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Vous pensez avoir tout compris à la matrice ? Pour la sortie de "Matrix Resurrections", on vous explique que c'est (encore) plus compliqué que ça

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Le personnage de Neo, incarné par Keanu Reeves (à gauche) affronte l'agent Smith, joué par Hugo Weaving, dans le film "Matrix" de Lana et Lilly Wachowski, sorti en 1999. (RONALD SIEMONEIT / SYGMA)

A l'aide d'experts de la trilogie et des maigres indices laissés par les réalisatrices, on vous explique pourquoi vous vous êtes peut-être fait avoir depuis le début, alors que le film "Matrix Resurrections" sort, ce mercredi. 


AVERTISSEMENT : Cet article dévoile des éléments clés de l'intrigue des trois premiers films de la saga
Matrix. Si vous avez l'intention de voir Matrix Resurrections, le quatrième volet qui sort en salles mercredi 22 décembre, nous ne saurions trop vous conseiller de visionner les précédents – et ensuite de lire cet article pour remettre les pièces du puzzle dans le bon ordre.



Le monde se divise en deux catégories : ceux qui pensent avoir compris la trilogie Matrix et ceux qui l'ont vraiment comprise. L'auteur de ces lignes a longtemps cru appartenir à la deuxième catégorie, avant de tomber de haut, une vingtaine d'années après avoir vu le premier volet dans une salle nordiste bondée pour la Fête du cinéma 1999. La sortie du quatrième volet, mercredi 22 décembre, est l'occasion parfaite de vous partager l'avancée de la recherche en "matrixologie".

"Induire le spectateur en erreur faisait partie du projet", sourit Julien Pavageau. Le cofondateur de la chaîne YouTube cinéphile Monsieur Bobine est aussi l'auteur du livre L'œuvre des Wachowski, la matrice d'un art social. Si comme la version 1999 de l'auteur de cet article, vous aviez compris que Matrix racontait le destin de Neo, programmeur informatique baptisé Thomas Anderson dans ce qu'il croyait être la vraie vie, qui découvre grâce à Morpheus et Trinity qu'en réalité les humains sont exploités dans des couveuses par des machines qui les endorment avec une simulation virtuelle, vous êtes totalement passés à côté du film. Si, si. "Pourtant, les sœurs Wachowski ont agité tous les indices sous le nez du spectateur", sourit Sofiane Aït-Kaci, animateur du podcast La Saga et fan de Matrix de la première heure, au point d'avoir géré un forum sur le sujet pendant de longues années. On va creuser ensemble ce qui se cache entre les lignes de code omniprésentes dans les films.

Prenez la (mémorable) scène d'ouverture. Trinity se retrouve cernée par une escouade d'agents de police au sommet d'un immeuble (à partir de 1'30 sur la vidéo). "C'est la scène la plus représentative du film, décrit Julien Pavageau. On ne se pose aucune question, on ne sait rien du film, on ne sait pas qui est Trinity. Et pourtant, en deux secondes, on s'identifie à elle alors que ça n'est pas logique, c'est elle la méchante." Les Wachowski usent de quelques astuces : Trinity exprime des émotions, transpire, a la voix qui tremble, quand ses antagonistes, notamment le monolithique agent Smith, n'en dégagent aucune. Tous les ingrédients du malentendu fondateur de Matrix sont présents. "Tout ça oblitère la lecture rationnelle de la scène", appuie Julien Pavageau.

Le spectateur au pays des merveilles

La première scène où apparaît le personnage joué par Keanu Reeves – visible dans la vidéo ci-dessus – s'accompagne de références appuyées à Lewis Carroll, l'auteur d'Alice au pays des merveilles (le lapin blanc) et à Jean Baudrillard. Notre programmeur cache ses minidisques interlopes dans un exemplaire de Simulacres et simulation, l'œuvre fondatrice du philosophe français qui, à gros traits, explique qu'on ne vit plus dans le réel car les symboles ont remplacé notre perception du réel. Lors d'une conférence, le critique de cinéma Rafik Djoumi a résumé le piège dans lequel est tombé 90% du public : "Toi spectateur, et surtout le monsieur du fond qui se croit malin parce qu'il a lu Baudrillard et Carroll, dans le film qu'on présente, tu vas confondre le simulacre et la simulation", insiste l'auteur d'une thèse de 150 pages sur Matrix rééditée sous la forme d'un hors-série du magazine Rockyrama. "Tu vas te construire un univers entièrement cohérent à partir d'une proposition absurde, quand bien même on te répétera constamment que tu te trouves sous la logique d'une dictature binaire", poursuit-il.

