"Molière a été utilisé par la Révolution française, qui a créé ce mythe parce qu'il venait du peuple" : Olivier Py réalise "Le Molière imaginaire" de ses rêves
Ce projet en gestation depuis des années, un film sur Molière, Olivier Py l'a fait éclore pendant le confinement. Focalisé sur la dernière heure et demie de la vie du dramaturge avant sa mort, Le Molière imaginaire condense l'existence tumultueuse de cet emblème national. Tourné en plan-séquence, à la bougie, dans un décor unique, le film sort sur les écrans le 14 février 2024.
Metteur en scène de théâtre et d'opéra, ancien patron du Festival d'Avignon, Olivier Py confie à franceinfo Culture pourquoi et comment il a choisi de s'attaquer à Molière, et il raconte les coulisses d'un tournage un peu fou.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire un film sur Molière ?
Olivier Py : D'abord, revenir au cinéma, c'était la première chose, 25 ans après pratiquement, puisque mon premier film, c'était il y a fort longtemps. Puis j'ai fait beaucoup de choses, du théâtre, de l'opéra, de l'écriture, des romans. Je ne trouvais pas de financement, alors je ne me suis pas remis au cinéma de sitôt. Il y avait une idée qui traînait depuis longtemps, c'était de raconter la fin de Molière, la mort de Molière, un film un peu crépusculaire. J'étais moi-même d'ailleurs, dans un moment assez triste puisque je quittais Avignon. J'avais l'impression que quelque chose s'arrêtait dans ma vie. Et puis c'était le Covid et j'ai eu la chance d'avoir 6 mois de confinement, un peu comme tout le monde, et donc, le temps d’écrire un scénario.
C’est donc une idée qui ne date pas d’hier ?
L'idée est très ancienne pour moi. J'avais évidemment plusieurs idées. Je fais toujours ça quand je retravaille sur un film, je mets quelques pistes en route, et puis, c'est Molière qui a gagné. Il me semble qu'il résumait un peu tout ce que je voulais raconter. À la fois de ma vie au théâtre, de mon rapport au politique, de mon rapport à la mort, à l'âge avançant, le retour en arrière, et puis cette période extrêmement étrange où le théâtre était impossible, pendant le confinement.
C'est aussi un peu votre histoire que vous aviez envie de raconter à travers le personnage de Molière ?
Pour faire de l’art, je pense qu’il vaut mieux partir de l’intime, même si on transpose, puisque c’est un biopic sur Molière. Mais c’était le bon moment en effet.
Mais alors pourquoi Molière ?
Ah pourquoi Molière... Et bien pour plusieurs raisons. D'abord, parce qu'évidemment, je m'identifie à lui parce qu'il se trouve que j'ai passé une grande partie de ma vie sur scène et dans les coulisses et avec une troupe, à attendre les princes, à avoir des triomphes et des échecs, et la tristesse et la gloire de la vie du théâtre. Donc oui, c'est une vie que je connais. Et j'avais été très impressionné par L’Arche russe de Sokourov, pour deux raisons. D'abord, parce que c'était un plan-séquence, et que j'ai toujours rêvé de faire un film en plan-séquence, et puis d'autre part, parce que je trouve que c'est un film qui empoigne le destin national culturel de manière très étonnante. Je m'étais dit, tiens, qu'est ce qui serait l'équivalent pour la France si je voulais parler de la France. Et Molière s'est imposé, bien sûr, qui d’autre ?
C’est aussi un film politique, un film sur la liberté, non ?
Oui, ce n’est pas faux. Il y a la fin d'un monde et peut-être le début d'un autre. Dans le film, le roi est absent, c'est cette absence qui fait sens. Il est absent, en gros, parce qu'il est en train de faire autre chose, il est en train d'imaginer Versailles. Il a détrôné Molière qu’il a remplacé par Lully. Donc, oui, il y a cette idée de la fin d'une époque, de la fin d'un monde.
"Molière s'impose même dans sa mort, parce qu'il invente une France à travers la langue, à travers la comédie aussi. C'est étrange, ça nous paraît une évidence, mais notre culture se fonde sur de la comédie."
Olivier Pyà franceinfo Culture
Ce n’est pas du tout anodin. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de nations qui soient comme ça, nées dans son unité et dans l'unité de sa langue par la comédie. Donc, il y a une victoire de Molière sur cette défaite temporelle puisqu'il est abandonné par le roi à ce moment-là.
Mais finalement, c'est lui qui a gagné, d'une certaine manière ?
