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Tod Browning, l'ange du bizarre à la Cinémathèque française

Oublié de l’histoire du cinéma pendant des lustres, déterré par Jean Boullet et Jean-Claude Romer en 1962, figure de proue d’un cinéma différent dès les années 1920-30, Tod Browning se voit consacrer une rétrospective à la Cinémathèque française jusqu’au 4 mars. Cerise sur le gâteau : un ciné-concert exceptionnel lundi 19 mars dédié au "Club des 3" (1925), un de ses films majeurs.
Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
1re de couverture de "Dark Carnival  - Tod Browning" de David J. Skal et Elias Savada (Anchors Books)
 (Collection Jacky Bornet)

Tod Browning est un des cinéastes les plus atypiques de l’histoire du cinéma, par sa biographie, ses films et son influence sur le 7e art. Ce sont Jean Boullet, journaliste critique de cinéma à feu le quotidien Combat (entre-autres), et à Jean-Claude Romer (historien du cinéma) que nous devons la reconnaissance de Tod Browning. D’abord en France, puis dans le monde. Cette (re)découverte prit forme dans le numéro 24/25 de la mythique revue "Bizarre" du 3e trimestre 1962, consacrée à "L’Epouvante", conçu dans le cadre de la réhabilitation du cinéma fantastique dans l’histoire du 7e art, entreprise par Jean Boullet dès la fin des années 50. Une véritable croisade.

"Bizarre" no24/25 : "L'Epouvante" 3e Trim 1962
 (Collection Jacky Bornet)

L’Age d’or du fantastique américain

Tod Browning est resté longtemps ignoré en raison de son adaptation de "Dracula" en 1931 dont la seconde partie était (et reste) empâtée de lourdeurs théâtrales. Mais c’était passer à côté de la première partie du film, époustouflante, qui devait poser les canons de l’âge d’or du cinéma fantastique américain. Il perdurera jusqu’aux années 40 et bien après, par son influence sur la veine gothique du genre. Notamment grâce au grand directeur de la photographie Karl Freund qui collabora dans les années 20 avec Murnau ("le Dernier des hommes") ou Fritz Lang ("Métropolis). Browning y révélait du même coup Bela Lugosi, future star de l’épouvante dans le rôle-titre, qu’il interpréta sur scène sans fin avant et après le film.
"Dracula" sauva les studios Universal de la banqueroute, alors que l’usine à rêve était dans la tourmente suite au crack de Wall Street de 1929. Il sauva de la ruine également la veuve de Bram Stoker (auteur du livre), détentrice des droits du roman, alors qu’il venait de tomber dans le domaine public. Fait rarissime, Hollywood lui versa une somme rondelette, tant le film fut un succès, en tête du box-office en 1931. Il devait entraîner immédiatement la sortie la même année du "Frankenstein" de James Whale, avec Boris Karloff, qui formera avec Lugosi le duo phare de l’épouvante, pendant des années. Les autres studios ont aussitôt surfé sur la vague ("King Kong", "Dr. Jekyll et Mr. Hyde", "White Zombie"…).

Circus

Mais si l’Universal a confié ce polémique autant que mythique "Dracula" à Browning, ce n’était pas par hasard. Le cinéaste est en 1931 à l’apogée de sa gloire. Il a nombre de films à succès à son actif, dont "Le Club des 3" (1925), objet du ciné-concert de la Cinémathèque lundi.
Comédie policière, le film s’avère le prototype du thriller, genre jusqu’alors inexistant à Hollywood. Histoire d’un étrange trio d’arnaqueurs formé par un nain, un ventriloque et un géant, "Le Club des 3" est emblématique de Browning qui mit souvent en scène des personnages sortis du cirque Barnum, ou prenant pour cadre le cirque.
Et pour cause. La légende veut que le jeune Tod Browning (1880-1962) fît une fugue à l’âge de 13 ans pour rejoindre un cirque. Il sera régisseur, trapéziste, magicien, clown…pratiquant tous les métiers de la piste. Ce qui lui laissera une trace indélébile. Pour preuve, ses films prennent pour beaucoup ce cadre.