Arrive la fameuse scène du choix entre la pilule bleue et la pilule rouge. "Morpheus explique textuellement à Neo le contraire de ce que tout le monde a compris", s'amuse Julien Pavageau. "Choisis la pilule bleue et tout s'arrête. Après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux", explique Morpheus quand il tend ses deux mains à Neo. "Choisis la pilule rouge, tu restes au pays des merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre." Néo prend bien sûr la pilule rouge et croit alors basculer hors de la fiction. Croit, seulement. "Le spectateur s'enfonce alors dans le terrier du lapin blanc" qui guide Alice dans le fantasmé pays des merveilles du roman de Lewis Carroll, appuie Julien Pavageau. Pour "penser ce qu'il veut", il fallait prendre la pilule bleue. Conserver son libre arbitre, mais rester dans la matrice. Peut-être un meilleur choix que celui qui l'a conduit à se faire manipuler de à A à Z par Morpheus et à boire ses paroles pendant la première heure du film.

Toujours convaincu d'avoir tout saisi ? On enchaîne avec la fameuse scène où Morpheus embarque Neo dans le programme d'entraînement, figuré par un décor intégralement blanc. Les deux hommes s'installent dans des fauteuils en cuir devant un antique poste de télévision qui diffuse une représentation du monde réel. On y voit des gratte-ciel en ruine, un ciel noir d'encre, tout évoque la désolation. "Bienvenue dans le désert du réel", lance Morpheus, qui cite Baudrillard dans le texte. Et vous prenez pour argent comptant tout ce que vous explique l'homme aux lunettes noires, alors qu'il s'agit d'une vidéo diffusée dans un programme : une représentation dans la représentation. Matrix "opère exactement comme un simulacre, les signes et les conventions auquel il a recours pour nous révéler une vérité ('Neo découvre le monde réel') sont les outils mêmes qui nous interdisent de comprendre la vérité de l'œuvre ('le monde réel n'existe pas')", écrit Rafik Djoumi dans sa thèse.

Le chiffon rouge de la femme en rouge

Quelques minutes plus tard, Morpheus emmène Neo se balader dans la matrice. Du moins le croit-il. Le professeur continue de monologuer devant son élève, un peu étourdi par la masse d'informations, tout comme le spectateur d'ailleurs. Au détour d'une rue, le regard de Neo est attiré par la femme en robe rouge. "Hé, tu écoutes ce que je te dis ?" tance Morpheus. Manifestement non – la musique devenue culte de Rob Dougan n'aide pas – et c'est dommage. Sinon, vous auriez remarqué que les rebelles ont réussi à recréer intégralement la matrice avec une réalité bluffante, y compris l'agent Smith, le programme du système chargé de les éliminer. Qui nous dit ensuite que toute l'histoire qu'on nous raconte ne se passe pas dans un programme du même genre ? La vérité est ailleurs, serinaient Fox Mulder et Dana Scully dans une série populaire de ces années-là. Il y en a un qui avait tout perçu, d'ailleurs. Jean Baudrillard en personne, dans une interview au Nouvel Obs en 2003 : "Matrix, c'est un peu le film sur la Matrice qu'aurait pu fabriquer la Matrice." Bingo !

"Les Wachowski aiment beaucoup jouer avec le spectateur et questionnent la notion de gentil et de méchant, assène Julien Pavageau. Vous êtes vous demandé qui étaient les méchants dans Matrix ?" Ce n'est jamais formulé explicitement. Certains fans ont même échafaudé des théories selon lesquelles l'agent Smith serait le véritable héros du film. "Et quand on y réfléchit, les agents ne font pratiquement aucune victime collatérale dans les films, contrairement aux héros."

