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L'œuvre poétique de Taysir Batniji, un artiste palestinien qui évoque l'exil, la quête d'identité, la disparition, au MAC/VAL à Vitry-sur-Seine

Photographies mais aussi vidéos, installations, peintures, le MAC/VAL à Vitry-sur-Seine présente toutes les facettes de l'œuvre poétique de l'artiste franco-palestinien Taysir Batniji, qui raconte l'exil, la quête d'identité, la disparition, l'impermanence.

Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Taysir Batniji, "sans titre", 1998 (actualisation 2021). Valise, sable. Vue de l’exposition "Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse", MAC VAL 2021.  (Photo © Aurélien Mole. © Adagp, Paris 2021.)

Une oeuvre ancrée dans le réel mais qui le transcende avec poésie, tendant à l'universel, celle de Taysir Batniji, né à Gaza et vivant à Paris, est présentée au MAC/VAL à Vitry-sur-Seine. L'exposition, prête depuis deux mois, ouvre enfin ses portes (du 19 mai au 9 janvier 2022).

Dans le hall du MAC/VAL, des photos couvrent le mur qui mène vers l'exposition. Un "journal intime" comme Taysir Batniji en a fait à Gaza. Mais celui-ci a été réalisé ailleurs, à Paris où vit l'artiste. Des photos de sa femme et de ses enfants. Un portrait de lui avec sa mère posé sur un meuble. Des trousseaux de clés qui symbolisent l'exil des Palestiniens, comme ceux emportés par les réfugiés de 1948 quand ils ont dû quitter leurs maisons. Un puzzle qui symbolise le morcellement, souligne Julien Blanpied, co-commissaire de l'exposition. Et puis des portes verrouillées qui évoquent l'enfermement. L'enfermement "à l'extérieur".

Pourtant cette exposition n'est pas une exposition de photographie. S'il est plus connu pour son travail de photographe, Taysir Batniji était peintre au départ et il aborde une quantité d'autres médiums : l'installation, la vidéo, la peinture, la sculpture. Le MAC/VAL lui offre sa première rétrospective muséale de 25 ans de travail, une quarantaine d'oeuvres de 1997 à 2021, qui révèle tous ces aspects d'une œuvre poétique et puissante.

Taysir Batniji, sans titre, 2001 – 2014. Série de 177 portraits, sérigraphie sur Dibond. Courtesy Sfeir-Semler gallery, Beirut/Hamburg. Vue de l’exposition "Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse", MAC VAL 2021.  (Photo © Aurélien Mole. © Adagp, Paris 2021.)

Nationalité "undefined"

Taysir Batniji est né à Gaza en 1966, quelques mois avant la guerre des Six-Jours. Il y est resté jusque dans les années 1990, et a étudié à l'école des Beaux-Arts de Naplouse, en Cisjordanie. Quand il a pu voyager, après les accords d'Oslo, il est allé à Naples en 1993, puis à l'école de Bourges en 1994, avant de s'installer à Paris. Depuis 2012, il n'a pas pu rentrer chez lui. Il est très difficile d'entrer ou sortir de Gaza et il n'a pas pu se rendre aux obsèques de sa mère en 2017.

Si son travail est ancré dans son expérience et dans la réalité des Palestiniens, c'est à une dimension bien plus large et universelle qu'il aspire. Sur des sujets comme l'enfermement, l'inachevé, l'évanescence, le memento mori, l'impermanence des situations, le mouvement, l'exil et l'entre-deux. "Je crois que mon travail s'adresse à tous, sans distinction", dit-il dans un entretien publié dans le catalogue de l'exposition.

L'exposition s'ouvre sur son travail le plus documentaire, ID Project (1993-2020), un ensemble de fac-similés de papiers d'identité qui racontent le parcours administratif de l'artiste, depuis Gaza jusqu'à l'obtention de la nationalité française en 2012. En commençant par le document de voyage délivré par les autorités israéliennes. Sa nationalité est "undefined" (indéfinie), y est-il inscrit. Il a aussi un passeport délivré par l'Etat palestinien, l'Etat d'un pays qui n'existe pas. "Il ne m'est pas possible d'indiquer Palestine comme pays de naissance, cette dénomination n'étant plus utilisée pour les événements survenus à partir du 13 mai 1848", lui écrit un agent de l'administration quand il demande la nationalité française. Comment construire son identité avec une nationalité indéterminée, c'est la question que pose cette œuvre. Undefined, c'est aussi le titre d'un autoportrait qui s'efface (1997).

Taysir Batniji, "Watchtowers", 2008.  Courtesy Sfeir-Semler gallery, Beirut/Hamburg. Vue de l’exposition "Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse", MAC VAL 2021.  (Photo © Aurélien Mole. © Adagp, Paris 2021.)

La photographie, un médium qui touche la réalité

Taysir Batniji a donc commencé comme peintre. Mais "à Gaza et à Naplouse, il n'y avait pas de références très actuelles sur ce qui se passe sur la scène mondiale de l'art contemporain. On était limités à une vision de l'art très académique", nous raconte-t-il. C'est à Bourges qu'il a découvert l'art contemporain et qu'il s'est dirigé vers une pratique pluridisciplinaire et conceptuelle, où la peinture était "un médium comme les autres". Il a réutilisé des toiles de ses débuts, les a roulées et a inscrit dessus Inflammable, pour évoquer la puissance subversive de l'art.


A la fin des années 1990, il commence à s'intéresser à la photographie. "J'étais tout le temps en déplacement, je n'avais pas d'atelier, un lieu propre pour travailler. La photo s'est révélée très pratique. Et puis la photographie me permettait d'être proche du réel. Et j'avais besoin dans mon travail de toucher la réalité. Mais je n'ai pas la démarche d'un photographe au sens traditionnel du terme", explique l'artiste.