Ainsi "Freaks – La Monstrueuse parade" participe de la deuxième reconnaissance de Tod Browning, grâce à la programmation d’un cycle consacré au cinéaste à la fin des années 70 par Patrick Brion dans son Cinéma de Minuit sur France 3. Cette diffusion fait (re)découvrir le film, lui offrant une grande exposition, par la suite reprise dans les salles de cinéma sans discontinuité depuis.
"La Monstrueuse parade" était interprété par des "freaks" (monstres de foire) du cirque Barnum, ce qui lui valut les pires critiques à l’époque (1932), sous les prétextes de voyeurisme, d’exposition de la pire misère humaine à l’écran. Alors que ces personnes revendiquaient ainsi leur indépendance financière et de liberté que la société leur refusait. Le cas est similaire avec John Merrick, rendu célèbre dans "Elephant Man" de David Lynch, qui rédigea une lettre de son vivant allant dans ce sens. "Freaks", marqua la fin de Tod Browning comme cinéaste à succès, tant la réception du film fut désastreuse. C'est aujourd'hui son film le plus célèbre et reconnu. Il ne réalisera que quatre long métrages après, sans grande reconnaissance, et raccrochera les gants en 1939, jusqu’à sa mort d’un cancer du Larynx dans sa villa de Malibu en 1962.

Scénario "démentiel"

Autre film de cirque, essentiel, qu’à ressuscité Patrick Brion : "L’inconnu", avec l’acteur fétiche de Browning, Lon Chaney. Immense comédien, star de l’époque muette, inventeur du maquillage spécial dans "Notre Dame de Paris" (Wallace Worsley ; 1924) ou "Le Fantôme de l’Opéra" (Rupert Julian, 1925). Il parvenait tant à se métamorphoser sous des masques qu’il inventait que l’on disait "N’écrasez-pas ce cafard, ce pourrait être Lon Chaney ! ".
"L’inconnu" repose sur un scénario "démentiel", comme dirait Jean Boullet. Celui d’un lanceur de couteau avec ses pieds, Alonzo, amoureux de sa partenaire (Joan Crawford),  phobique à tout contact physique avec  les hommes. Pour la conquérir, mais aussi pour se dissimuler de la police, il se fait amputer des deux membres supérieurs. Mais guérie, elle tombe amoureuse de Malabar, l’Hercule de la troupe. La scène finale est hallucinante, quand dans un numéro, Alonzo tente d’écarteler son rival, dont les bras sont étirés par deux chevaux lancés au galop sur un tapis roulant…
Tod Browning est au summum de son art dans ce film unique, infaisable aujourd’hui, même, et surtout pas, sous la forme d’un remake. Lon Chaney y est incroyable dans sa prestation passionnelle et machiavélique, en donnant tout à l’objet de son amour frustré… Attiré par le fantastique et le mystère, inventeur du thriller américain, Tod Browning est passé maître dans le mélodrame, genre qui prévaut dans tout le cinéma muet depuis les années 10. C’est d’ailleurs une femme qui en est l’inventrice. La première réalisatrice et productrice, Alice Guy, très en avance sur son temps, que la France ignore comme elle sait si bien le faire… Mais c’est une autre histoire.

Le mélodrame est la marque de fabrique, non seulement de Browning mais de tout le cinéma de son époque, le muet. Ses contemporains n’y réchappaient pas, de Murnau à Lang, en passant par Chaplin, Borzage ou Griffith, pour lequel Browning fut assistant sur "Naissance d’une nation" (1920), à l’aube de sa carrière. Le genre donna nombre de chefs-d’œuvre : "L’Aurore", "City Girl" ou "Les Lumières de la ville", son chant du cygne, et du cinéma muet.

