Culture : six questions sur le tableau "Fuck Abstraction !" de Miriam Cahn, dégradé au Palais de Tokyo
Une controverse qui s'est soldée par une large souillure. L'œuvre Fuck Abstraction ! de l'artiste Miriam Cahn, exposée au Palais de Tokyo, à Paris, a été dégradée dimanche 7 mai dans l'après-midi, comme l'a constaté franceinfo. Une partie du tableau, qui n'était pas protégé par une vitre, a été aspergée de peinture. Un homme, ancien élu du Front national (ex-Rassemblement national), a été placé en garde à vue pour "dégradation de bien culturel exposé" avant de ressortir libre mardi, a appris France Inter auprès du parquet de Paris. Le saccage du tableau intervient après plusieurs semaines de débats autour de l'accueil de cette œuvre d'art contemporain, réalisée pour dénoncer les atrocités de la guerre. Franceinfo vous résume les enjeux de cette controverse en six questions.
1 Que représente-t-il ?
Cette peinture, réalisée par l'artiste suisse Miriam Cahn, est présentée depuis le 17 février et jusqu'au 14 mai par le Palais de Tokyo dans le cadre de l'exposition "Ma pensée sérielle". Il s'agit de la première grande rétrospective consacrée au travail de l'artiste dans une institution française, précise le centre d'art contemporain. Parmi près de 200 œuvres affichées dans différentes salles du musée se trouve Fuck abstraction !, qui dénonce les atrocités de la guerre. On y voit un homme au corps large, sans visage, qui impose une fellation à une victime de corpulence fluette, à genoux, les mains liées dans le dos.
2 Pourquoi cette œuvre fait-elle polémique ?
La controverse porte sur l'interprétation même du tableau. La silhouette de la victime représentée, mince et de petite taille, a conduit plusieurs observateurs à y voir la représentation du viol d'un enfant, agressé par un adulte. Des associations de défense des droits de l'enfant et des représentants politiques ont alors déploré le "caractère pédopornographique" de l'œuvre. Une pétition en ligne a rapidement vu le jour. Elle a été lancée par un collectif nommé "Contre-Attack" et demande le décrochage du tableau, tout en regrettant un "glissement vers la démocratisation et l'acceptation de ce genre de pratiques". Elle a récolté plus de 14 000 signatures à ce jour.
La polémique a pris un tournant politique lorsque, le 21 mars, la députée RN Caroline Parmentier a interpellé la ministre de la Culture Rima Abdul Malak à l'Assemblée nationale pour réclamer, elle aussi, le décrochage de l'œuvre. "Ce tableau représente un enfant, à genoux, ligoté les mains dans le dos, forcé à une fellation par un adulte", avait-elle dénoncé dans l'Hémicycle. Dès le 17 mars, la parlementaire s'était également filmée devant l'œuvre avant de diffuser la vidéo sur Twitter. "Au nom de la protection de l'enfance, en tant que membre de la délégation aux droits des enfants, je demande à la ministre de la Culture qu'il soit décroché", insistait-elle alors.
Dans la foulée, le 21 mars, l'Observatoire de la liberté de création publiait un communiqué soutenant l'artiste et regrettant un débat "qui a traversé déjà deux siècles" et "qui a toujours conclu à la déconsidération des censeurs". Un collectif de vingt-six responsables de musées et d'institutions ont aussi publié une tribune dans Le Monde, le 8 avril, pour prendre le parti de la liberté des artistes. "Plutôt que d'avoir peur de choquer, nous devrions avoir peur de ne jamais choquer. Car, oui, l'art choque. Perturbe. Dénonce. Dérange. Questionne", écrivent-ils.
3 Quel est le sens de ce tableau ?
Miriam Cahn et le Palais de Tokyo assurent qu'aucun enfant n'est représenté. "Ce tableau traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre, comme crime contre l'humanité", a détaillé l'artiste dans un communiqué publié par le musée. "Le contraste entre les deux corps figure la puissance corporelle de l'oppresseur et la fragilité de l'opprimé agenouillé et amaigri par la guerre", précise-t-elle. Des explications également présentées sur un panneau, placé à côté de l'œuvre.
