Violences en cuisine : quand l'omerta règne devant les fourneaux
Francetv info a publié une série d’enquêtes sur les conditions de travail dans les grandes cuisines françaises. Un milieu où le silence est la règle, et ceux qui parlent sont des moutons noirs.
Au bout du fil, une voix jeune interpelle. "J'ai lu votre article sur Robuchon. Sachez qu'il se passe des choses ailleurs." Quelques jours après les révélations de francetv info portant sur des accusations de violences dans les cuisines de la Grande Maison, le nouvel établissement bordelais de Joël Robuchon, le téléphone s'est mis à sonner.
L'article a permis de mettre un coup de projecteur sur les conditions de travail dans certains établissements prestigieux. La méfiance frise parfois la paranoïa, mais les langues se délient. "J'ai hésité à vous parler parce que je croyais que vous étiez un détective embauché par mon patron", a ainsi confié à francetv info un employé d'un grand restaurant parisien.
Début mars, une deuxième enquête publiée par francetv info a fait état d'accusations de violences visant le Pavillon Ledoyen, le restaurant parisien de Yannick Alléno, qui a récemment décroché trois étoiles au guide Michelin. Deux ex-employés poursuivent le célèbre chef aux prud'hommes pour licenciement abusif. Ils l'accusent, ainsi que son second, de coups et de harcèlement.
La justice a, depuis, décidé de se pencher sur les conditions de travail dans les grands restaurants : dimanche 29 mars, la police bordelaise a ouvert une enquête après une plainte pour harcèlement déposée par un commis de la Grande Maison.
"J'avais peur des représailles"
Et les restaurants de Joel Robuchon et Yannick Alléno ne semblent pas être les seuls concernés. Emrick*, un ancien cuisinier d'un autre établissement étoilé parisien, décrit lui aussi un enfer : "J'ai été quotidiennement insulté et frappé par mes supérieurs." Il tient cinq mois avant de jeter son tablier. "Je n'ai pas osé porter plainte. J'avais peur des représailles", souffle-t-il.
Un milieu qui s'ouvre peu à peu sur la question
Mais la question de la violence n'a que rarement franchi les portes des cuisines. Le sujet est mis une première fois sur la table en novembre dernier, lors d'une conférence à Sciences-Po, à Paris. L'événement est organisé par deux médias spécialisés : Atabula et le Fooding.
Conférence #CookItCool : violences en cuisine, brisons l’omerta ce soir 19h15 à @sciencespo cc @atabula_info pic.twitter.com/L0xxRrxU4d
— Guide Fooding (@LeFooding) 17 Novembre 2014
"Avant de devenir journaliste, j'ai suivi des études d'hôtellerie et j'ai fait un stage dans un grand établissement français, raconte Alexandre Cammas, directeur du guide Fooding. J'ai été témoin de violences et si je n'avais pas été prompt à me baisser, j'aurais pris une casserole en cuivre en pleine tête." Après avoir découvert une affaire de violences dans le restaurant parisien le Pré Catelan, révélé par le site d'actualité culinaire Atabula, le journaliste décide "de tirer la sonnette d'alarme."
Pendant la conférence, les organisateurs diffusent des témoignages audio de victimes. Sexisme, harcèlement, violences : elles racontent leur calvaire, sous couvert d'anonymat.
Ceux qui témoignent le font souvent parce qu'ils ont définitivement abandonné la cuisine. Les autres préfèrent rester discrets, car la riposte des chefs peut être violente. Steeve*, un commis du Pavillon Ledoyen qui avait témoigné auprès de francetv info, en a fait les frais. "Mon nom a circulé dans le milieu, raconte-t-il. J'ai reçu un grand nombre d'insultes de la part de cuisiniers."
"On nous a mis la pétition sous le nez et on nous a demandé de signer"
Après la publication de notre enquête, Yannick Alléno a rassemblé ses troupes : 71 des 85 employés du Pavillon Ledoyen ont signé une pétition pour soutenir le charismatique chef.
All with Chef !!!!!!
