "le coup de feu". Tout est fait dans ce restaurant d’exception aux additions conséquentes pour que les convives passent un grand moment, à la fois pour les papilles mais aussi pour le cadre, l’ambiance et le service, qui se montre prévenant mais pas guindé. Rien ne doit venir ternir l’éclat de ce repas, ni aucun grain risquer de gripper la fluidité de cette machinerie d’une précision horlogère. Pour ce faire, l’organisation et l'anticipation sont fondamentales.
En visite chez les éleveurs, vignerons et affineurs locaux
Pour les Troisgros, rien n'est plus essentiel que la matière première. Dans le potager familial, on assiste à la cueillette en groupe. Pour le reste, les chefs s’approvisionnent chez des éleveurs, des agriculteurs, des vignerons et des affineurs de fromages locaux remarquables. Frederick Wiseman nous embarque en visite avec les chefs aux côtés de certains d’entre eux. Ces séquences qui ponctuent le film sont parmi les plus passionnantes. Tous ont un discours inspirant, proche de la nature, et tentent de nouvelles choses. L’affineur de fromages est particulièrement captivant. On pourrait l’écouter des heures parler bactéries, frottage, lavage, arômes, levure, histoire...
Prévoir, c’est aussi communiquer chaque jour aux équipes les particularités des convives attendus à chaque table : les occasions qui les amènent, les allergies et intolérances (beaucoup) et même les caprices (une "envie" de fraises par exemple) à satisfaire pour les habitués. Chaque cas est particulier, tous les desiderata sont considérés et les menus sont souvent adaptés. Du sur-mesure.
Les vins, réservés très tôt par certains clients, sont bien entendu des flacons rares, dont le prix, qui peut doubler en un an, alarme Michel Troisgros lui-même – on parle de breuvages à 5 000 euros la quille. Prévoir, toujours prévoir. D’autant que l’on constate que même un triple étoilé doit batailler pour obtenir ne serait-ce qu’une seule bouteille de certaines cuvées ultra-prestigieuses.
Un récit de transmission
Dans Menus-Plaisirs, il est aussi question de transmission. Au moment du tournage, Michel Troisgros était encore très présent, imaginant, goûtant, conseillant, analysant. Admiratif de son fils César, déjà de fait aux commandes du Bois sans feuilles, il disait vouloir passer la main mais reconnaissait, lors d’une conversation touchante avec un couple d’habitués, avoir du mal à lâcher. Depuis, César Troisgros a officiellement pris les rênes du navire amiral familial tandis que Léo, le fils cadet, a conquis sa liberté à la Colline de la Colombe.
De ce documentaire inspirant on ressort avec la sensation d'avoir cheminé intimement aux côtés de ces artistes des fourneaux, au point de les connaître. Une transparence qui ne gâche en rien la magie et le mystère de leur travail.
La fiche
Genre : documentaire
Réalisateur : Frederick Wiseman
Distribution : Michel Troisgros et ses fils César Troigros et Léo Troisgros
Pays : Etats-Unis / France
Durée : 3h58
Sortie : 20 décembre 2023
Distributeur : Météore Films
Synopsis : Fondée en 1930, la maison Troisgros détient trois étoiles Michelin depuis 55 ans. Enfants de la quatrième génération, les fils de Marie-Pierre et Michel poursuivent la voie de l’entreprise familiale. César dirige le restaurant étoilé, Le Bois sans Feuilles, et Léo est à la tête de l’un des deux autres restaurants Troisgros : la Colline du Colombier. Du marché quotidien aux caves d’affinage du fromage, en passant par le vignoble, l’élevage bovin et le potager contigu au restaurant, Menus-Plaisirs est un voyage intime et sensoriel dans les cuisines d’un des plus prestigieux restaurants du monde.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.