Oui. C'est lui qui a gagné incroyablement sur ses contemporains. Il ne pouvait pas imaginer, même, qu'il gagnerait si magistralement. Il ne savait pas qu'il était Molière au moment où il est mort. Il pensait qu'il serait probablement oublié, se considérait simplement comme un histrion, certainement pas comme un grand écrivain. Il imaginait que Corneille aurait droit à sa part d'immortalité, mais pas lui. Enfin, j'imagine des choses comme ça, après tout, je n’y étais pas, mais c'est ce qui m'a fait rêver en tout cas quand j'ai écrit le scénario.
D’autant que la vie de Molière est assez peu documentée, non ? Comment avez-vous travaillé sur le scénario ?
C’est certain, on en sait moins sur la vie Molière que sur celle de Proust ou de Victor Hugo, ça, c'est certain. On n'a même pas un manuscrit de la main de Molière ou une lettre de Molière. J’ai lu tout ce qu’il était possible de lire sur la vie de Molière. Il y a les choses que l’on sait, et puis des choses qui se disaient à l'époque, des choses qu'on racontait, auxquelles je me suis abreuvé. On trouve souvent sa liberté et l'inspiration dans un approfondissement des sources historiques, même si elles sont douteuses quelquefois.
En fait, vous avez beaucoup creusé la question ?
Oui. Beaucoup. Beaucoup avec des "moliéristes" plus "moliéristes" que moi. Pendant l’écriture du scénario, j’ai par exemple rencontré Christian Biet, qui est mort peu de temps après avoir travaillé avec nous sur le scénario, pour parler du XVIIe siècle. Je connaissais un petit peu le monde du théâtre du XVIIe siècle, mais j'ai découvert des choses merveilleuses, comme cette histoire d'amour entre Baron et Molière, qui n'est peut-être qu'une hypothèse, mais qui a beaucoup de sources convergentes.
Et ça, c'est quelque chose que vous avez découvert en travaillant sur le scénario ?
Pas en travaillant sur ce scénario, mais en lisant les biographies de Molière. Il y en a beaucoup, et je les ai toutes lues. Elles font souvent l'impasse sur ce lien-là, mais ça nous a renvoyés à d'autres textes comme La Fameuse comédienne, un pamphlet assez connu des moliéristes, qui raconte justement l'amour de Molière et de Baron, l'histoire de ce ménage à trois un peu étrange entre Armande, Baron et Molière. J'ai pu m'inspirer de ça, je n'ai donc pas véritablement inventé. Il y a beaucoup d'anecdotes dans le film, comme la dispute avec Madame Laforêt, sa gouvernante, qui déchire sa traduction de Lucrèce… Ce sont des anecdotes racontées par Grimarest. Ces anecdotes n'ont jamais été utilisées dans les biographies contemporaines parce qu'on ne sait pas si c'est la légende ou si c'est l'histoire. Mais c'est savoureux.
Pourquoi vous avez choisi de filmer de cette manière, en plan-séquence ?
Pour figurer l'inéluctabilité de la mort. Je crois qu'on la sent. Un plan-séquence, c'est comme une apnée, c'est comme si on ne respirait pas pendant une heure et demie.
"Le spectateur doit ressentir, comme ça, par l'absence de coupe, qu’il n’y a aucune possibilité d'échappatoire à ce destin qui pèse, et dont on connaît la fin."
Olivier Pyà franceinfo Culture
Et puis c'était possible puisque l'action se déroule dans un théâtre, donc un espace assez clos et assez réduit. Si on avait dû changer de lieu, passer de château en château, cela aurait été un petit peu plus compliqué. Voilà, donc le lieu s'y prêtait, et cela a produit une sorte de virtuosité. C'était très, très agréable à faire avec les acteurs. On s'est beaucoup amusé. Un plan-séquence, c'est très excitant à faire au cinéma, c'est même les moments les plus excitants.
Parce qu'il y a une sorte de tension ?
Il y a une tension, et puis on joue l'équipe, ça c’est merveilleux. Quand on fait du champ/contrechamp, on n'est pas forcé de jouer l'équipe. Parfois même, quand on travaille avec une star, il y a un pot de fleurs pour les contrechamps. J’exagère et je suis méchant… Heureusement, il y a des stars qui sont un peu soucieuses de leur partenaire. Bon mais là, dans le plan-séquence, on joue l’équipe, il n'y a pas le choix, et c'est très agréable.
Il y a ce décor aussi qui est extraordinaire, qui donne l'impression de rentrer dans un gouffre plein d’anfractuosités et de ne plus pouvoir en sortir, et puis ce côté un peu onirique des décors très stylisés, c’était important, ce travail sur le décor ?