Posted by In support of Chef Yannick Alleno on jeudi 12 mars 2015
Une pétition qui n'aurait cependant pas été lancée par les salariés, mais par la direction après une réunion de crise, selon les informations recueillies par francetv info. "On nous a mis la pétition sous le nez et on nous a demandé de signer, confie un employé du restaurant sous couvert d'anonymat. Refuser nous aurait mis dans une position très délicate."
"Une attaque médiatique particulièrement malveillante"
Difficile de se dresser contre les chefs au vu du corporatisme qui règne dans le milieu. Quelques jours après la publication de l'enquête de francetv info sur l'établissement bordelais de Joël Robuchon, le Collège culinaire de France, une instance réunissant plusieurs grands chefs, est venu lui apporter son aide.
Le communiqué du Collège culinaire de France, cité par le Point, est particulièrement acéré. La plainte déposée contre Robuchon est qualifiée de "diffamation aujourd'hui à la portée de l'humeur de n'importe quel mécontent". Et l'enquête de francetv info, "une attaque médiatique particulièrement malveillante" venant d'une "certaine presse peu professionnelle et avide de sensations fortes".
Sur le site du Point, le communiqué est signé par Alain Ducasse, coprésident de cette instance. L'hebdomadaire oublie toutefois de préciser que l'autre coprésident est Joël Robuchon.
Le Collège culinaire de France change de ton
Après la publication du deuxième volet de l'enquête sur le Pavillon Ledoyen, l'instance des chefs a mis de l'eau dans son vin. Elle a publié un nouveau communiqué, au ton radicalement différent.
Plus question pour les chefs de nier les faits en bloc. "Des comportements critiquables et condamnables ont existé ou peuvent exister encore de façon marginale dans certaines cuisines, concède le Collège culinaire de France. On ne saurait ignorer cette réalité."
"Alain Ducasse a commis une énorme erreur en prenant si vite la défense de chefs cités dans les médias, confie un critique gastronomique sous couvert d'anonymat. Il aurait dû s'en remettre à la justice. Surtout que dans le milieu, tout le monde sait qu'il peut y avoir des violences en cuisine. Et les journalistes culinaires sont les mieux informés."
"C'est un dossier trop lourd, trop costaud"
La plupart des journalistes spécialisés sont pourtant restés silencieux au cours de ce virulent débat. "C'est un dossier trop lourd, trop costaud. La violence en cuisine, quand elle s’exerce, est archaïque, séculaire, commente Alexandre Cammas. Les chefs, patrons, journalistes spécialisés, et parfois même le public, l'acceptent, en quelque sorte, parce ça fait partie des traditions."
Sans oublier que certains critiques préfèrent se taire et entretenir de bonnes relations avec la crème de la gastronomie française plutôt que risquer de perdre des sources d'informations essentielles.
"La vraie question est celle de la proximité avec son sujet, concède un autre journaliste gastronomique, sous couvert d'anonymat. Nous sommes constamment invités aux plus belles tables de France, à Paris, à Courchevel (Savoie), à Saint-Tropez (Var). Au bout d'un moment, des amitiés se créent."
Interrogé par francetv info, un employé d'un établissement parisien étoilé ne semble pas étonné. "C'est le jeu, affirme-t-il. Une fois, j'ai dû servir une bouteille de vin à 12 000 euros, gracieusement offerte par le chef à un journaliste."
Des chefs de plus en plus médiatiques
Dans ce contexte, difficile de cracher dans la soupe. Et gare à ceux qui jouent, malgré tout, les impertinents. Après avoir beaucoup écrit sur l'affaire Robuchon, Franck Pinay-Rabaroust, le rédacteur en chef du site Atabula, assure avoir constaté "un recul de certains annonceurs et partenaires". Mais les règles du jeu sont vouées à changer. La chape de plomb va céder. Dans les cuisines, les langues se délient désormais.
Depuis qu'ils sont devenus des stars du petit écran, les chefs sont passés des magazines de gastronomie, aux pages people des journaux. Naturellement, ils trouvent désormais leur place dans les rubriques enquête et justice. "Les chefs n'ont pas compris qu'en sortant des cuisines, ils allaient faire entrer les journalistes", conclut Franck Pinay-Rabaroust.
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