Taysir Batniji, GH0809 #2, détail, 2010. Collection Fondation Louis Vuitton, Paris. Vue de l’exposition « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021.  (Photo © Aurélien Mole. © Adagp, Paris 2021.)

Le médium n'est pas l'important

Ce n'est pas forcément lui qui fait les photographies. Pour Watchtowers, une de ses premières séries, un clin d'oeil aux images de photographies de bâtiments industriels de l'illustre couple allemand Bernd et Hilla Becher, il a demandé à un ami de prendre les photos de miradors israéliens, images volées, parfois floues, cadrées rapidement, beaucoup moins figées et froides que celles des Becher. Pour GH08-09 (Gaza Houses 2008-2009), projet à l'humour grinçant, ce n'est pas lui non plus qui a fait les images. Pendant l'opération militaire israélienne "Plomb durci", qui a fait de nombreux morts palestiniens, quantité de maisons ont été détruites. L'artiste présente une vingtaine d'images de maisons bombardées à la façon d'une annonce immobilière, avec un texte décrivant le logement tel qu'il était auparavant.

"Les photos des annonces immobilières, j'étais dans l'impossibilité de les faire moi-même. Mais l'important c'était d'avoir les photos, peu importe qui les avait faites", dit-il.

La photographie et son support ou le médium en général, n'est pas l'important. Taysir Batniji dit qu'il n'est pas dans la sacralisation du médium. L'important, "c'est ce qu'il me permet de faire". Il travaille aussi à partir de photographies existantes. Quand son frère a été tué sous ses yeux par un sniper israélien, il a utilisé son album de mariage, réalisant des images gravées presque indécelables sur du papier blanc. Il a aussi travaillé à partir des photos des "martyrs", les femmes, les hommes et les enfants tués par l'armée au début de la seconde Intifada, placardées sur les murs de Gaza. Il en a tiré des images évanescentes, et un grand tableau dans les noirs et les gris, où les visages apparaissent et disparaissent à mesure qu'on se déplace.

Taysir Batniji, Hannoun, 1972 – 2009 (actualisation 2021). Performance/installation. Vue de l’exposition « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », MAC VAL 2021. (Photo © Aurélien Mole. © Adagp, Paris 2021.)

Un travail à l'aune du corps de l'artiste

Le sable est un motif récurrent. "Le sable est à l'origine de tout et tout finit en sable", souligne Julien Blanpied. Comme celui d'Israël et celui de la Palestine, ces "deux petits lopins de terre", et aussi celui de tout le Moyen-Orient. Le sable qu'évoque le jaune de Frontière (1998), une toile couverte d'acrylique coupée en deux par une ligne. Le sable transporté dans une valise (Sans titre, 1998), différente à chaque exposition. Ou figé dans un sablier posé à l'horizontale (Suspended Time, 2006). Dans la vidéo Voyage impossible (2002) enfin, où Taysir Batniji se met en scène déplaçant avec une pelle le sable d'un tas pour en alimenter un autre, comme dans un geste absurde, sisyphéen, qu'il effectue jusqu'à l'épuisement.

"Le travail de Taysir n'est pas du tout un travail monumental, une superproduction comme on peut en voir dans l'art contemporain. C'est quelque chose qui est toujours réalisé à l'aune de soi, de son corps, une façon de récupérer son existence, de prouver qu'il existe", commente Julien Blanpied.

Taysir Batniji, "No Condition Is Permanent", 2014 (actualisation 2021). Savons gravés, palette. Œuvre réalisée avec le soutien de L’Atelier Populaire.  Vue de l’exposition "Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse", MAC VAL 2021.  (Photo © Aurélien Mole. © Adagp, Paris 2021.)

"No Condition Is Permanent"

Comme dans cette installation, Hannoun, qui parle de l'atelier de Gaza, celui où il n'a pas pu retourner. Au fond d'une cellule ouverte, une grande photo de l'atelier. Au sol des copeaux de crayon, qui évoquent les coquelicots repoussant sur un champ de bataille. "J'ai passé quatre jours entiers à tailler des crayons. C'est un moment de recueillement, douloureux parfois : on a des ampoules, mal au bras, par moments on n'en voit pas la fin", nous raconte Taysir Batniji. La chute des copeaux doit être aléatoire et en même temps il ne faut pas faire des tas. Et on ne peut pas revenir en arrière vers le fond de l'espace. "Ça demande beaucoup de concentration."

Les copeaux, c'est aussi un souvenir d'enfance, où il n'en finissait pas de tailler un crayon pour repousser le moment où il faudrait recopier des lignes et des lignes pour apprendre ses leçons.

Pourtant, tout espoir n'est pas interdit, semble dire avec humour l'artiste, qui se filme, une caméra à bout de bras, tournant sur lui-même au son de I Will Survive de Gloria Gaynor (Me 2, 2003). Car "aucune condition n'est permanente", rien ne durera toujours, dit une installation en forme de tas de savons sur lesquels est inscrite cette phrase en arabe. Un tas amené à disparaître car chaque visiteur peut emporter un savon, destiné lui-même à être anéanti par l'eau (No Condition Is Permanent, 2014).

Taysir Batniji, "Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse"
MAC/VAL
Place de la Libération, 94400 Vitry-sur-Seine. Le nouveau tramway T9 vous dépose au pied du musée, depuis la porte de Choisy.

Du 19 mai 2021 au 9 janvier 2022.

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