Ajoutez-y un hiatus de quatre ans entre le premier et le deuxième film, qui a scellé pour beaucoup la vision initiale de l'histoire et vous comprendrez la violence du rejet du deuxième volet par une partie des fans. Dans le premier script, réécrit une demi-douzaine de fois, le schéma théorisé par Joseph Campbell dans son livre Le Héros au mille et un visages est appliqué à la lettre. Grosso modo, Campbell défend la thèse qu'il n'y a qu'un seul type de héros, dans les religions et la mythologie. Jésus, Luke Skywalker et Neo, même combat. Le grand public a la sensation que le cheminement de Neo est donc terminé à la fin du premier volet…

C'est le moment de citer Morpheus : "Je n'ai pas dit que ce serait facile Neo, j'ai dit que ce serait la vérité." Dans le second opus, Matrix Reloaded, les réalisatrices s'emploient à déconstruire tout ce qu'on pensait avoir compris du premier. Un exemple parmi cent : on y découvre que les baisers entre personnages sont en fait des échanges d'information. Rétrospectivement, celui que donne Trinity à Neo à la fin du premier film, alors que le héros se trouve en état de mort clinique dans la matrice, n'est autre que le téléchargement de la ligne de code pour devenir l'élu, revenir à la vie et dérouiller l'agent Smith. Neo ne serait-il qu'un programme alors que Smith a qualifié Morpheus de "virus" lors de son interrogatoire ?

Un "happening artistique" dans un film d'action

A la fin des trois épisodes, difficile d'avoir la moindre certitude sur la nature de Neo, ni sur ce qu'il s'est exactement passé lors de la bataille finale de Matrix Revolutions. Sur le DVD de Matrix Reloaded, Harold Perrineau (qui joue le rôle de Link) évoque même "400 niveaux de lecture" qui n'empiètent pas les uns sur les autres. Ne cherchez pas trop de clés de la part des réalisatrices : "Elles sont dans la même démarche que David Lynch, qui répond systématiquement 'non' quand on évoque avec lui une théorie sur ses films, souligne Sofiane Aït-Kaci. Leur réponse, c'est que tout est dans le film, à vous de voir ce que vous voulez."

Le seul indice se trouverait dans le code jaune qui engloutit Néo à la fin du troisième volet. Si on y voit des symboles bouddhistes en le regardant image par image, c'est un peu court pour s'écrier "Eurêka" tel Archimède plongé dans une baignoire de lignes de code…

Les personnages de la saga Matrix, Trinity (Carrie-Ann Moss), Morpheus (Laurence Fishburne) et Neo (Keanu Reeves) dans le deuxième volet, "Matrix Reloaded", sorti en mai 2003. (SUNNY MOK / EYEPRESS)

Qu'ont voulu alors vraiment faire les Wachowski ? "Matrix Revolutions demande à son public une participation", avance Lana dans une rare interview à l'émission "DP/30: The Oral History Of Hollywood". L'intention était "dès le départ, de tenter une expérience : pouvons-nous continuer à changer la façon avec laquelle le public fait l'expérience d'un film d'action ? Les films sont une matrice. Vous rentrez à l'intérieur : ils sont immersifs et vous enveloppent comme un cocon. Ils vous disent quoi voir, quoi penser, quoi ressentir. Pour nous, c'était problématique."

Leur démarche dépasse le cadre du cinéma. "C'est le premier vrai film interactif, avance Julien Pavageau. Ce qu'on appelle le gameplay émergent dans le monde des jeux vidéo. Elles l'ont fait avec dix ans d'avance. C'est quand la création échappe au concepteur du jeu, par exemple, via un bug exploité par les joueurs pour tricher ou jouer de manière différente." Rafik Djoumi, lui parle même d'un "happening artistique". "Le plus gigantesque jamais tenté."

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