Le tandem Chaney/Browning

Tod Browning a réalisé une dizaine de films avec comme vedette Lon Chaney, de 1925 ("Le Club des 3") à 1929 ("Loin vers l'Est "). Quand on lui offrit de réaliser "Dracula" en 1930, c’est naturellement vers lui qu’il se tourne pour le rôle-titre. Chaney accepte mais meurt dans la foulée d’une hémorragie à la gorge, suite à un cancer des bronches.
Tod Browning (1880-1962)
 (Collection Christophel / RnB / Collection ChristopheL)
Browning était très proche de Chaney. Leur collaboration allait au-delà de la profession, relevait de l’amitié, parfois pour le pire. Des frasques hollywoodiennes, comme un accident de la route qui fit scandale après le succès du "Club des 3", et dont Browning ne se remit jamais, mettant en péril sa carrière. Les deux hommes s’appréciaient par une passion commune pour leur art, l’un acteur, l’autre metteur en scène. Leur alchimie, à l’écran est une des grandes réussites du Hollywood des années 20.
Lon Chaney (1883-1930) dans "L'inconnuLon Chaney (1883-1930) de Tod Browning
 (Archives du 7eme Art / Photo12)
S’il ne fallait retenir qu’un titre de cette période, cela serait assurément "Black Bird" ("L’Oiseau noir", 1926). L’histoire d’un faux prédicateur qui simule être privé des deux jambes, en fait un escroc criminel, caché dans une pension de famille. Chaney y est au sommet de son art et a souffert le martyre pour cacher ses membres inférieurs. C’est lui qui a inventé ce "maquillage spécial", dont il dévoile le secret à l’écran lors d’une scène inoubliable, où il démontre à la fois le subterfuge au cœur du scénario, mais aussi de la mise en en scène et du jeu d’acteur.
Si ses autres films avec Browning restent dans les mémoires ("A l’Ouest de Zanzibar", "La Route de Mandalay"), "London After Midnight" (1927) demeure un grand vide. Ce film est porté disparu mais il en reste le générique et quelques minutes.Il en existe curieusement l’exhaustivité photographique plan par plan, éditée sous la forme d’un "scrap-book". Ce qui prête à penser qu’une copie existe quelque part….

Mystères

Autre curiosité, Browning réalisa un remake de "London After Midnight" en 1935, "La Marque du vampire". Le film, l’un de ses derniers et plus célèbres, demeure un mystère, à l’image de l’homme. L’histoire repose sur la mise en scène montée par un enquêteur (Lionel Barrymore), faisant appel à des comédiens pour faire croire à un meurtre vamprique, afin de débusquer le vrai coupable. L’histoire des plus rocambolesques ne fonctionne pas, tant les incohérences scénaristiques sont nombreuses. Ce qui n’empêche pas "La Marque du vampire" d’être visuellement somptueux.
Pour le rôle du vampire, Browning fait de nouveau appel à Bela Lugosi qui recouvre une défroque à la Dracula, dirigé quatre ans auparavant par lui-même. Mais il se fait voler la vedette par Elizabeth Allan, sans doute la plus troublante femme vampire à l’écran, aux échos lesbiens, scandale à l'époque. L’actrice était une starlette qui a décroché le rôle en revendiquant être la plus grande fan de Lugosi. Elle demeure inoubliable, sculptée dans le plus beau suaire de l’histoire du cinéma, dessiné par Adrian, le costumier de Greta Garbo. Incohérent comme un poème surréaliste, fascinant de beauté gothique, "La Marque du vampire" reste un sommet du genre.
Enfin dernière curiosité, l’avant dernier film de Tod Browning, "Les Poupées du diable" (1936). Lionel Barrymore y est un évadé qui, sous les traits d’une vieille femme, met au point une invention permettant de rapetisser les personnes afin de perpétrer ses vols.

Drôle d’histoire encore, où Tod Browning parle toujours de différence, ici d’un travesti, pour aboutir au final, à révéler l’innocence de l’accusé. Formidable pirouette, à l’image de l’homme, de l’artiste, du circassien, illusionniste jusqu’au bout des ongles, dans la lignée d'un Robertson, d'un Robert Houdin et d'un Méliès. Le titre de son dernier film ? "Miracles for Sale" ("Miracles à vendre", 1939), cela ne s’invente pas.

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