Oui, ce n’est pas du tout un film réaliste. Le décor est un labyrinthe. De toute façon, on n’a aucune copie, on n'a aucun équivalent debout du Palais-Royal, le théâtre où a joué Molière et où Molière est mort. On a à peine quelques gravures et encore, ce ne sont pas des gravures du Palais-Royal, mais d’autres théâtres qui lui ressemblaient. Ce n’est pas un théâtre à l'italienne comme la Comédie-Française ou l'Odéon. C'est une sorte de grand rectangle avec un gradin, un toit qui fuyait, une grande promiscuité. Ce n’était pas un grand théâtre. Le public était très très proche de la scène. On était même sur la scène pratiquement pour certains.
"Toutes les classes sociales se mélangeaient dans une écoute pas très religieuse. On pouvait faire rentrer son cheval, aller pisser, draguer, envoyer des mots doux. Il y avait des bagarres pendant les représentations..."
Olivier Pyà franceinfo Culture
Tout ça est raconté par Lagrange dans son registre. Il y a donc cette effervescence, cette vie, et pour montrer ça, il n’y avait pas d'autre solution que de recréer le lieu. C'est ce que nous avons fait avec Pierre-André Weitz [le décorateur du film] et nous avons tourné en studio. Nous avions story-boardé extrêmement précisément le film, et puis nous avons répété trois semaines avant de tourner. Des répétitions avec caméra, pour les mouvements, dont certains étaient très virtuoses puisqu'on passe des sous-sols au 3e étage, qu'on passe à travers les planchers, qu'on saute d'une loge à l'autre, qu'on passe à travers les murs. Donc tout ça, ça a été très minutieusement répété avec les acteurs et avec la caméra avant de commencer à tourner.
Vous avez fait combien de plans ?
Vingt-cinq, je crois.
Vous avez aussi éclairé tout à la bougie, ça fait beaucoup de contraintes quand même, non ?
Oui, mais c'est irremplaçable, la lumière de la bougie. Pas simplement pour la couleur, qu'on peut toujours corriger après, à l'étalonnage.
"L’éclairage à la bougie, c'est mouvant, ça crée une ambiance sur le tournage qui est extraordinaire."
Olivier Pyà franceinfo Culture
Bien sûr, quand on repeignait les décors, on était éclairé à l'électricité, mais quand on disait "Action", on éteignait toutes les lampes et là, on rentrait dans un monde véritablement merveilleux. Ça a porté, je crois, les acteurs. On consommait un millier de bougies par jour à peu près. Donc la régie bougies, ça a été important ! Mais pour ce qui est des difficultés techniques, les caméras sont tellement sensibles aujourd'hui que quelquefois, on avait même trop de lumière.
Qu'est-ce que vous aimeriez que l’on retienne de votre Molière imaginaire ?
D'abord, que c'est un personnage infiniment plus complexe que ce qu’on nous a appris à l'école. Même si, heureusement, il y a l'école pour nous transmettre Molière. Mais il suffit de gratter pour trouver un autre homme. Un homme complexe, pas toujours sympathique d'ailleurs. C'est bien ce qui me plaît dans le personnage central d’un film. Il a un destin, un destin unique.
"Molière est le premier personnage connu, célèbre de son temps, qui n'est pas un prince ni une princesse. Et Molière a été utilisé par la Révolution française, qui a créé le mythe parce qu'il vient du peuple. Donc, il crée la France. C'est incroyable."
Olivier Pyà franceinfo Culture
C'est un homme qui lutte, c'est un homme de théâtre. Il n’est peut-être pas un très grand écrivain quand il commence, c'est juste un homme de théâtre, qui veut faire du théâtre, et dont la passion est dévorante. La passion de la troupe, la passion de la scène et il ne sait pas, mais il va nous inventer un destin à tous. Donc, revenir à cet homme-là, qui est à l'origine de notre langue, c'est aussi une interrogation sur soi, sur ce que ça signifie d'être français ou ne pas l'être, ou ne pas se sentir français.
C'est donc un peu politique quand même, votre film ?
Oui, mais on ne peut pas toucher à Molière sans qu'il y ait un versant politique, forcément. J'avais envie de faire un film dans lequel il n’y aurait pas de sujet de société, mais que des grands sujets universels : la mort, l'amour, l'art, la postérité, le rapport au politique. Mais pas de sujet de société, pour qu’on ne puisse pas récupérer le film sur un versant sociétal. C’est aussi ce qui en fait un film un peu atypique.
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