Toujours selon l'artiste et le musée, le tableau a été réalisé pendant la guerre en Ukraine et après la diffusion d'images du charnier de Boutcha. "Miriam Cahn réagit sur le vif à la violence de ces images qui ont circulé sur les réseaux sociaux et fait le tour du monde", peut-on lire lors de l'exposition.
Le 7 mars dernier, le Palais de Tokyo s'était dit "conscient" que la démarche artistique de l'artiste puisse "générer des malentendus" et annonçait renforcer son dispositif de médiation. Compte tenu du "caractère sensible de l'œuvre", un panneau d'avertissement est présent au début de l'exposition et les mineurs non accompagnés ne peuvent pas accéder à Fuck Abstraction !.
4 Qu'en dit la justice ?
Plusieurs associations de défense des droits de l'enfant, parmi lesquelles Juristes pour l'enfance, Enfance et partage, Face à l'inceste et Innocence en danger, ont saisi le tribunal administratif en référé, une procédure d'urgence pour exiger le décrochage du tableau. "Nous n'attaquons pas l'artiste sur sa liberté d'expression, mais le Palais de Tokyo exposant des mineurs à un contenu pédopornographique", justifiait l'association Face à l'inceste dans un communiqué.
Le 27 mars, le tribunal administratif de Paris a débouté ces associations, estimant que "l'œuvre ne saurait (...) être comprise en dehors de son contexte et du travail de l'artiste Miriam Cahn qui vise à dénoncer les horreurs de la guerre, ainsi que cela est rappelé dans le document de présentation de l'événement distribué au public", peut-on lire dans l'avis rendu par l'institution.
Une décision "qui ouvre la porte à toutes les dérives", selon les responsables de Face à l'inceste. L'association a fait appel devant le Conseil d'Etat. Le recours a été à son tour rejeté le 14 avril. Le juge a estimé que "l'accrochage du tableau 'Fuck abstraction !' au Palais de Tokyo (...) ne porte pas une atteinte grave et illégale à l'intérêt supérieur de l'enfant ou à la dignité de la personne humaine".
5 Quel est le lien avec le RN ?
Quelques heures après la dégradation du tableau, la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, s'est rendue sur place pour constater les dégâts. Auprès de franceinfo, elle a immédiatement dénoncé "l'instrumentalisation" de cette affaire par l'extrême droite, faisant référence à la prise de position de la députée Caroline Parmentier quelques semaines auparavant.
"S'il n'y avait pas eu cette énorme polémique à dessein du RN, on n'en serait pas là. On a vraiment le vrai visage du Rassemblement national."
Rima Abdul Malak, ministre de la Cultureauprès de franceinfo
Une mise en cause d'autant plus assumée que l'homme suspecté d'avoir dégradé le tableau est un ancien élu du Front national (l'ancien nom du parti d'extrême droite), a appris franceinfo de sources concordantes, confirmant une information du Monde. Il s'agit de Pierre Chassin, 80 ans, élu municipal FN aux Mureaux (Yvelines) et conseiller communautaire jusqu'en 2015.
Interrogée par Sud Radio mardi, Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale, a nié toute responsabilité dans ces dégradations. "Vous ne pouvez pas être tenu responsable d'un fait individuel de quelqu'un qui a été conseiller municipal il y a huit ans", a-t-elle assuré, ajoutant que l'auteur de la dégradation n'est plus membre du parti. "Il a eu tort de le faire", a-t-elle ajouté.
6 Que va devenir l'œuvre endommagée ?
Après cette dégradation, le Palais de Tokyo a annoncé mardi laisser le tableau tel qu'il est jusqu'à la fin de l'exposition le 14 mai. Le président du musée, Guillaume Désanges, s'est également expliqué quant à l'absence de vitre protectrice sur ce tableau malgré la polémique : "Nous avions décidé avec l'artiste qu'il n'y avait pas de protection physique particulière de l'œuvre", a-t-il affirmé lundi sur France Culture. "Il y a dans le travail de Miriam Cahn cette idée justement de la vulnérabilité de l'œuvre. Le Palais de Tokyo n'est pas une forteresse." Depuis son lancement le 17 février, l'exposition a attiré 80 000 visiteurs.
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